Dans notre vie quotidienne baignée d’informations souhaitées, picorées ou reçues par hasard, voir imposées, il émerge pour moi deux tendances contradictoires:
La volonté de ne pas mesurer, voire d’empêcher de mesurer ce qui concerne les individus dans leurs performances intellectuelles, leurs comportements collectifs ou individuels, …
La volonté de tout savoir, tout mesurer sur les revenus, la possession et l’utilisation de l’argent.
En somme, on assiste d’un côté à la montée d’une volonté d’ignorance sur les comportements individuels et de l’autre à la demande d’un accroissement de la transparence sur la circulation de l’argent qui n’est pourtant qu’une partie du fonctionnement de la société et qui résulte tout autant du comportement individuel des mêmes individus.
De plus, une expérience personnelle m’a alerté sur la difficulté de convaincre les personnes de mesurer un phénomène pour améliorer leurs résultats personnels. Animateur local d’une action visant à inciter les foyers rueillois à réduire leur consommation d’énergie par des astuces et des gestes simples dans un but écologique (réduction du CO² émis) et économique (réduction de 8 % en moyenne des dépenses), j’ai été surpris de la difficulté de recruter des personnes désirant s’impliquer dans une action nécessitant seulement quelques mesures et quelques actions régulières. Nous avons eu du mal à réunir 50 volontaires dans une ville de 80.000 habitants. Nous continuons.
C’est pourquoi, après nos nombreux débats au CD dans les domaines économiques et philosophiques, je vous propose d’enquêter sur ces tendances contradictoires en traitant le sujet:
Peut-on faire des progrès sans en mesurer les résultats (à partir d’un état des lieux)?
Quelques exemples de réductions des possibilités de mesure:
A l’école, on est passé de la notation méticuleuse sur 10 ou 20 des années 60, à des notations (s’agit-il toujours de notation ?) de moins en moins précises, finalement par grandes lettres ABCD ou peut-être même sans aucune échelle. Au-delà, qu’en est-il du QI et de la « mesure » de l’intelligence ?
Pour les nécessaires prestations sociales au sens large, des Assurances Sociales au RSA, CMU, … , toute tentative d’analyse ou de chasse aux abus est immédiatement caricaturée en chasse aux « Pauvres » . D’ailleurs, autant peut-on facilement cerner le revenu du salariat ou des placements d’un foyer, autant il n’est pas prévu de faire connaître y compris aux bénéficiaires (donc de mesurer) l’ensemble des prestations sociales reçues par un foyer.
Les statistiques basées sur des critères « raciaux » (origine ethnique ? … ) étant interdites en France, on ne peut connaître la situation qu’indirectement et donc difficilement évaluer l’effet des mesures de corrections prises (Quotas, … ) sauf pour la différence Femme/Homme qui reste encore affichée « naturellement ».
Au niveau du Pays, on conteste la mesure du PIB, simple outil statistique répétable, comparable entre pays et relativement précis de l’activité marchande qui intéresse tout le monde de l’Etat à la PME, pour proposer d’autres « outils » de « mesure » ?, « d’estimation » ?, « de pilotage » ?. Ainsi le coefficient de GINI d’inégalité des revenus (L’Allemagne est maintenant meilleure que nous) ou le Bonheur National Brut du Bouthan, pays qui enregistre très peu d’immigration.
A titre personnel, j’ai toujours de la peine à faire des reproches pour faire progresser quelqu’un (de mon point de vue !) sauf (et encore !) quand je peux les motiver précisément.
Pourquoi mesurer ?
En Sciences « dures », la compréhension des phénomènes naturels se confond avec leur mesure scientifique. Le progrès se confond donc avec la volonté et la possibilité de mesurer.
En « Sciences molles », l’observation des phénomènes de Société est plus difficile à la fois au niveau des analyses causales, et aussi pour mesurer l’effet d’une action de progrès. Dans l’action dite sociale ou éducative, on peut assez facilement mesurer la somme d’argent consacrée. Il est déjà plus difficile de mesurer si l’organisation de la dépense (en fait de l’action) est correcte, or c’est le principal pour l’efficacité finale. Enfin, pour mesurer l’efficacité de l’action, il faut déjà laisser un temps certain de mise en œuvre et définir dès le début des critères de mesure du progrès aussi clairs et indiscutables que possible. A la différence des Sciences Dures, ces critères associent des éléments facilement quantifiables et d’autres qui le sont moins, comme la satisfaction des individus. D’où cette difficulté naturelle.
Mon expérience personnelle d’ingénieur et de manageur m’a montré que pour bien analyser un problème industriel, donc de nature technico-économico-sociale et qui associe de multiples personnes souvent très différentes et inconnues, il faut essayer de mesurer tout ce qui est raisonnablement mesurable, quantifiable pour réduire le territoire de ce qui ne l’est pas et risque d’introduire plus d’alea. L’objectif est de prendre la décision la plus robuste, la plus durable possible. Au moment de cette décision, il faut veiller à ce que les aspects mesurés des problèmes n’occultent pas leur part irréductiblement non mesurable, car l’individu « normal », s’il n’y prend garde, a tendance à survaloriser le mesurable.
Pour moi : il faut donc aimer les chiffres (les mesures) mais ne pas en devenir l’esclave.
Ou bien : la mesure est un miroir de la réalité, miroir partiel et parfois même partial dont il faut se méfier.
Mais encore : il vaut mieux une mauvaise mesure en conscience que pas de mesure du tout !
Pourquoi ne pas mesurer ? Quels sont les risques de mesurer ?
J’entends des critiques différentes et souvent associées que je décris à ma façon.
La mesure stigmatise la personne observée. Par exemple, en notant les élèves, on va désigner les bons et les moins bons dans une matière, mais une matière ne fait pas tout d’une personne.
La mesure stigmatise la/les personnes observées et ne les aide pas à s’améliorer. Une connaissance précise des situations serait inutile par individu et par catégorie pour enclencher un processus de progrès. En mesurant, on enfoncerait les gens au lieu de les aider.
La mesure cristallise l’attention sur un seul (ou peu de) paramètre et conduit à des solutions trop simplistes qui ne traitent pas les vrais problèmes. Ceci supposerait donc des décideurs esclaves de leurs moyens de mesure ? ?
Quels sont les risques de ne pas mesurer ?
Pour moi les risques sont de ralentir, voire d’empêcher le progrès en empêchant d’analyser les problèmes complexes de Société, d’Economie ou d’Ecologie. Un débat ouvert sur ce qu’il conviendrait de mesurer est important pour la qualité de tout débat.
Ceci rend l’atteinte d’objectifs de progrès plus lente, incertaine, quelques fois impossible en empêchant de tenter de mesurer objectivement la situation.
Du coup les revendications floues, par exemple égalitaires, se perpétuent, assurant des fonds de commerce très lucratifs.
Conclusion :
Ne pas mesurer, n’est-ce pas le summum de la « Société de Consommation » : on consomme, on « réussit » sans effort ni responsabilité, sans devoir rendre de compte à personne, sans avoir à dire merci à la collectivité ou à quiconque ? A force de gratuité (mesure du coût occultée), n’allons-nous pas vers une « Société de Distribution » ?
Feriez-vous confiance à un docteur, un diététicien qui vous prescrirait un régime pour maigrir avec interdiction d’utiliser votre bascule pour suivre, pour guider vos progrès?
Peut-on imaginer une société sans bascule ?
Alors quand ? pour quoi ? pour quoi ne pas ? comment? … faut-il avoir l’audace d’essayer de mesurer ? Comment présenter et utiliser le résultat des mesures en matière individuelle et collective ?
Place au débat d’idées !
Jean-Pierre Vérollet