Interprète t-on à défaut de connaître ?

Quelques définitions incomplètes

Interpréter : les dictionnaires donnent de nombreuses définitions à ce verbe. La plus générale, que nous pourrons détailler plus loin et au cours du débat, est la suivante : donner un sens à quelque chose. Mais aussi : expliquer, imaginer, supposer, des synonymes qui sont plus appropriés dans certains cas.

Connaître : ce verbe présente aussi beaucoup de sens très variés et souvent anecdotiques. Nous nous limiterons ici à : avoir la connaissance de quelque chose, savoir ce qui est vrai, ces notions étant associées à un certain degré de certitude

 

Que peut-on interpréter ? (liste non limitative)

Interpréter un discours, un texte

Il y a le sens direct, littéral, véhiculé par le langage et le sens des mots, et il y a le sens caché éventuel, qui peut se réduire à une simple allusion qu'il faut comprendre, jusqu'à la traduction symbolique des termes employés, dont il faut avoir la clé, en passant par l'étude attentive et objective des textes (herméneutique). C'est ce qu'on appelle parfois «la lecture au second degré », et à l'autre extrémité les interprétations des livres sacrés (l'exégèse), le « décryptage » des textes occultes ou hermétiques (par exemple les prédictions de Nostradamus). Plus près de nous, Jacques Derrida a développé le concept et la pratique de la « déconstruction » du discours, qui s'efforce de chercher l'intégralité des sens possibles derrière une formulation donnée, la nature et la différence des mots employés étant pour lui plus importantes que leur signification.

Interpréter des signes, des gestes, des paroles

Dans nos relations quotidiennes, nous avons tous tendance à interpréter de manière subjective les discours de certaines personnes, surtout lorsqu'ils sont accompagnés de gestes, postures, tonalités qui peuvent conduire à en affecter le sens. Nous pouvons aussi avoir envers certaines personnes que nous connaissons un jugement déjà formé, voire des préjugés, qui font passer au second plan le contenu véhiculé par leurs paroles.

Expliquer un texte complexe pour le rendre compréhensible

Ceci concerne par exemple l'interprétation juridique des textes législatifs, l'interprétation des diagnostics médicaux, la vulgarisation scientifique, le commentaire de textes littéraires ou philosophiques. On peut étendre cette notion aux explications concernant la peinture et la musique pour mieux les comprendre, au-delà de l'impact sensible et direct qu'elles ont sur nous.

Interpréter une pièce de théâtre, une œuvre musicale, un film, traduire un texte

L'interprète d'une œuvre est l'intermédiaire entre ce qu'a dit ou voulu dire l'auteur, et le public à qui il s'adresse. Son rôle est crucial pour que « quelque chose passe », pour que la pensée ou la sensibilité de l'auteur soit bien traduite, mais il peut aussi perturber le message transmis.

Interpréter les événements historiques, l'actualité

Il est assez évident que l'histoire n'est pas présentée de la même façon selon l'époque, les croyances des uns et des autres, la nationalité, l'état des renseignements disponibles. Quant aux journalistes, ils veulent de plus en plus nous aider à « décrypter » l'actualité, au cas où nous serions incapables de le faire tout seuls...Selon sa sensibilité, chacun peut imaginer des tas de choses cachées, réelles ou fantasmées, derrière les événements qui surviennent tous les jours dans le monde.

Interpréter le fonctionnement du cerveau

La psychanalyse prétend relier nos actes et notre psychisme, interpréter les rêves, fournir des explications à ce qui nous tourmente. Nos sens sont limités. La mémoire recrée en permanence les souvenirs et les déforme : jusqu'où peut-on lui faire confiance pour appréhender la réalité ?

Expliquer le monde

C'est normalement le rôle de la science que d'essayer de le faire rationnellement. Mais on se heurte immédiatement à une question philosophique fondamentale : y a t-il une réalité « en soi », qu'on ne peut découvrir que partiellement avec les interprétations fournies par nos facultés réduites et notre mémoire peu fiable ? Le monde matériel n'est-il qu'une création de notre esprit (thèse de l'idéalisme), ou bien au contraire l'esprit n'est-il qu'une émanation de la matière de notre cerveau (thèse du matérialisme) ? La réalité dépend t-elle de celui qui l'observe ? Les lois physiques sont-elles vraies, ou bien ne sont-elles que des modèles adéquats pour expliquer ce que l'on voit et mesure ?

 

Interprète t-on à défaut de connaître, ou pour connaître ?

A l'examen de la liste ci-dessus, il semble vain de penser que nous pourrons jamais accéder à la connaissance vraie de la réalité, qu'elle soit physique (le monde) ou humaine. En ce sens, nous pouvons dire que nous interprétons tout, parce que nous ne pouvons rien connaître de manière objective. La réalité nous fuit, nous n'en saisissons que des bribes.

Par contre, est-il envisageable de penser que si nous interprétons ce que nous voyons et mesurons, c'est pour nous rapprocher de cette connaissance ultime, même si nous savons qu'elle est inatteignable ? Prenons deux exemples, dans le domaine scientifique, puis dans le domaine humain.

La loi de la gravitation s'énonçait d'abord sous la forme d'une constatation : les corps tombent, ils ne s'envolent pas. Puis on a dit que les corps tombent parce que la terre les attire, ou qu'ils s'attirent entre eux. Ensuite, Newton a trouvé une loi universelle exprimant mathématiquement cette propriété : les corps s'attirent en fonction inverse du carré de la distance qui les sépare. Pour terminer (provisoirement sans doute), Einstein a expliqué que les corps ne s'attirent pas, mais que les masses déforment l'espace dans leur voisinage. Voilà donc au moins deux explications, fondamentalement différentes, qui chacune permet de calculer avec plus ou moins de précision les trajectoires des planètes, la chute des corps, la localisation par GPS, qui sont donc utiles, mais qui, en fait, n'expliquent rien. Les masses s'attirent-elles, ou l'espace est-il déformé ? On attend la prochaine théorie, et les physiciens y travaillent, mais on peut déjà dire que cela apportera une connaissance enrichie de l'univers gravitationnel, certainement pas la connaissance ultime de ce qu'est la gravitation. On peut d'ailleurs se poser la question englobante que révèle cette réflexion : qu'est-ce qu'une « explication » de la réalité, qu'est-ce qu'une interprétation « juste » de ce qui est observé ?

Il en va tout autrement dans le domaine humain. En dehors des approches statistiques, le comportement des individus ne peut être étudié en appliquant la méthode scientifique. Aucune loi générale ne peut être appliquée à un individu, car dans des circonstances voisines ou identiques, il n'agira jamais deux fois de manière semblable. Ou au contraire, il agira toujours de la même façon, quelles que soient les circonstances. On dira que le comportement humain est multifactoriel et contingent. Quelle est alors la « réalité » de cet individu ? Peut-on y accéder en étudiant son comportement ? Sait-il lui-même pourquoi il agit, pense, parle ou écrit de la manière dont il le fait ?

Histoire trouvée sur Internet : un commercial qui vient d'obtenir une grosse commande reçoit d'une collègue jeune et jolie le mail suivant : « Bravo ! Tu es super ! Viens arroser ça ! », message qu'il interprète comme une marque d'intérêt personnel à son égard. Il est tout marri quand ses tentatives d'approche amoureuse se heurtent à un refus. Son interprétation du message était fausse, il n'y avait pas de second degré caché derrière les félicitations, et il fera plus attention la prochaine fois. Quoique...Peut-être la jeune femme était-elle malgré tout inconsciemment attirée. Peut-être ensuite va t-elle avoir un autre œil sur son collègue. Peut-être fera t-elle attention à écrire de manière moins ambiguë...Une interprétation de cette nature, vraie ou fausse, conduit donc toujours à une meilleure connaissance et une plus grande attention envers les autres, au-delà des paroles et des écrits ayant un sens premier évident. Elle participe, et fonde même les bases de ce qu'on appelle l'expérience.

 

Conclusion possible

Nous essayons en permanence de comprendre le monde, les autres et nous-mêmes, que ce soit pour mieux connaître notre environnement ou pour le dominer. Pour cela, nous disposons d'outils imparfaits pour recevoir, émettre, stocker et véhiculer de l'information : nos sens, notre cerveau, nos langages. Nous disposons également de notre intelligence pour essayer de ne pas dégrader le sens des messages qui sont transmis. Pour cela, nous ne pouvons qu'interpréter ce qui traverse notre vie pour tenter d'accéder à une plus grande connaissance de ce qui nous entoure, tout en sachant que la connaissance ultime est par nature hors de portée.

 

                                                                                                                         Jean-Jacques VOLLMER

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