Quelle définition pour le progrès ?
Si on ne se limite pas au progrès technique, qui est le sens qui vient en premier quand on prononce le mot « progrès », cette notion est difficile à cerner, et va même jusquà paraître ambiguë, voire suspecte. Qu'est-ce que le progrès ? Cela se mesure t-il ? Par rapport à quoi ? Comment ?
Le mot est issu du vocabulaire militaire : progresser, c'est marcher en avant pour une troupe, c'est avancer. Il est ici associé à l'idée de gagner, de conquérir, on est dans un combat contre quelque chose. Dans cette acception initiale, progrès n'est pas synonyme d'amélioration, c'est simplement la marche en avant vers un but fixé.
La notion de progrès en tant qu'amélioration, changement positif, n'est venue qu'au XVIII° siècle avec les Lumières, en associant progrès technique et amélioration des conditions de vie du citoyen. Seul Rousseau a perçu à ce moment que tout progrès est à double tranchant, en raison des conséquences positives mais aussi négatives qu'il entraîne, et a souhaité qu'on n'en fasse pas une idéologie. Il a aussi posé alors la connaissance comme facteur de progrès humain, en l'associant à la marche en avant de la raison.
Pour lui, la raison est l'articulation entre la citoyenneté et le progrès.
[« Discours sur les origines de l'inégalité parmi les hommes »]
Aujourdhui, cette notion de transformation positive est généralisée, et on parle de :
- progrès technique,
- progrès des connaissances,
- progrès moral,
- progrès politique,
- progrès de la vie,
- progrès de la conscience,
- progrès social,
- etc
Ce sont des pistes sur lesquelles vous pourrez vous exprimez en fonction de vos idées et de vos préférences. Je me bornerai ci-dessous à développer seulement deux ou trois aspects particuliers, qui me semblent très significatifs.
Raison et hasard
Dans le domaine de la connaissance scientifique, les progrès sont toujours le fait de la conjonction parfois miraculeuse dune démarche raisonnée associée à un environnement de pensée ou d'expérimentation favorable, au processus mental de l'induction et de l'intuition de certains individus, et au hasard.
Prenons deux exemples :
1/ la découverte de la pénicilline en 1928. Il n'y a pas eu de démarche raisonnée préalable. L'événement déclenchant a été le hasard, qui a fait que des moisissures s'étant accidentellement développées sur des cultures de germes en laboratoire les ont anéanties. Ensuite, il a fallu que le Dr Fleming analyse les circonstances avec une rare intuition, pour en déduire que la cause était due à un principe contenu dans ces moisissures. Par contre, l'approche rationnelle était sous-jacente aux événements en question : acceptation du principe de causalité, analyse rationnelle des faits observés, raisonnement hypothético-déductif, montage d'expériences reproductibles, examen des résultats, synthèse conclusive. L'environnement favorable était l'état de la science biologique et de la chimie à cette époque : avant Pasteur, aucun génie n'aurait pu trouver la solution en se fondant sur la génération spontanée, théorie de l'époque.
2/ la découverte du neutrino, particule fondamentale en radioactivité bêta. La désintégration du neutron en un proton et un électron, observée dans des chambres à bulles au début des années 30, montrait toujours la même anomalie : les trajectoires des particules ne respectaient pas la conservation de l'impulsion, donc de l'énergie. On avait donc le choix entre abandonner ce principe fondamental, ou postuler l'existence d'une particule fantôme emportant une partie de cette énergie, mais n'ayant aucune masse et aucune charge. Pauli a postulé l'existence de cette particule, l'a baptisée neutrino, et a commencé ainsi à bâtir avec Fermi la théorie de l'interaction faible. Les savants ont passé plus de vingt ans ensuite à chercher cette particule, qu'ils ont enfin observée au début des années 50, et à vérifier également les prédictions de la théorie, qui joue aujourd'hui un rôle fondamental en cosmologie.
Ici, tout a donc commencé par l'observation rationnelle des faits, l'analyse des anomalies, et le raisonnement est la seule cause de l'élaboration d'une théorie complexe expliquant ces anomalies, qui n'a pu être vérifiée qu'en orientant ensuite les observations vers un domaine précis d'étude grâce aux progrès ultérieurs des instruments de mesure. Cet exemple est caractéristique de l'approche actuelle en physique fondamentale, qui doit tout à l'observation précise des faits, au raisonnement, à l'abstraction mathématique, et aux possibilités nouvelles des grands accélérateurs de particules.
Il faut toutefois y ajouter l'ouverture d'esprit des savants, maintenant rompus à émettre les hypothèses les plus folles et les plus contraires au sens commun pour expliquer rationnellement les faits et les observations dans le cadre d'une théorie structurée.
Progrès technique et progrès moral
Ce sujet bateau de dissertation de terminale prend aujourdhui une acuité particulière. En effet, la pérennité de l'espèce humaine pose un problème nouveau, celui d'une société qui se dote de progrès techniques de manière accélérée, au risque de ne pouvoir en maîtriser le développement.
Les armes de destruction massive prolifèrent : elles sont le fruit de progrès techniques, la plupart du temps issus des progrès dans le domaine des connaissances fondamentales. C'est bien sûr le cas de la bombe atomique, née de l'équation dEinstein sur l'équivalence de la matière et de l'énergie, qui lui a posé ainsi qu'à d'autres savants théoriciens d'énormes problèmes de conscience. C'est aussi la guerre chimique et bactériologique, et au-delà des armes, les craintes que font naître toutes les innovations réalisables sur la matière vivante : clonage, OGM, biotechnologies en général. On sait que tout ceci est porteur d'améliorations potentielles pour la qualité de la vie de l'humanité, mais aussi de dangers tout aussi plausibles et dévastateurs.
Qu'est-ce alors que le progrès moral dans cet environnement technique galopant ?
Ce sont les comités d'éthique, les barrières et les limites que se fixent volontairement les chercheurs, les lois que les gouvernements mettent ou devraient mettre en place pour permettre le développement des innovations sans mettre le monde et l'humanité en danger.
Mais on se heurte ici à la nature humaine, qui n'évolue pas vers plus de sagesse aussi vite que les progrès techniques que son intelligence permet de réaliser.
Et on en revient à Rousseau, pour qui le progrès citoyen se fondait essentiellement sur l'éducation, base de tout le développement moral de lindividu, et, au-delà, de la société.
On peut aussi citer John Stuart Mill, qui a souhaité l'avènement de « l'Etat stationnaire » :
- la course à la richesse n'est pas un idéal de civilisation,
- la croissance génère surpeuplement et épuisement des ressources,
- l'état stationnaire réalise le véritable progrès humain, au travers de l'esprit affranchi de la servitude de l'émulation économique. Cest une nouvelle vision du développement, se fondant sur « l'économie de la simplicité », la durabilité des ressources et de leur utilisation.
Ce progrès moral passe donc par la prise de conscience des citoyens, qui s'appuie elle-même sur la satisfaction de leurs besoins fondamentaux générant moins d'égoïsme, et par leur éducation sur ces questions dès leur plus jeune âge.
Progrès politique
Compte tenu de l'actualité brûlante dans le domaine du progrès politique lié au rejet ou à l'acceptation de la Constitution européenne, je ne résiste pas non plus à poser quelques questions à ce sujet.
On vit en démocratie représentative. Le referendum est une consultation qui interroge directement les citoyens sur une question fondamentale. Peut-on alors considérer que le vote « non » qui a eu lieu est un progrès politique, sachant que :
- le peuple a répondu non majoritairement à une question qui ne lui était pas posée (le rejet de la politique intérieure)
- le peuple a fait ainsi savoir que le comportement de nos élus ne le satisfaisait pas
- l'Europe a été mise en panne pour un certain temps
- l'électrochoc va sans doute pousser nos représentants à mieux assumer leurs responsabilités
- les citoyens n'ont jamais autant débattu d'un sujet qui les concerne tous
- à l'avenir, les citoyens vont sans doute exiger de leurs élus un comportement plus responsable et les contrôler/sanctionner plus étroitement
- va-t-on s'orienter plus que par le passé vers des consultations directes de la base via des referendum d'initiative populaire, et est ce que c'est souhaitable ?
- l'excès de contrôle sur les élus va-t-il conduire à un blocage des institutions ?
Et, pour rester dans le fil du sujet de ce jour, si on estime que ce « non » est un progrès politique dans ses résultats sinon dans sa méthode, l'usage de la raison y a-t-il joué un rôle majeur ?
Jean-Jacques Vollmer
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