Est-il nécessaire de philosopher pour vivre ?

Avant de répondre à cette question voyons ce qu’est la philosophie.

Toute idéologie politique, sociale ou religieuse est une vision du monde, une philosophie en marche. La philosophie commande donc la destinée historique de l'humanité autant que la vie individuelle. La philosophie n’est pas un savoir de plus mais une réflexion sur les savoirs disponibles, elle n'est pas une science au sens où son but n’est pas de connaître objectivement la réalité, son objectif étant de questionner l'usage que l'on peut faire de ce savoir et de s’interroger sur la manière de mener l'action dans une attitude de responsabilité intellectuelle et morale. C’est pourquoi, comme disait KANT « on ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher ».

La philosophie se caractérise par un désir de dépasser la simple raison. Elle n'est jamais sentimentale, d'où sa distance à l'égard de l'exaltation et de la passion quand elles deviennent pathologiques, elle évite la superficialité et l'aveuglement, elle s'efforce d'être une élévation pensée de l’existence. La pratique de la philosophie n'a pas d'autre sens que d'acquérir un sens raisonné de la profondeur des choses. Jean LACROIX précise que : " La philosophie est une initiation au mystère humain. »

Dans sa fonction spéculative la philosophie est une réflexion qui remonte aux premiers principes et qui pose les questions fondamentales. Ces questions ne peuvent être comprises qu’en fonction de la conscience humaine qui seule peut en chercher le sens et la raison d'être. Le souci de comprendre l'homme se retrouve dans toutes les grandes questions philosophiques telles que : le sens de la vie et celui du monde, le problème de la raison d'être de tout ce qui est, le problème de l’être et de sa nature profonde, celui du fondement des valeurs et de la valeur de la connaissance, celui de l’action et de ses fins…, le problème de l'existence de Dieu. KANT ramenait le domaine philosophique à quatre questions : que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer? Qu'est-ce que l'homme? Les trois premières se rapportent à la dernière, remarquait-il, mais elles débouchent toutes les quatre sur une cinquième : comment vivre?

Dans sa fonction pratique la philosophie unit la réflexion sur les valeurs à l'actualisation de ces valeurs. Elle s’intéresse également à l'action pour la préparer et y trouver une sorte d'accomplissement. Maurice BLONDEL a dit « L'effort philosophique de toute ma vie a été consacré à montrer les biens profonds et permanents qui, par une causalité réciproque, associent la pensée et l'action dans l'unité organique d'une même responsabilité intellectuelle et morale, pour les personnes humaines, pour la santé des peuples, pour la solidarité internationale ».

La philosophie s'efforce de montrer aux hommes que la vie possède des ressources spirituelles immenses, pour peu que l'on se mette à penser. Aussi, philosopher, est-ce vivre avec la pensée, comme l'a écrit Vladimir JANKELEVITCH. Elle est une pratique théorique qui a le tout pour objet, la raison pour moyens, et la sagesse pour but.

 

La philosophie étant définie dans ses grandes lignes, essayons de répondre à la question

Toute vie d'homme est la traduction vécue d'une philosophie en marche, consciente ou inconsciente, car vivre implique de faire évoluer la vision du monde que l'on porte en nous afin de l’adapter aux transformations continuelles de celui-ci. Vivre est donc, au moins, philosopher involontairement.

Mais si l'homme ne se satisfait pas de cette simple réflexion spontanée, il doit réfléchir plus et autrement. D'ailleurs HEIDEGGER nous l’a spécifié : « C'est une existence banale et inauthentique que celle qui ne se met jamais en question ». Si l'homme désire mener sa vie plutôt que la subir, il doit s’interroger plus en profondeur en répondant à cette question : comment faire pour vivre mieux ? Répondre intelligemment à celle-ci conduit à penser sa vie et vivre sa pensée consciemment. D'ailleurs PASCAL l'avait spécifié : « L'homme est visiblement fait pour penser; c'est toute sa dignité et tout son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut... Penser fait la grandeur de l'homme...Toute notre dignité consiste donc en la pensée ». Et DESCARTES a précisé « C'est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher, et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu'on trouve par la philosophie, et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie que ne l'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n'ont que leurs corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir, mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture. » Penser sa vie réside en une réflexion sur les problèmes qu’elle pose sans négliger les données de la société, de l'histoire et du monde. Vivre sa pensée c'est agir en conscience.

La question philosophique surgit de la vie courante car les événements de celle-ci et les accidents du destin conduisent, si l'homme y prête attention, à prendre conscience des difficultés de la condition humaine. En outre ce serait pour l'homme renier son essence que de ne pas réfléchir sur les problèmes fondamentaux et sur sa raison d'être.

Mais l'homme peut et doit dépasser cette première véritable réflexion en ouvrant les yeux sur le monde extérieur et sur son monde intérieur. La réflexion philosophique utilise essentiellement l'esprit critique pour se libérer des duperies du sensible, pour déceler les apparences, dénoncer les erreurs, rompre avec les façons habituelles de voir quand elles sont aberrantes ou illusoires, elle emploie le jugement de valeur pour jauger la valeur des connaissances et des opinions avant de tout examiner, discuter, évaluer et juger. Elle a pour instrument principal le doute tel que DESCARTES l'a défini : « la mise en question de tout ce qui se présente à l'esprit tant dans l'ordre de la spéculation que dans l'ordre de l'action, dans l'intention de dégager si possible, à travers les erreurs, le chemin de lumière conduisant à la vérité. » Philosopher c'est prendre conscience de ce fait qu'il y a pour l'homme une difficulté d'être, c'est comprendre que l'homme se retrouve dans toutes les questions philosophiques telles que : le problème de la vérité et de la valeur de la connaissance, de l'action et de ses fins, du sens et de la valeur de l'existence, de l'être et de sa nature profonde.

 

La première conclusion s’impose d’elle-même : il est nécessaire de philosopher pour vivre mieux.

Mais il y a encore à examiner : philosopher autrement. Philosopher autrement n’est autre que la mise en question de l’esprit par lui-même, n'est autre que le mouvement par lequel la pensée revient sur elle-même pour s'interroger sur ce qu'elle est et découvrir tous les problèmes que pose l'esprit. Cette mise en question n’est autre qu’un changement de nature de la pensée : au lieu de ne réfléchir qu’aux problèmes extérieurs, elle s’intéresse, en même temps, aux problèmes de l’esprit. « La philosophie n'est pas la connaissance scientifique de l'objet mais bien la conscience réflexive du sujet » selon la formule de VIALATOUX. La conscience réflexive est l'acte par lequel l'esprit s'intéresse à ses mécanismes, son fonctionnement, ses opérations et à tout ce qu'il engage de lui-même dans la connaissance et l'action. La philosophie, nous dit HEGEL : « c'est la pensée qui se rend consciente d'elle-même, qui s'occupe d'elle-même, se fait son propre objet et se pense dans ses diverses déterminations ». En philosophant l’homme cherche donc à retrouver les diverses manifestations de l'esprit ; à cette occasion, il peut découvrir le chemin de lumière qui conduit à la vérité et au bien, comme l'a montré PLATON dans l'allégorie de la Caverne.

L’étymologie du mot l'indique (le mot philosophie vient du grec philos → ami ou philein → aimer et du grec sophos → sage, savant ou sophia → science), ce terme implique à la fois l'art de penser et l'art de vivre, la connaissance du Vrai et celle du Bien.

Le but final de la philosophie est la sagesse. DESCARTES écrivait : « Le mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse et par la sagesse on entend non seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir tant pour la conduite de la vie que pour la conservation de la santé et l'invention de tous les arts. » La recherche de celle-ci implique de se tenir à l'écart des extrêmes (superficialité et aveuglement), de l'exaltation et de la passion quand elles deviennent pathologiques.

La sagesse (comme l'a montré VIALATOUX,) est faite à la fois du détachement des contingences et de l'engagement dans les tâches qui incombent à l'homme digne de ce nom. Elle est à la fois contemplation et action. Les Grecs distinguaient la sagesse théorique ou contemplative de la sagesse pratique. La première consiste à n’accepter un savoir qu’après s’être informé, avoir réfléchi et porté un jugement dessus, c’est une connaissance juste et parfaite des choses que l'homme peut et doit savoir. La seconde désigne une attitude prudente, avisée et mesurée. Le vrai sage se contente de vivre, il prend la vie telle qu’elle se présente et l’aime. La sagesse existe grâce à un savoir très particulier, il porte moins sur ce qui est vrai ou efficace que sur ce qui est bon et bien pour soi et pour les autres. La vraie sagesse est un état approximatif et instable, c'est une expérience, un acte, le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité. La vraie sagesse se reconnaît à une certaine sérénité mais plus encore à une certaine joie, une certaine liberté d’esprit, à un certain amour... « De tous les biens que la sagesse nous procure pour le bonheur de la vie tout entière, soulignait Épicure, l'amitié est de beaucoup le plus grand. » Le vrai sage abandonne son amour-propre, la peur, le manque, le mensonge ; il n’y a plus que la joie de connaître : il n'y a plus que l'amour et la vérité.

La sagesse comporte entre autres ces éléments qui mettent en relief le rôle que joue la philosophie pour y parvenir.

• L’art de vivre et de mourir, mais surtout donner à l'existence sa pleine signification.

• La connaissance de soi qu'il s'agisse de la nature humaine ou du moi particulier.

• Le sens de la méditation, du recueillement et de l'intériorité. Et celui de l'interrogation.

• Le sens des valeurs, de leur authenticité et de leur juste hiérarchie.

• La formation du jugement, de l’esprit critique et de l'ouverture de l'esprit.

• Le sens d'une action enrichie par la pensée et conforme aux impératifs de la dignité humaine.

• L'inquiétude qui s'exprime dans la formule socratique : Je sais que je ne sais rien.

Ainsi la philosophie est une activité qui débouche sur une vie plus active, plus heureuse, plus lucide, plus libre et plus sage. Il faut philosopher, c'est-à-dire penser pour penser, pour agir et pour exister, pour assumer une existence authentique, consciente d'elle-même, de ses valeurs, de ses fins et de sa raison d'être.

Le rôle joué par la conscience pour philosopher est non seulement indispensable pour réfléchir plus (conscience réfléchie), mais essentiel pour réfléchir autrement (conscience réflexive). Son importance a été très clairement saisie par les grands philosophes comme SOCRATE avec son précepte « Connais-toi toi-même » et DESCARTES avec sa formule « Cogito ergo sum ; Je pense donc je suis ».

 

La deuxième conclusion ne fait aucun doute :

il est essentiel de philosopher pour vivre pleinement et authentiquement.

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