« L’Occident a inventé, avec la Révolution Française, une société qui rompt avec les sociétés traditionnelles […], une société ‘individualiste’, centrée sur l’individu comme cellule de base, […] une société composée d’individus dont le rêve est de rester libres, de leurs mouvements, de leur corps, de leurs amours, de leurs liens, et donc de ne pas être enfermés dans des rôles, des places, des attentes »1. L’avènement de l’individu, préparé de longue date, s’est réellement accompli dans les années 1960.2 Dans les sociétés traditionnelles, il existait un modèle de famille à reproduire, un modèle d’homme (et de femme) idéal à imiter, des codes sociaux à appliquer strictement. L’individu, lui, doit se construire en faisant des choix à chaque étape de sa vie : c’est le processus d’individuation.
La société contemporaine occidentale réunit donc des personnes qui sont désormais individualisées : elles ont construit leur identité, l’ont dans une certaine mesure inventée, avec un grand sentiment de liberté. La liberté est la valeur à laquelle elles attachent peut-être le plus d’importance. Cette liberté va de pair avec une autonomie morale et une responsabilité, chaque individu se devant de mener une réflexion individuelle, sans que ses opinions soient dictées par un quelconque groupe moral. Les individus refusent de se plier à certaines contraintes qui constituaient des codes sociaux. L’exemple le plus frappant est peut-être le lien conjugal qui en l’espace de quelques décennies est passé d’un choix presque contraint et immuable à celui de la plus grande liberté (devenu un lien électif), ouvrant du coup la porte au divorce quand les sentiments changent (lien révocable). Cette démarche d’individuation, éminemment positive du point de vue personnel, résulte parfois dans un comportement que l’on peut juger égoïste et même antisocial. Le mot individualisme a souvent cette connotation négative. Par exemple, au nom de cette liberté, nombreux sont les adolescents qui refusent jusqu’à la politesse la plus élémentaire, rendant très difficiles les rapports sociaux à l’école ou ailleurs.
Pourtant l’homme est un animal social et ne peut pas faire l’impasse sur la dimension collective. Si l’on cherche à agir chacun pour soi uniquement, au gré de ses désirs, la vie sociale devient invivable. A moins de choisir de vivre en ermite, il est donc indispensable de concilier au minimum l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. La difficulté est de trouver le bon équilibre, de savoir en toute circonstance placer le curseur au bon endroit. Un tel équilibre suppose que les individus ne se définissent pas uniquement par leur revendication de liberté. Ceci exige une réflexion de fond et la référence à certaines valeurs, auxquelles on attachera une importance capable de rivaliser avec la primauté donnée à la liberté individuelle.
La première limite à la liberté individuelle est que ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre. La liberté s’accompagne d’une autre valeur qui est l’égalité : tout individu autre que moi-même possède le même droit à la liberté. Je ne peux pas imposer mes choix dès que ces choix touchent à la vie d’autrui. La difficulté est que la liberté de l’autre peut s’exprimer de façon très différente de la mienne, c’est légitime et je dois en tenir compte. Pour cela il me faut donc accepter que l’autre soit différent, parfois très différent, qu’il puisse avoir des besoins et des désirs que je ne soupçonne pas. Cette tâche est rendue redoutable par la diversité des personnes dont les champs de libre exploration sont de jour en jour plus nombreux.
La première est la tolérance. Dans le passé, certaines différences ont mené à des luttes très sévères. Parmi les plus graves on peut citer les guerres de religion : une société ne supportait pas que certains puissent avoir des croyances différentes, la mort ou l’exil étaient les seules issues possibles. La tolérance a été ‘inventée’ en Europe pour mettre fin à ces guerres meurtrières. Elle demeure aujourd’hui l’attitude habituelle en matière de religion : on tolère (on supporte) la différence, ce qui n’impose pas de la connaître vraiment. Le vrai sens de tolérer comporte une dimension d’ignorance, d’indifférence, parfois teintée de mépris ou de sentiment de supériorité. C’est le minimum que l’on puisse faire pour coexister avec l’autre différent.
On peut aller un peu plus loin. Pour bien vivre ensemble avec un autrui différent, je peux me mettre à son écoute, essayer de le comprendre, de reconnaître quelle personne, quel individu j’ai en face de moi. Il s’agit alors de respect, qui est beaucoup plus que la tolérance et suppose curiosité, intérêt et bienveillance. Pour avoir un ‘vivre ensemble’ de qualité, une société d’individus ne peut exister sans respect, un respect mutuel. Etre reconnu pour ce que l’on est, dans ses aspirations et ses valeurs, est fondamental pour toute personne aujourd’hui. C’est beaucoup plus important que dans les sociétés traditionnelles où la hiérarchie des valeurs était fixée une fois pour toutes et où chacun était censé s’y référer et reproduire les modèles antérieurs. Du fait de « l’invention de soi » qui mène à des individus plus distincts les uns des autres, cette demande de reconnaissance est également une revendication plus importante : c’est être reconnu pour ce que l’on a voulu être, ce que l’on a construit, au moins pour une part. (Autrefois on était reconnu comme membre d’un groupe social : on était ouvrier, ou paysan, ou bourgeois auquel cas il fallait ‘tenir son rang’. Celui qui s’éloignait trop du modèle était rejeté). Un respect véritable constitue d’ailleurs une source de grande créativité grâce justement aux différences entre les individus qui la composent. Si je découvre le cheminement d’un autre, les raisons qui l’ont amené à faire tel ou tel choix, cela me fait réfléchir et peut parfois m’inspirer dans ma propre construction. Le respect peut aussi concerner des humains qui ne sont pas encore nés : le souci de leur laisser une planète en état de fonctionner fait partie des préoccupations d’aujourd’hui.
Un niveau supérieur peut encore être franchi : je peux m’associer à un certain nombre d’autres pour faire avec eux des projets et les réaliser, je peux me lier affectivement avec quelques-uns. L’association et l’amitié constituent donc de nouveaux points d’équilibre relatifs à certains de mes choix de vie. Elles déterminent la convivialité de la société. Le développement considérable de la vie associative depuis un siècle montre qu’elle répond à un besoin des individus qui s’associent en toute liberté, souvent avec une grande générosité accompagnée du plaisir de faire ensemble quelque chose d’utile ou de beau.
En résumé, quelques valeurs essentielles sont nécessaires au bon équilibre entre intérêt individuel et intérêt collectif : liberté mais aussi égalité, tolérance, respect, association, amitié. Le sociologue François de Singly y voit un rôle particulier pour la devise française1 : « Sur le fronton des mairies, la devise républicaine mérite toujours d’y être inscrite. Son programme constitue toujours une ligne directrice, même si le remplacement du terme « fraternité » par l’ « amitié » peut être proposé ». Il remarque aussi que « les individus apprécient d’avoir plusieurs appartenances pour ne pas être liés par un lien unique. […] Le lien social serait composé de fils moins solides que les fils antérieurs, mais il en comprendrait nettement plus. […] C’est la création de relations telles que le vivre ensemble soit conciliable avec la reconnaissance des individus en tant que personnes, des individus qui ne se réduisent jamais à une définition univoque. »
1 François de Singly. Les uns avec les autres. Armand Colin. 2003. Introduction
2 Cf. Jean Claude Kaufmann. L’invention de soi. Armand Colin.2004
Marie-Odile DELCOURT