Pourquoi ne pas abolir l'héritage pour augmenter l'égalité des chances

L'invité du 17 janvier au Marina était Armand Tardella, normalien, consultant indépendant en management, stratégie, montage de projets complexes. Il n'avait malheureusement pas pu nous fournir de texte introductif, ce qui a conduit à quelques erreurs d'interprétation du sujet de la part de certaines personnes dans l'assistance, et à quelques échanges un peu "vigoureux" surtout fondés sur des divergences concernant le montant des droits de succession.

Pierre Marsal a donc bien voulu rédiger un compte-rendu aussi objectif que possible de la réunion, incluant une synthèse de l'exposé introductif d'Armand Tardella, les différentes réactions des personnes présentes et une conclusion qui, pour être personnelle, n'en est pas moins pertinente et souligne notamment certains aspects du sujet qui n'ont pas été abordés.

Jean-Jacques Vollmer
Secrétaire et Webmaster du blog

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Essai de chronique

Et si on abolissait l'héritage ! (bref résumé de l'exposé introductif)

La question de l'héritage est d'actualité. La situation de crise financière internationale met en cause le capitalisme et les inégalités qu'il génère. Le mécanisme de l'héritage en est un élément : de génération en génération il contribue à les accroître. Se pose donc la question de sa légitimité. Pourquoi les enfants doivent-ils systématiquement hériter des parents ? Ils ne sont pas à l'origine de la richesse créée. Ne serait-il pas plus normal qu'au décès de leurs possesseurs cette richesse soit équitablement redistribuée par la collectivité aux jeunes, afin d'assurer une plus grande égalité des chances ?

De leurs parents, les enfants n'héritent pas seulement de biens monétaires et financiers, mais aussi d'une partie de leurs gènes et de leur patrimoine culturel. De ce dernier point de vue les enfants de "riches" sont déjà avantagés.

L'idée d'abolition de l'héritage n'est pas nécessairement de gauche. En témoigne l'œuvre de Silvio Gesell, qui fut à l'origine de l'idée de la "monnaie fondante". Et curieusement, à Bush qui avait la velléité de supprimer les droits de succession, se sont opposés quelques possédants notoires (B. Gates, Hilton).

L'idée fondamentale est donc que seul le travail doit "rapporter" et non l'héritage.

Débats

Ce très vaste sujet a donné lieu à de vives discussions, débouchant sur une controverse très constructive dont il sera fait état dans les lignes qui suivent. L'intitulé du débat lui-même a été contesté : l'héritage n'est pas un fléau au même titre que l'esclavage ou la peine de mort, pourquoi donc "abolir" plutôt que "supprimer" ? Autre petit sujet de controverse, la crise financière actuelle n'est pas provoquée par les inégalités, c'est au départ une crise de liquidités.

On peut résumer les propos échangés en plusieurs thèmes.

On n'hérite pas que de l'argent, il y a d'autres héritages immatériels (intelligence, santé, beauté) et, en ces domaines, la nature n'est pas égalitaire. Peuvent aussi être transmises d'autres valeurs familiales ou d'autres qualités : on cite en exemple les vertus militaires de la maison de Condé.

L'héritage matériel n'est pas seulement constitué d'avoirs monétaires, il comprend d'autres biens : meubles, immeubles et souvent des dettes. Ces biens ont souvent des valeurs autres que monétaires, des valeurs sentimentales par exemple (la commode de sa mère, la maison où l'on a passé son enfance...). Ce ne sont pas seulement des considérations économiques qui font qu'on s'y attache. S'agissant des immeubles, peut-on imaginer les incidences qui résulteraient de la remise systématique sur le marché des habitations des personnes décédées ? Pour ce qui est des dettes, on sait que rien n'oblige à accepter l'héritage et, dans l'optique d'A. Tardella, elles peuvent être prises en compte. On fait remarquer également que bien des héritages permettent d'apurer des dettes involontairement laissées aux légataires en raison de l'allongement de la durée de la vie humaine (coût des maisons de retraite plus ou moins médicalisées). Sans oublier les incidences de la situation difficiles de nombre de conjoints survivants.

Pour beaucoup, la cause semble entendue : il n'y a que des avantages à laisser un héritage à ses descendants. C'est probablement un intérêt égoïste, mais ainsi fonctionne l'économie et le marché qui résulte de la confrontation et de l'équilibre d'intérêts divergents : finalement laisser un bien à ses enfants c'est agir dans le sens de l'intérêt commun. N'avoir comme seule perspective la disparition de ses économies et de son patrimoine après sa mort incite tout naturellement à des comportements déraisonnables : "claquer" sa fortune de son vivant ou laisser son patrimoine à l'abandon. Si la dissipation de sa fortune n'est pas un mal en soi puisque, de toute façon, cette épargne viendra irriguer les circuits économiques, le non-entretien du patrimoine - et surtout du patrimoine productif - est assurément néfaste : exemple des terres agricoles non entretenues.

Exemples à l'appui (Michelin plusieurs fois cité), certains avancent que les sociétés à structure familiale sont, toutes choses égales par ailleurs, mieux gérées que les autres. Mais, dans de nombreux cas s'appliquerait aussi bien la vieille plaisanterie :  "le créateur de l'entreprise était un aigle, son fils un faucon, son petit-fils un vrai...".

Il n'y a pas d'héritage sans propriété de biens. Attaquer celui-ci c'est finalement mettre en cause le droit de propriété et ses attributs, notamment celui de disposer librement des biens que l'on possède. Considérable ambition ! Si l'abolition de  l'héritage n'a pas pour seule finalité de dégager un surplus monétaire, mais si elle participe d'une vraie politique économique et sociale, il convient d'y regarder de plus près. Le sens de la propriété individuelle est une constante des civilisations humaines[1], quel qu'en ait été le système politique. Les systèmes communistes faisaient la distinction entre propriété personnelle qui était plutôt encouragée et la propriété privée des moyens de production qui était condamnée. Serions nous plus soviétiques que les soviétiques ? Une façon de répondre à cette question est de ne pas confisquer l'héritage (ne pas l'abolir) mais d'en taxer plus ou moins fortement les mutations.

A noter également que la remise en cause des formes actuelles de propriété porte atteinte à un des grands principes du droit français, antérieur au Code civil, le principe de la "gestion en bon père de famille" (voir le "Laboureur et ses enfants") qui demeure un des fondements de responsabilité civile en droit français. C'est tout un bouleversement culturel que suppose cette apparente simple remise en cause.

Il faut donc bien peser les conséquences de ces propositions et les dangers qu'elles comportent (de même que le désir, a priori louable, de réduire les inégalités invalidantes d'origine génétique peut conduire à l'eugénisme).

Selon la proposition d'A. Tardella, la collectivité ou l'état redistribueraient le produit de ces héritages. Ce qui fait semblant d'irriter ceux qui crient au "collectivisme" ou qui dénoncent l'emprise excessive de "l'état-Providence". Qui en bénéficierait ? En priorité - mais pas seulement - les jeunes qui, grâce à ce pécule, pourraient réaliser leurs projets. En ce sens cette proposition ne préjuge pas du type de société dans lequel on se trouve : l'initiative individuelle ne serait pas bridée, bien au contraire. Cette redistribution collective n'a rien du collectivisme. Au lieu d'emprunter aux banques et de rembourser régulièrement des annuités, ne pourrait-on pas concevoir un remboursement unique au terme de la vie de l'entrepreneur par récupération de son patrimoine ? La collectivité jouerait un rôle de "Business Angel". C'est grâce à elle que les individus peuvent réussir (formation, infrastructures et, dans cette hypothèse, "coup de pouce" financier), il est donc normal qu'ils le lui rendent.

A quoi les opposants rétorquent que cela nous ferait entrer dans une société d'assistés ou de "branleurs". Il y a fort à parier que, si on suivait ce chemin, d'ici une génération ou deux il n'y aurait plus rien à redistribuer !

Sur la question des modalités de mise en œuvre de cette proposition, les réponses sont assez imprécises dans la mesure où l'orateur s'intéressait surtout au principe. Si la mesure semble pertinente, alors on pourra en détailler la démarche. Il reconnaît néanmoins qu'il ne faudrait pas agir de façon violente. On reste donc un peu dans le flou sur un certain nombre de points : les politiques à mettre en place, le mode de pilotage des mesures proposées et leurs incidences économiques et financières.

Que recouvrent ces mots "la collectivité", "l'état" ? Et quelle figure prendra l'état que vous imaginez ? Si l'on veut redistribuer le patrimoine, il existe des politiques moins draconiennes que l'abolition de l'héritage et qui bouleversent moins la Société, en premier lieu la politique fiscale. D'un point de vue économique, divers chiffres contradictoires sont échangés, notamment pour ce qui concerne le taux des droits de succession comparés entre la France et les Etats-Unis ou le montant annuel "récupérable" sur les successions.

Dans la discussion, des divergences se manifestent du fait de la confusion sur l'assiette fiscale concernée : l'un n'évoquant que le montant des successions au décès, l'autre envisageant l'ensemble des taxations du capital. Il faudra approfondir la question. De toute façon on sait qu'en France la taxation du capital a un très faible rendement, peu en rapport avec les controverses qu'elle suscite.

Rien de mieux qu'un jeune pour parler des jeunes. Même si un seul individu n'est pas représentatif de l'ensemble, celui qui assistait au débat tint un discours clair et sans nuances. Se méfiant des utopies, il insista sur les risques de la généralisation et sur son souhait que la société se construise plus sur le mérite que sur les relations.

Parmi les autres observations faites par  l'assistance retenons celles qui suivent. L'important pour les jeunes ce n'est pas seulement l'argent, c'est aussi l'autonomie qu'on doit leur faire acquérir. Du fait de l'allongement de la durée de vie, ce ne sont pas eux qui bénéficient des héritages, mais leurs aînés qui en ont moins besoin : d'où l'idée - exemples concrets à l'appui - de favoriser les différentes formes de legs en faveur des plus jeunes (assurances vie, donation entre vifs...). Il est certes naturel de privilégier ses enfants, ses petits-enfants, mais cela n'exclut pas d'aider de notre vivant les "petits" qui nous entourent. L'assistance agrée cette généreuse proposition.

Dans ces conditions, la question de l'héritage perd de son importance.

C'est un rêve dit l'un, une utopie. D'abord à la moindre menace de confiscation du patrimoine, les entrepreneurs quitteront la France et n'y reviendront pas. Cette tentation existe déjà, mais elle sera alors multipliée. De toute façon, dans le contexte de la mondialisation, on ne peut pas faire cavalier seul, on ne peut pas empêcher les transactions entre pays. Quand bien même elle serait souhaitable - ce qui n'est pas démontré - comment une telle proposition pourrait-elle se réaliser ? Il faut en tout cas intégrer à la réflexion une dimension internationale.

A l'occasion d'une brève évocation historique, un intervenant montre que l'accumulation de richesses et la transmission du patrimoine ont permis au cours des siècles d'acquérir une certaine liberté. Supprimer l'héritage serait une atteinte à cette liberté. Est donné l'exemple des mineurs qui, totalement contrôlés et pris en charge - notamment en matière de logement - par les Compagnies, n'avaient rien à transmettre.

Quant à l'égalité, elle ne passe pas par une privation de liberté : ce n'est pas une égalité redistributrice, mais d'abord une égalité d'accès au savoir. Enfin la fraternité, qui ne se décrète pas, n'a rien à voir avec la question patrimoniale.

C'est une question restée en arrière-plan dans la discussion, mais toujours implicitement présente.

Par exemple qu'est-ce que la richesse ? Ce peut être la faculté d'économiser, mais elle ne se traduit pas toujours en termes monétaires. On évoque notamment le travail comme seul créateur de richesse, le cas de la création artistique où le travail n'est pas le seul critère, la libre disposition de son temps et le choix de son activité (c'est le cas d'A. Tardella). La seule transmission qui vaille n'est elle pas celle de la connaissance ?

D'autres valeurs ont été souvent évoquées : le mérite (mais comment le définir et par rapport à quoi ?), la culture de l'effort, la liberté de choix (qui dépendrait en partie des phases de la vie des individus). Sont aussi mentionnés : le devoir, le goût, le risque et  la chance, l'autonomie, les opportunités... Autant de paramètres difficilement codifiables ou maîtrisables.

Au total, du choix de nos valeurs maîtresses résulte notre choix de Société. La question a été posée : quelle société veut-on ?

Conclusions : bref point de vue du rédacteur

Ce fut une fort enrichissante séance dont chacun est sorti avec des idées neuves, renforçant soit ses convictions, soit ses doutes. Car elle n'a pas permis de trancher pour ou contre la proposition qui était présentée. D'autres prolongements seraient utiles.

Sur la forme, c'est un peu une surprise, le débat a pris l'allure d'une controverse où s'opposaient de façon constructive une thèse et son antithèse. On peut en tirer des leçons pour les futurs débats.

Quant au fond, il suggère d'ouvrir de nouveaux débats par les questionnements explicites ou implicites que ce débat a généré. Par exemple :




 

Beaucoup de pain sur la planche !

                                            Pierre Marsal (19/01/09)(corr. 25/01/09)

 

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[1] NdR : c'est en tout cas ce que semblent montrer l'ethnologie, comme l'archéologie. Je ne suis pas convaincu par l'exemple qui nous a été donné de l'Egypte antique. Car les formes et l'extension du désir de posséder et de ce droit à la possession varient dans le temps et dans l'espace (un exemple frappant est donné par les multiples variantes des relations de l'homme au foncier). Et puis de tout temps, dans de nombreuses civilisations, il y a eu des êtres humains considérés comme des objets et non des sujets de droit.