La propriété est-ce le vol?

La propriété est-ce le vol ?

 

D'abord évacuer les idées fausses. "La propriété c'est le vol" : tout le monde – ou presque -- connaît cette phrase de Proudhon (in Qu'est-ce que la propriété ?, 1840). Mais c'est une phrase extraite de son contexte, un slogan choc qui, comme tous les slogans, caricature la pensée beaucoup plus nuancée de son auteur. En fait il visait là l'injuste pouvoir que tiraient de leur possession les grands propriétaires terriens oisifs. Apparente contradiction, rarement relevée, pour lui "la propriété c'est (aussi) la liberté" (in Confession d'un Révolutionnaire…, 1849 et Théorie de la propriété, 1871, posthume), en ce qu'elle protège les faibles contre l'Etat.

 

La question de l'appropriation des biens et des ressources est l'une des plus difficiles et des plus conflictuelles qui soient. On se contentera de poser des jalons susceptibles d'ouvrir des pistes de discussion en s'interrogeant notamment sur le champ des biens et des ressources appropriables, sur la justification du droit de propriété et ses dérives.

 

Quels biens sont appropriables ?

Elinor Ostrom, sympathique et regrettée lauréate du Nobel d'économie (2009, décédée en 2012) classe les biens en quatre catégories, selon deux critères (rivalité ou non, excluabilité ou non)[1]. Cela donne la typologie suivante.

Rivalité forte et excluabilité forte : biens privés (tous les produits commerciaux)

Rivalité forte et excluabilité faible : biens communs ou communs (p. ex. eau courante)

Rivalité faible et excluabilité forte : biens de clubs (biens à péage comme Canal+)

Rivalité faible et excluabilité faible : biens publics (air, chaînes publiques de radio et TV)

Notre débat va porter essentiellement sur les biens privés (ou privatifs) susceptibles d'appropriation individuelle. Auparavant deux remarques s'imposent.

 

1° Dans notre société capitaliste les différents pouvoirs tendent à élargir le périmètre des biens privés au détriment des communs afin d'en tirer profit. Ce fut déjà le cas à partir du XVIe siècle en Angleterre avec le mouvement des enclosures : en clôturant leurs terres par des haies, les riches propriétaires fonciers privaient les petits paysans des droits d'usage qu'ils y exerçaient de tout temps (droit de vaine pâture par exemple). Les conséquences en furent considérables : d'un côté mutation importante des systèmes techniques ; de l'autre, paupérisation des populations rurales avec leurs lots de révoltes et de répression. On retrouve ces constantes dans toute tentative d'élargissement du champ des biens privés : chaque fois que l'évolution de la technique le permet, il y a une forte pression à la privatisation, et chaque fois elle se traduit par des mutations, voire des progrès économiques, mais chaque fois elle s'opère au détriment d'individus, de collectivités ou de valeurs. Bon nombre de biens immatériels sont aujourd'hui privatisés (brevets) et la tentation est forte d'en élargir le champ (p. ex. controverse sur la brevetabilité du vivant).

2° En 1968, dans un article retentissant l'écologue américain Garrett Harding dénonçait la tragédie des communs : l'exploitation collective d'un bien commun entraîne un conflit entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif (chaque individu tend à "tirer" le maximum de cette exploitation et apporter le minimum à sa maintenance), ce qui conduit inéluctablement à la dégradation de ce bien. Pour Hardin la solution est la privatisation, pour d'autres la nationalisation. E. Ostrom s'inscrit en faux contre cette analyse et démontre, tout au long d'études de cas concrets observés dans de nombreux pays, la remarquable efficacité de la gestion des biens communs par des communautés auto-organisées.

Il est encourageant d'observer que, contrairement aux tendances passées, le champ des communs bénéficie aujourd'hui d'un considérable renouveau, souvent (mais pas toujours) lié aux nouvelles technologies : économie du savoir, économie participative, logiciels libres, fablabs, etc.

 

Pourquoi la propriété privée ?

La propriété privée exclusive n'a pas toujours été le mode dominant de l'usage des biens. Au Moyen-Age dominait l'idée chrétienne que seul Dieu était le propriétaire de la terre et des biens de la création, le chef (de famille, de clan, d'Etat) n'en étant que le dépositaire. L'institution médiévale qui concrétisait cet état de fait, la saisine, d'une complexité folle, démembrait la chose selon ses diverses utilités, en lui attachant divers droits (exploitation, taxation, passage…) attribués à des titulaires différents. L'idéologie était communautariste et non individualiste. Cette complexité nécessitait un certain nombre "d'acrobaties" pour résoudre des problèmes concrets. Ainsi au XIVe siècle, confrontés au problème posé par le fait que les évêques n'avaient pas (en principe !) de descendants et que des seigneurs anglais voulaient renégocier leurs contrats avec leurs successeurs, les juristes romains, imaginèrent de séparer la fonction (éternelle) de son incarnation (temporelle) l'évêque par l'incorporatio. C'est là l'origine des sociétés anonymes anglo-saxonnes (Inc.) : les patrons changent, l'entreprise demeure.

A partir du XVIe siècle le centre du monde change : ce n'est plus Dieu, c'est l'individu. C'est surtout John Locke (Traité du gouvernement civil, 1690) qui légitime le droit naturel de propriété par la liberté de l'homme, par son travail et par ses besoins. Sous certaines conditions, bien vite oubliées, de modération et de conservation. L'enthousiasme pour ces idées atteint son acmé sous la Révolution française. Tout d'abord, dans l'article 2 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le droit de propriété est classé parmi les "droits naturels et imprescriptibles de l'Homme". Son aboutissement est l'article 544 du Code civil, promulgué en 1804 sous l'impulsion de Portalis. Il est on ne peut plus clair : "la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements."

 

Pourquoi cette extension du droit pose-t-elle problème ? La question foncière[2]*

C'est Robespierre qui, un des premiers, perçut la contradiction entre propriété, droit naturel universel permettant d'égaliser les conditions de chacun, et la liberté économique en résultant, générant rapidement des inégalités. Il voulait y adjoindre un droit à l'existence et la propriété collective des biens nécessaires à cette fin**. Autre conséquence, beaucoup plus sensible aujourd'hui, les droits absolus du propriétaire font bon marché de la protection de l'environnement et même de l'ensemble du vivant, homme compris. Car "la logique du Code consiste à transformer toutes choses en valeur marchande, à les patrimonialiser, à en faire un objet d'appropriation et d'aliénation" (La Nature hors-la-loi, François Ost, 2003). Ce n'est plus une propriété-conservation ou jouissance, mais une propriété-circulation voire transformation ou spéculation. La parade aux différents excès que cela entraîne passe par les restrictions de droits imposées par la jurisprudence, par les Etats (p. ex. application du principe du pollueur-payeur) ou par des conventions internationales (p. ex. Convention de Munich sur les brevets européens, 1973-2007).

Le capital foncier***, sujet qui mériterait de plus amples développements, est assez emblématique : de tous les services producteurs, ceux de la terre sont ceux dont l’appropriation est le plus discutable****. Walras, le "père" de l'économétrie qui irrigue le néolibéralisme contemporain, considérait pourtant qu'il n'y avait pas de raison de laisser la rente foncière à des propriétaires privés et que celle-ci serait bien mieux utilisée à faire fonctionner les services publics.

 

Conclusion Est-il possible de conclure sur un sujet aussi vaste et évolutif ? La propriété privée, un vol ? Il ne faut rien exagérer. Un levier du progrès technique et économique ? Sans doute. Un générateur d'inégalités et de détérioration du milieu naturel ? Certainement. La discussion nous aidera à voir clair.

 

Pierre Marsal (9/02/2018)

Pour voir le compte-rendu de séance, cliquer ici.

Compléments

 

* On assiste actuellement à de grands bouleversements dans les rapports au foncier, en tout cas dans le milieu rural et dans l'agriculture. Que ce soit dans l'évolution du couple propriété/exploitation, ou dans le retour en force des communs. Le droit de l'environnement est en train de vider le droit de propriété de sa substance. Mais c'est un autre sujet.

 

** La proposition de Robespierre ne fut pas retenue par ses pairs. Extraits de son intervention à la Constituante, le 2 décembre 1792 (cité par F. Ost) "… Comment a-t-on pu prétendre que toute espèce de gêne, ou que toute règle sur la vente de blé, était une atteinte à la propriété et déguiser ce système barbare sous le nom spécieux de liberté du commerce ?" et "Les aliments nécessaires à l'homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière".

 

*** Balzac faisait tenir les propos suivants au principal personnage d'une de ses rares pièces de théâtre : "Aujourd'hui peut-être vaut-il mieux avoir des capitaux. Les capitaux sont sous la main. S'il éclate une révolution, et nous en avons vu des révolutions, les capitaux nous suivent partout ; la terre, au contraire, la terre paye alors pour tout le monde, elle reste comme une sotte à recevoir les impôts, tandis que le capital s'esquive." (Le faiseur, joué en 1851 après la mort de l'auteur).

 

**** Pour bon nombre de peuples non européens, la terre n'appartient pas aux hommes : soit elle appartient à Dieu, soit c'est nous qui lui appartenons. Ajouté au fait que beaucoup de ces peuples ne possédaient pas de droit écrit, on comprend la facilité avec laquelle les colonisateurs se sont emparés de vastes territoires. Déjà les légionnaires romains qui ne vivaient que de rapines et à qui n'était distribuée qu'une ration de sel (origine du terme salaire) recevaient en rétribution la propriété de terres conquises. Ce qui avait le double avantage de ne rien coûter à Rome et d'intéresser ces nouveaux colons à la défense de ces territoires. La colonisation européenne n'a fait que suivre cet exemple : le droit de propriété ayant "horreur du vide" toutes les choses sans maître ou réputées telles (res nullius ou res communes) ont vocation à être appropriées.

 

 

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[1] Il y a rivalité lorsque plusieurs se disputent un même bien, excluabilité lorsque le fait de détenir un bien en prive autrui.

[2] Pour les mots suivis d'une ou plusieurs * voir compléments en annexe.