Sur quoi se fonde la justice ?

J’ai déjà introduit un débat sur la justice en 2002. . Aujourd’hui je souhaite en examiner à nouveau les fondements à l’aide du livre récent de Michael Sandel :  « Se demander si une société est juste revient à se demander comment s’y répartissent les choses auxquelles nous accordons de la valeur – revenus et patrimoines, devoirs et droits, pouvoirs et opportunités, positions et honneurs. Une société juste est une société qui répartit ces biens comme il convient ; elle donne à chacun ce qui lui est dû. L’affaire se complique quand on cherche à déterminer ce qui est dû et pourquoi[1]. »

 

Trois grandes approches tentent de répondre à cette question, qui traite de philosophie politique.

 

·       Maximiser le bien-être de la société dans son ensemble ou réaliser le plus grand bonheur du plus grand nombre : utilitarisme (Jeremy Bentham 1748-1832)

 

·       Faire primer la liberté : libertarisme[2]. « Dans beaucoup de pays du monde, tend à s’imposer (du moins en théorie) l’idée que la justice se définit par le respect de certains droits humains universels1. » Ex. Milton Friedman (1912-2006), Robert Nozick (1938-2002)…

 

·       Appliquer une hiérarchie de valeurs morales (cultiver la vertu). Ex. Aristote (la vie bonne), Kant (traiter les personnes comme des fins)… 

 

Quelques exemples de situations à débattre :

 

·         Suite à une catastrophe, hausses de prix abusives (eau, nourriture, travaux de réparation,…)

 

·         Renflouement des  banques (crise financière 2008), bonus des traders…

 

·         Discrimination positive (ex. Sciences Po)

 

·         Personnes isolées suite à un naufrage (bateau ou avion) et réduites à manger de la chair humaine, tuer le plus faible pour survivre… (contre l’interdit moral du meurtre)

 

« La vie, dans les sociétés démocratiques, est traversée de désaccords sur le bien et le mal, le juste et l’injuste. Certains sont en faveur du droit à l’avortement, d’autres y voient la légitimation d’un meurtre. Certains estiment qu’il est équitable de taxer les riches pour secourir les pauvres, d’autres trouvent injuste d’imposer les revenus que les gens ont acquis à force d’efforts.[…] Il arrive qu’un argument nous fasse changer d’avis. Comment dès lors se frayer un chemin sur le terrain très disputé de la justice et de l’injustice, de l’égalité et de l’inégalité, des droits individuels et du bien communautaire ?1 »

 

Utilitarisme

 

Est utile ce qui contribue à maximiser le bonheur/bien-être (welfare) d'une population, conçu comme un maximum de plaisir et un minimum de souffrance. Le principe d’agrégation consiste à faire la somme des positifs et des négatifs, et à prendre en compte le solde net de bien-être de tous les individus, indépendamment de sa répartition.

 

Exemples d’application : impôt progressif, Sécurité sociale, assurance chômage, aides sociales diverses, toute sorte de redistribution…

 

Points faibles : le solde maximum autorise la douleur extrême de certains individus. L’esclavage a permis d’augmenter la richesse totale et est donc compatible avec l’utilitarisme.

 

·  Les droits individuels ne sont pas respectés. Exemple : peut-on justifier la torture ? Et s’il s’agit de sauver des milliers de vies humaines ?? Et si l’individu est responsable de la situation (exemple : il a posé une bombe) ? Et si, pour le faire avouer, il fallait torturer son enfant sous ses yeux ?)

 

·  La notion de dignité humaine est totalement absente

 

·  Pour « mesurer » le bonheur/bien-être, il faut un étalon commun difficile à trouver. Coût /avantage, bénéfice/risque ?… Comment chiffrer le prix d’une vie humaine ? (cf. assurances avec l’âge, limite de vitesse sur route,…).

 

La théorie de Bentham a été complétée par John Stuart Mill en ajoutant de la valeur à la liberté et en acceptant une hiérarchie dans les plaisirs, certains étant plus nobles. Le résultat est inextricable. L’utilitarisme est combattu par les écologistes et les altermondialistes.

 

Libertarisme

 

Le libertarisme défend  « en premier lieu le droit fondamental de chacun à la liberté - le droit de faire ce que l’on veut de ce que l’on possède, dans le respect du droit des autres à en faire autant. » Il s’agit de droits individuels, avec l’idée forte de la propriété de soi.

 

Il s’oppose à toute redistribution entre revenus inégaux, à toute régulation, à tout moralisme, et revendique un Etat minimal assurant seulement respect des contrats, protection de la propriété privée et maintien de la paix. Exemples : Reagan, Thatcher. Le libertarisme intervient aussi dans la morale sexuelle (contraception, avortement, prostitution, procréation assistée, droits à la vie privée) en favorisant la plus grande liberté de décision.

 

Points faibles : pas de Sécurité sociale, de SMIC, discriminations non sanctionnées, vente d’organes,…

 

Vertu et valeurs morales

 

« La plupart de nos arguments [concernant la justice] visent à assurer la prospérité et à assurer le respect de la liberté individuelle […]. Cependant, sous-tendant ces arguments et parfois rivalisant avec eux, se profile un autre ensemble de convictions lié à la question de savoir quelles vertus sont dignes d’être honorées et récompensées et quel mode de vie une bonne société devrait promouvoir. […] Il semblerait que nous ne puissions pas penser la justice sans chercher à déterminer ce qui est pour nous la meilleure façon de conduire notre vie.[…] La conviction selon laquelle une société juste défend certaines vertus et conceptions de la vie bonne a inspiré des mouvements politiques et informé des arguments qui couvrent l’ensemble du spectre idéologique 1 ». Ex. communisme…

 

« A quoi pourrait ressembler une politique nouvelle du bien commun ? » Sandel propose 4 approches :

 

·       Citoyenneté, sacrifice et service, pour cultiver souci du collectif et engagement au service du bien commun. Ex. la Résistance, le bénévolat, …

 

·       Les limites morales des marchés. Ex.  l’exception culturelle, la régulation sur les paradis fiscaux…

 

·       Solidarité et civisme. Ex. des services publics performants, le souci écologique…

 

·       Une politique de l’engagement moral. « Dans les sociétés pluralistes, il existe des désaccords moraux et religieux entre les citoyens. […] [Plutôt que l’évitement,] la confrontation publique plus vigoureuse de nos convictions morales pourrait renforcer et non pas fragiliser le respect que nous nous devons les uns aux autres 1 » et éviter les problèmes de communautarisme.

 

Un exemple pour terminer : un laboratoire a proposé récemment un médicament important pour traiter l’hépatite C. Il coûte 70 000€/patient, il y en a 50 000 en France soit 14 milliards d’€. La France a choisi de soigner les 15 000 cas les plus graves pour leur donner une chance plus égale de guérir (égalité) ; la Grande Bretagne a refusé le médicament et a consacré une somme équivalente à un grand nombre de malades autres par souci d’efficacité (utilité) ; l’Allemagne a choisi de traiter les moins malades car c’est sur des cas similaires que le produit avait été testé (responsabilité).

 

             Marie Odile Delcourt. Café-débat du 25 février 2017

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[1] Justice. Bien juger pour bien agir de Michael Sandel. Albin Michel.2016

[2] au sens anglais du terme, qui inclut le libéralisme et le déborde. En français, libertaire a un autre sens.