Le progrès est-il l'accomplissement des utopies ?

Le progrès est-il l'accomplissement des utopies ? (pistes pour un débat  ouvert)

 

Sur un aussi vaste sujet qui mériterait de longs développements, il est illusoire de faire une synthèse en deux pages. Tout au plus peut-on donner quelques éléments susceptibles de fournir des pistes pour ouvrir le débat : le présent document est donc plus conçu comme un aide-mémoire que comme un exposé à thèse. D'une façon schématique donc on mettra d'abord en parallèle progrès et utopie avant de rappeler le sens, l'origine et les divers avatars de ce terme utopie.

 

Préambule : progrès et utopie, concepts apparentés ?

Progrès, utopie, ces deux notions très complexes se réfèrent apparemment à deux univers différents, celui de "l'après" et celui de "l'ailleurs". Pourtant, avec l'exploration très avancée de notre planète, il n'y a plus d'ailleurs dans l'espace terrestre : l'utopie est devenue en quelque sorte un ailleurs dans le temps. Elles ont donc aujourd'hui ceci en commun qu'elles prennent en considération l'écoulement du temps. Si l'émergence de l'une, le progrès tel qu'on le conçoit de nos jours, est l'idée relativement récente (apogée en Europe au XIXe siècle) "d'un âge d'or situé dans l'avenir et peu à peu réalisé par l'effort de l'homme, conjugué aux effets du temps valorisé comme complice de sa volonté" (Bernard Valade), la seconde jalonne toute l'histoire humaine, même si le mot utopie est né il y a tout juste cinq siècles : la République de Platon fut l'une des premières utopies écrite en 315 av. J-C. On pourrait même remonter à 2500 ans avant notre ère, avec l'épopée de Gilgamesh, le "grand homme qui ne voulait pas mourir". Cette référence à l'inscription de la civilisation dans un temps linéaire fait de la notion de progrès une spécificité occidentale. Par contre, trop mal connues de nos concitoyens, il existe des utopies orientales (l'utopie baasiste de Michel Aflaq par exemple).

Autre distinction notable, la connotation du terme utopie est plutôt dépréciative dans le langage courant, alors que le progrès bénéficie encore d'un préjugé plutôt favorable. A quelques nuances près, surtout lorsqu'il concerne l'évolution technique (voir les écrits de Jacques Ellul, de Paul Virilio, ou la critique sans appel de la technique moderne par Martin Heidegger) ; mais aussi d'un point de vue plus général comme la mise en cause du progressisme ou de "la religion du progrès", même chez des penseurs plutôt étiquetés à gauche (Jean-Claude Michéa).

                                                                                                                   

Ce qu'est et ce que n'est pas l'utopie. L'utopie et le rêve.

S'il y a une seule chose à retenir du débat de ce jour c'est le sens à donner au mot "utopie", trop souvent assimilé à une idée simpliste, farfelue et même négative ou dangereuse. Une idée qui disqualifierait celui qui en est porteur. On le confond souvent à tort avec le terme idéologie. Pour Paul Ricœur (1984) idéologie et utopie sont les deux expressions de l'imaginaire social. On doit au sociologue allemand Karl Mannheim la distinction entre ces deux termes (Idéologie et utopie, 1929) : selon lui, parler en idéologue, c’est parler du monde tel qu’il doit être compris, ou qu’on voudrait qu’il le soit ; d’où une intolérance assez fréquente. L’utopie en revanche a pour objet le monde tel qu’il devrait être. La première est un ensemble contraignant, la seconde un ensemble entraînant avec un côté visionnaire. S'il fallait une preuve de la pertinence de cette distinction, on peut se rapporter à la phrase de Marx au crépuscule de sa vie, phrase souvent mal comprise, "je ne suis pas marxiste".  Il est donc parfois difficile de faire le distinguo, mais "le passage de l'utopie à l'idéologie est l'une des perversions les plus courantes et les plus dommageables prenant place dans le domaine des idées" (Le pouvoir des idées, Philippe J. Bernard, 2007).

Comme l'on sait le mot utopie, ignoré des anciens Grecs, a été forgé par Thomas More dans son ouvrage du même nom écrit en 1516, pour répondre au défi que lui avait lancé son ami Erasme après la publication de son Eloge de la folie (1511). U-topia : le lieu de nulle part. Il serait trop long de résumer ici les conditions de son élaboration et son contenu. Toujours est-il que le terme utopie a eu un succès considérable.  Il s'est enrichi aussi de termes dérivés : "dystopie" (utopie négative) ou  au contraire "eutopie" (utopie positive, du préfixe eu- qui signifie bon).

Le modèle imaginaire de l'utopie, comme de l'idéologie d'ailleurs, se retrouve dans d'autres termes, tels que le "rêve". Ainsi on a pu distinguer le rêve français (ou rêve républicain) qui estime, dans une optique très rousseauiste, que l'avenir de la société réside dans le triomphe de l'égalité, et à l'opposé le rêve américain (et plus généralement anglo-saxon), mettant l'accent sur la liberté individuelle. On y trouve l'inspiration de Locke ou des pèlerins du Mayflower, pour qui l'état de nature idéal c'est la liberté. Margaret Thatcher allait plus loin quand elle affirmait qu'il y avait des individus et des familles, mais que la société n'existait pas ! La terminologie de l'utopie peut prendre d'autres tournures : les "idées", le "possible" (La possibilité d'une île, Houellebecq, 2005), voire le  "mythe", etc.

Deux dernières précisions qui n'épuisent pas le sujet. 1° Il faut distinguer "utopie" et "uchronie". La première décrit un ailleurs inconnu sans référence au temps. La seconde, rétrospective, est orientée vers le passé et cherche des réponses à la question "que ce serait-il passé si..?" (si Jeanne d'Arc n'avait pas existé, si Napoléon n'avait pas perdu la campagne de Russie, etc.). 2° La production d'utopies est considérable, en littérature bien sûr (près de 2000 ouvrages principaux recensés, sans compter les innombrables écrits de SF, genre connexe mais différent) et même le cinéma (la Maison des désirs du film Stalker de Tarkovski, 1979) ; mais aussi dans les réalisations techniques, architecturales ("architecture oblique" de Claude Parent, décédé en 2016) ou urbanistes (salines d'Arc et Senans, années 1770 ; Masdar, aujourd'hui), linguistiques (volapük, 1880 ; esperanto, 1887 ; interlingua, 1950), sociétales (communautés hippies, Auroville de Sri Aurobindo), politiques…

 

Utopie et progrès aujourd'hui - Questionnement

Aujourd'hui l'utopie n'est plus le rêve solitaire de jadis (La cité de Dieu, Augustin, 413-26 ; La Cité du soleil, Campanella, 1623). Ce n'est pas  non plus, ce qu'il était alors, un genre littéraire permettant à des auteurs comme Swift (1723) ou Voltaire (dès 1734) de critiquer la société sans trop craindre la censure. Philippe Bernard nous donne une définition moderne des utopies comme étant "des aspirations partagées constitutives de rêves, de projets collectifs plus ou moins étroitement définis, et à ce titre exerçant sur les différents individus un effet d'intégration sociale". Dans cette problématique le(s) progrès pourrai(en)t se concevoir à la fois comme les moyens mis en œuvre pour réaliser ces aspirations, ainsi que les produits de ces réalisations.

A partir de là des questions se posent.

1. Qu'est-ce qui détermine l'évolution des sociétés ?

L'évolution des sociétés se fait-elle sous l'empire des réalités matérielles (voir Marx qui n'avait que mépris pour le socialisme utopiste), sous l'emprise des idées (Pouvoirs du rêve, T. Gaudin, 1984), ou plutôt grâce à un cocktail harmonieux de ces deux ingrédients ? Ainsi dès à présent des projets  spatiaux sont réalisables à terme plus ou moins rapproché (cité spatiale Apogéios, centrales solaires spatiales, exploitation des ressources de certains astéroïdes…). Verront-ils le jour ? Quand ? Comment ?

2. Quelles utopies pour notre siècle ?

Pas de cohésion sociale sans imaginaire social. Qu'en est-il aujourd'hui ? Hélas deux voies seulement montrent  leur consistance en tant que projets cohérents et complets : l'intégrisme (religieux notamment) et l'idéologie de l'économie de marché. Le premier est évidemment inacceptable. Force est de constater que la seule doctrine qui perdure et qui se généralise est l'idéologie de l'économie de marché et le système de valeurs qu'elle engendre : enrichissement, croissance économique, mondialisation marchande, compétition. Finalement, le seul moteur de l'individu, sa seule raison d'être serait de participer à la création et au partage de la richesse économique. Beaucoup s'en satisfont, mais ce n'est pas le cas de ceux qui sont exclus de la création et du partage. Ce n'est pas le cas non plus d'un nombre croissant de personnes qui ne sauraient admettre que l'ensemble de l'activité humaine se trouve réduite à la seule sphère de l'économique. De toute façon, quand bien même on souscrirait sans réserve à cette idéologie, elle ne peut pas régir toutes les relations entre les humains. Nous - et surtout les jeunes générations -  sommes sevrés d'un projet porteur d'espoir et d'avenir (on a bien essayé avec le projet européen, avec le succès que l'on constate). Où trouver ce projet ? Craignons que le premier manipulateur venu, par la force d'un Verbe dévoyé n'entraîne la société dans des errances funestes.

3. Aujourd'hui pourquoi tant de craintes ?

Le constat du pouvoir démiurgique que le progrès confère à l'homme (un simple agriculteur possède dans son hangar de quoi anéantir les habitants d'une petite ville), lorsque ce pouvoir n'est pas contrôlé et encadré, a donné lieu depuis un siècle à un grand nombre d'œuvres littéraires à tendance dystopique, depuis le "1984" d'Orwell (1949), jusqu'au "2084" de Boualem Sansal (2015), sans oublier les Barjavel, Huxley, Robert Merle, etc. Bon nombre de ces craintes ont fait l'objet de débats dans notre petit groupe (crise, transhumanisme, etc). Pourquoi tant de craintes alors que notre civilisation n'a jamais été aussi riche en humains, en savoirs, en réalisations et  que sa croissance dans ces divers secteurs n'a jamais été aussi forte ? Une des explications donnée par certains est qu'il s'agit d'une croissance déséquilibrée : "le trépied sur lequel reposaient les relations homme/nature/technique, d'où découlaient les fondements communs à toutes les civilisations, s'est brutalement effondré" (Monde du vivant, agriculture et société, R. Groussard, P. Marsal, 1998). Déjà le précurseur Jacques Robin (Changer d'ère, 1989) plaidait pour construire un nouvel humanisme fondé sur une relation ternaire équilibrée entre la triade biologie/culture/technique. Plus récemment le sociologue allemand Hartmut Rosa (Accélération. Une critique sociale du temps, 2010) dans son ouvrage magistral (et plutôt inquiétant) valide ces intuitions en mettant l'accent sur les dommages provoqués par la non maîtrise des forces d'accélération du temps.

Quelles réponses apporter à ces quelques questions ?

 P. M. 25/01/2017

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