Que reste t-il de mai 68 ?
« La France ne fait jamais de réformes que dans la foulées d'une révolution » (Charles de Gaulle)
Mai 68 a été un formidable accélérateur pour la société en matière de mœurs, de sexe, de condition de la femme, de culture. Et pas qu'en France d'ailleurs.C'est un frisson qui a véritablement parcouru la planète. Mais son influence n'a plus aucun sens aujourd'hui.Nous sommes dans un autre siècle, avec d'autres problèmes. L'environnement de l'époque parait bien obsolète.Mai 68 est un évènement historique né de circonstances particulières, dans un environnement culturel, social et international bien particulier.Dans le mouvement de 68 se mêlent une aspiration démocratique et un vertige messianique, une volonté libertaire et des comportements totalitaires, une incroyable modernité et un affligeant archaïsme, le besoin d'une générosité collective et l'affirmation d'un individualisme exacerbé....Mai 68 ne peut donc être réduit à une seule dimension, forcément partiale, forcément partielle.
A) Les années d'avant :
Mai 68 se situe à mi chemin entre la fin de la guerre d'Algérie et le 1° choc pétrolier. Pendant la guerre du VietnamRudi le Rouge » qui rejette les deux systèmes de domination, communisme comme capitalisme, est victime d'un attentat en avril 68 à Berlin. Réveil des peuples du Tiers Monde tel que Cuba et le « Ché » assassiné en 1967. Théorisé par un jeune normalien Régis Debray,celui-ci prendra les armes et sera emprisonné en Bolivie.La Révolution culturelle en Chine (1966) et son Petit Livre rouge.Aux Etats-Unis, phénomène beatnik puis hippie : libération sexuelle, cannabis et la musique planante.Grande inventivité que l'on retrouve dans le mouvement situationniste à l'origine de nombreux slogans tel que « Il est interdit d'interdire ». Les années soixante sont les années « Arts Ménagers » (Réfrigérateurs, machine à laver, voiture, télévision...) Depuis 1958 la France semble passer du 19° au 20° siècle avec une expansion impressionnante : exode rural, mécanisation agricole, urbanisation forte avec son cortège de grands ensembles en banlieue, le niveau de qualification s'élève, pas de chômage. Il règne une impression de mouvement qui baigne dans une forme d'optimisme historique :Demain sera mieux qu'aujourd'hui.Mais cette modernisation gaulliste peut être qualifiée d' « autoritaire » malgré les idées de participation et de régionalisation.C'est également vrai au niveau des entreprises où le dialogue social n'existe pas.L' « anti-autoritarisme » est une composante essentielle de Mai 68 qui s'élève contre toutes les institutions :l'Eglise,l'école,le pouvoir politique, l'entreprise avec un fort besoin de dialogue pour donner un sens à sa vie.. On n'a pas pris le pouvoir en Mai 68, mais on a pris la parole. (Michel de Certeau).Je parle donc je suis.L'homme n'est plus sujet actif il est devenu un objet. Le livre de Georges Perec « Les Choses », reçoit le Renaudot en 1965.Mai 68 est révélateur des évolutions en cours qui travaillent la société française, c'est l'épicentre d'une longue secousse.Il va participer à combler le gouffre entre la modernisation économique et la rigidité des mœurs. La loi Neuwirth sur la pilule en décembre 67 a donné lieu à des débats épiques.Minijupe, Brigitte Bardot mais pas de mixité à l'école ni dans les cités U pour les jeunes filles majeures (21 ans).Les enfants du baby-boom revendiquent leur place dans une France encore figée.Ils représentent une contre-société avec sa contre culture : rock'n'roll, Beatles, Rolling Stones, Guitare, « Yé-Yé », jean, transistor ; bref la société de consommation.La plupart veut y accéder mais une minorité rechigne à l'intégrer. Les situationnistes revendiquent le coté ludique, festif, joyeux et iconoclaste de l'action d'où la tonalité libertaire.Pour schématiser on trouve trois composantes : (1965/1975), première guerre télévisée dont les négociations de paix commenceront le 10 mai 68 à Paris.... Vent de contestation sur tous les continents. Mai 68 n'est pas un évènement franco-français. En Allemagne «
Sensibilité libertaire, «anti-autoritaire» qui se rebelle contre la rigidité et la sclérose des rapports sociaux
Une composante messianique confiante dans les lendemains qui chantent.
Une dimension hédoniste lassée du carcan moral qui pèse sur la sexualité.
B) Que s'est-il passé exactement en mai 68 ? (Pour mémoire résumé de la chronologie) :
La révolte étudiante ,3-13 mai. La Grève Générale après le 13 mai.La crise au sommet de l'Etat du 24 à la manifestation gaulliste du 30 mai.Le « triomphe » de Pompidou aux législatives de juin.
C) Les années d'après et questions sur l'héritage :
Si tout semble rentrer dans l'ordre en fait le slogan « Rien ne sera plus comme avant » est largement partagé.Après les huit semaines qui ébranlèrent la France, commence une forme de révolution culturelle, de mise à jour de la société française qui va la transformer profondément. Mai 68 a été un formidable accélérateur des mutations sociales et culturelles qui étaient à l'œuvre depuis une dizaine d'années.
Un echec politique mais une réussite culturelle.
- Acquis immédiats via les accords de Grenelle: revalorisation du SMIG de 30%,hausse des salaires de 10%, ordonnances sur la SS mais surtout reconnaissance des sections syndicales d'entreprise (victoire de la CFDT et l'un des principaux héritages de Mai 68)
- Loi Edgar Faure sur l'autonomie des universités fin 68.
- Après l'echec du référendum sur la Régionalisation au printemps 69, Pompidou élu président, nomme Chaban-Delmas Premier ministre qui prononce son discours sur la «nouvelle société» inspiré par Simon Nora et Jacques Delors tous deux issus de la gauche mendésiste.C'est l'analyse d'une «société bloquée» (livre de Michel Croizier) et archaïque. Davantage de liberté à la presse et à l'information, rénover les relations sociales par plusieurs grandes lois sociales comme celle sur la formation professionnelle. Mai 68 a soldé le gaullisme historique.
- Plus tard Giscard d'Estaing abaisse la majorité à 18 ans, loi sur le divorce et surtout celle sur l'avortement que Simone Veil défend et fait voter en 1974.
- A gauche le parti socialiste, pris en main par Mitterrand en 1971, propose de «changer la vie» et sait capter les désirs de changement des classes moyennes .Mais il est aussi marqué par les archaïsmes gauchisteseffet pervers de 68. comme le credo: le prolétariat est la seule classe capable de transformer radicalement la société du mal en société du bien. Cette idéologie marxiste primaire pèsera lourdement sur la gauche socialiste et retardera sa modernisation. C'est un
Mais en quelques années les «modèles» qui entretenaient le rêve et l'utopie s'effondrent dans les larmes et le sang. Entrée des troupes vietnamiennes dans Saigon provoquant la fuite des «boat-people».Au Cambodge victoire des Khmers rouges suivie d'un des plus féroces génocides de l'histoire. En Chine mort de Mao et premiers témoignages sur les horreurs de la Révolution culturelle. Toutes ces désillusions provoquent une perte de la «foi».La grande religion laïque du marxisme perd ses fidèles.Le «collapsus du marxisme» selon le mot d'Edgar Morin, marque la fin de l'illusion lyrique.En 1974 , «L'Archipel du Goulag» de Soljenitsyne donne le coup de massue finale à l'idée communiste.Les dissidents de l'Est apparaissent tel Vaclav Havel ou le syndicat Solidarnosc. Le mur de Berlin tombera en 1989.
Cependant s'ils n'ont pu eu de postérité, les gauchismes politiques ont pointé du doigt les plaies de la société française: la misère des immigrés, les taudis, les conditions de travail, les prisons, les «fous» etc.:sans y donner de réponse puisqu'il n'y avait d'autre solution pour eux que dans le changement global.Derrière ces escarmouches se sont engouffrés des centaines de comités, d'associations, de groupes, formant une nébuleuse du «gauchisme culturel» qui a pris en charge ces problèmes.Les gauchistes politiques voulaient changer «de» société, les gauchismes culturels se contentaient de changer «la» société.Ils se sont (ré)investis sur ces fronts secondaires: la famille et le couple,l'école et l'éducation,l'environnement et la ville,la magistrature et la santé.
- Le mouvement des femmes (MLF, Choisir de Gisèle Halimi, MLAC), à la croisée de l'intime et du collectif a dynamisé de façon la plus évidente la logique gauchiste.Le «je» a supplanté le «nous», les désirs privés les illusions collectives.Faire a remplacé «Que faire?».
- Sur l'école le bilan est plus mitigé. Le capital culturel dont le culte du savoir intellectuel, est resté important pour les fils de Mai 68.Par dessus se greffe le débat pédagogique avec des bonheurs divers dans l'expérimentation.La question deviendra cruciale en 1976 avec la création du collège unique par la loi Haby. Comment enseigner à des classes que la démocratisation et le brassage social ont rendues hétérogènes?
A coté de la dimension messianique et de l'aspiration démocratique, une troisième composante s'impose peu à peu, la revendication de l'hédonisme.Prendre son pied ici et maintenant sans attendre les lendemains du grand soir. Sont à la mode, les communautés, voyages à Katmandou, la musique planante, la défonce et la libération sexuelle, l'antipsychiatrie et l'acide, la route et le corps, l'écologie et le rock. Mais au milieu des années soixante-dix cette contre culture achoppe sur la crise économique et l'apparition du chômage de masse.
- Mai 68 marque-t-il la naissance de l'individualisme? Si ce dernier est le repli sur la sphère privée et l'indifférence à la cité, il est difficile de trouver des traces d'individualisme dans le mouvement de 68.Bien que présente, la dimension individualiste de Mai 68 traduit également l'ambition de communiquer avec le groupe.Révolte libertaire mais également réaction contre l'«atomisation sociale» mis en évidence dans les films d'Antonioni.L'épanouissement personnel s'exprime toujours en relation à autrui, au monde et à la société. Le mouvement est fondamentalement généreux, altruiste. Le «moi, je » cohabite avec le «nous».La transformation de cet «individualisme collectif» en un individualisme égocentré» se produisent plus tard au cours des années quatre-vingt, avec les retombées de la longue crise économique.Seule va compter la réussite individuelle, le plaisir personnel au détriment des autres. Le mot d'ordre sera «Sauve qui peut» et non plus «Sauvons-nous les uns les autres».
- Mai 68 est-il un mouvement porteur de modernité? Il est ambigu et contradictoire. Malgré les sociologues Morin, Touraine et Lefort, la théorie du changement social reste en retard sur la réalité des transformations sociales.Les concepts relèvent de la boite à idées du 19° siècle (lutte des classes, prolétariat, prise de pouvoir) alors que bien des éléments de cette «incompréhensible» révolte préfigurent déjà la modernité du 21°siècle (nouveaux acteurs sociaux, différentiation sociale, enjeux culturels, affirmation de l'individu).
Nombreux extraits du livre : « Mai 68 raconté à ceux qui ne l'ont pas vécu » de Patrick Rotman au Seuil
Edito du Monde 3/05/08 :
Les enfants du baby-boom ont des traits communs d'un pays à l'autre, surtout en occident, où ils ont connu la même croissance économique, bénéficié du même allongement de la scolarité, lu les mêmes auteurs et écoutés les mêmes musiques.Mais c'est en France que l'éclosion de cette génération a pris la forme d'un choc frontal avec le pouvoir.
Mai 68 n'a pas mis à bas le régime de 1958 ni réalisé l'utopie libertaire mais il a secoué, en revanche, les habitudes de pensées et de vie dans lesquelles le pays était engoncé depuis la libération.
Politiquement il a annoncé la fin du gaullisme et du communisme, même s'ils ont perduré jusque dans les années 80.
Socialement, il a mis à l'ordre du jour la recherche du temps libre et l'épanouissement personnel.
Moralement, il a renversé l'ordre familial et patriarcal traditionnel.
Idéologiquement, il a mis en question les valeurs et tabous du nationalisme.
Des évolutions similaires se sont produites ailleurs et auraient eu lieu en France un jour ou l'autre, cependant pendant un mois les Français, ont trouvé la vie belle et ont aimé vivre ensemble.