La fraternité est elle une utopie?

Après un bref rappel historique, j’évoquerai la fraternité du point de vue individuel, puis sociétal. 

 

Rappel historique

La fraternité est née de l’aspiration à la liberté, lors du serment du Jeu de Paume en juin 1789 dirigé par une cause commune (c’était alors une fraternité « de rébellion »).

Déjà évoquées par Fénelon (dans Les aventures de Télémaque), affirmées comme l’idéal par les Illuminati de Bavière[1]en 1776, les notions emblématiques de liberté, d’égalité et de fraternité ont été ensuite brandies au Club des Cordeliers, fondé par Danton, en 1790. Puis Jean-Nicolas Pache, élu maire de Paris le 11 février 1793, a fait mentionner sur les murs de Paris, le 21 juin : « La République, une et indivisible – Liberté, Egalité, Fraternité ou la mort - ».

La Constitution de 1848 a défini la fraternité comme un « principe » de la République. La devise « Liberté, Egalité, Fraternité » a été inscrite au fronton des édifices publics à l’occasion de la célébration du 14 juillet 1880, et elle figure dans les constitutions de 1946 et 1958.

Si la liberté et l’égalité sont les socles de notre contrat social, la fraternité en est la perspective, tant individuelle que sociétale.

 

Point de vue individuel

Dans la vie quotidienne, la fraternité oscille entre empathie spéculative avec de lointains inconnus et engagement de proximité.

Une approche naturaliste permet d’observer que la fraternité associe à la fois l’altruisme, l’amour, la générosité, l’affection, l’amitié, la bonté, la charité et la solidarité. Certains traits relèvent de l’instinct, d’autres sont plus intellectuels.

L’altruisme recouvre en fait l’une des attitudes humaines les plus estimées et souvent citées, dans presque toutes les cultures, au fondement même de la vie sociale. Les sociobiologistes le rattachent à deux catégories non exclusives :

·                L’altruisme émotionnel, pulsion généreuse spontanée (même si inconsciemment une réciprocité est attendue)

·                L’altruisme rationnel qui, relevant lui d’une volonté, correspond au « donnant-donnant » de la solidarité humaine, dont il est un moteur très productif et générateur de progrès particulièrement en s’adossant sur des valeurs de responsabilité, d’autorité et plus encore de courage.

La fraternité est une épreuve du lien avec l’autre qui se fait toujours aux risques de soi, une source d’effroi, une angoisse devant l’inconnu, le différent, l’étranger. « L’autre me regarde » a écrit Emmanuel Levinas ; il ne s’agit pas que du regard, l’autre me concerne comme étant quelqu’un dont j’ai à répondre et c’est une responsabilité inépuisable. Paul Ricoeur [2] a aussi pensé la fraternité comme projet éthique, et il définissait l’éthique par cette triade constitutive « le souhait d’une vie accomplie - avec et pour les autres - dans des institutions justes » (cf « Soi-même comme un autre »).

En tout état de cause pour résoudre les problèmes rencontrés, il est nécessaire de faire preuve de lucidité, car sans lucidité, point de « juste milieu », point de liberté de penser et donc point de progression possible. Il faut également faire preuve de tolérance afin de dominer ses propres réticences à accepter l’autre.

La fraternité n’est pas un état, mais une démarche, un processus qui s’éprouve au fil du temps, invitant d’abord à sortir de soi. Elle est un lien, mais ce lien n’emprisonne pas l’autre qui doit être accepté de façon inconditionnelle.  

Tout ceci implique une démarche psychologique difficile, mais accessible. Elle ne se confond pas avec l’amitié, qui relève d’une proximité affective et intellectuelle réelle. La fraternité peut se contenter d’accepter l’autre, de le respecter dans ses idées et ses comportements, voire même de faire preuve de solidarité à son égard, le tout étant une question de dosage et de conviction.

Renforcée souvent par l’esprit de convivialité, la fraternité contractuelle ressentie rayonne peu ou prou à l’extérieur, en société.

 

Fraternité sociétale

L’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme rappelle que les êtres humains « doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

Cette obligation morale de devoir réciproque relève de la sphère de la communauté et se traduit, concrètement, dans un esprit solidaire (d’où découlent par exemple les protections sociales), mais elle donne lieu à deux interprétations différentes : une vision idéaliste qui fait de cette qualité un objectif supérieur à atteindre et à pratiquer, et une perspective réaliste qui tente d’adapter la fraternité aux hasards de la vie (en fonction d’évolutions sociales et/ou professionnelles, voire de choix de vie pouvant compliquer – ou faciliter - le maintien des liens sociaux).

La fraternité républicaine renvoie au concept de « capital social » de Robert Putnam, entraide entre citoyens visant un monde meilleur, via les « liens horizontaux » : les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel – ce qui est différent du « carnet d’adresses » de Pierre Bourdieu permettant d’améliorer sa propre position sociale -.

Si elle n’est pas légiférée au niveau de l’Etat français, contrairement à la solidarité qui a même eu des « ministres de la Solidarité », la fraternité est toutefois marquée, tout au long de l’année, par diverses manifestations associatives, comme par exemple la « 4ème Fête de la Fraternité avec les migrants » organisée au Centre 8, Porte de Buc (à Versailles), l’hiver dernier.

Par ailleurs, à un autre niveau, est commémorée chaque 20 décembre la Journée Internationale de la Solidarité Humaine, créée par les Nations Unies en 2005 et célébrant actuellement le nouveau programme de développement inclusif, à l’horizon 2030, pour assurer paix et prospérité aux peuples de cette planète.

Le défi est immense, car l’individualisme est actuellement roi. Notre société est constituée de groupes : jeunes / vieux ; actifs / chômeurs / retraités ; hommes / femmes ; handicapés / valides ; citadins / ruraux ; autochtones / issus de l’immigration …

Ont-ils encore un dénominateur commun ? Comment utiliser par exemple les réseaux « sociaux » pour créer de vrais liens ?

Force est de constater que la société multiculturelle conduit à l’isolement et à l’anomie sociale, d’où la nécessité de créer des ponts avec des personnes qui ne nous ressemblent pas.

Surtout qu’à l’instar de Margaret Thatcher qui a prétendu en 1987 « Il n’existe pas de société, seulement des hommes et des femmes individuels », l’idéologie néolibérale régnante est une dangereuse façon de justifier une inégalité omniprésente. Il n’y a alors pas d’intérêts collectifs de classe, mais une simple foule d’individus prenant des décisions rationnelles pour maximiser leur autonomie personnelle.

Bien au contraire, la fraternité républicaine est un élan vers une vraie démocratie, complète, participative, coopérative, socialement durable et vivifiée par une constante créativité citoyenne, tant il est vrai que « la fraternité s’apprend ! On ne naît pas fraternel, on le devient », comme le rappelait Abdennour Bīdar [3] [cf. son « Plaidoyer pour la fraternité » (page 72)]. 

Pour conclure :  autant rechercher la simplicité et la qualité conviviale dans le cadre d’une franchise bienveillante, sensible au souci de l’Autre et aux actions collectives, dans le respect des différences et la réciprocité des efforts d’ouvertures.


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[1] LES ILLUMINATI DE BAVIERE sont une société secrète allemande du XVIIIème siècle qui se réclame de la philosophie des Lumières.

[2] PAUL RICOEUR (1913 – 2015) : philosophe français qui s’est intéressé tant à l’existentialisme chrétien qu’à la théologie protestante.

[3] ABDENNOUR BIDAR : philosophe français contemporain, spécialiste de l’Islam.

Michèle Gaspalou