Le tournant du 21ème siècle pourrait marquer le changement de paradigme1 de notre société. On commence à voir apparaître cette idée avec Prigogine (prix Nobel de Physique en 1977), puis dans les études sociologiques de Ray en 20012 aux Etats-Unis, et de la Cellule de Prospective de l’UE à partir de 1997 synthétisées récemment par Luyckx3 qui affirme en 2002 : « Il y aurait entre 50 et 100 millions d’Européen(ne)s qui changent de système de valeurs implicites4. Appelons-les les ‘transmodernes’ ».
Si l’on se limite à l’Occident, on distingue schématiquement, avec des recouvrements de périodes :
La pré-modernité (jusqu’à la fin du 18ème siècle5) caractérisée par un paradigme vertical, autoritaire et patriarcal : Dieu à la tête, relayé par le clergé, puis les politiciens, puis les hommes, enfin les femmes. La vérité, qui vient de Dieu, est exclusive donc la société est intolérante. La sécularisation est impensable, elle relèverait du blasphème. Le clergé est très puissant, ce qui donne lieu à des abus. Avantages : stabilité, modèle social reproductible, sens du sacré, symbolisme, sens de la vie et de la mort
La modernité (18ème à 20ème siècle) caractérisée par le remplacement de Dieu par la Raison et la Science. Les experts ont remplacé le clergé, mais la structure est restée pyramidale, verticale, autoritaire et patriarcale : la Raison à la tête, relayée par les experts, puis politiciens, hommes, les femmes toujours en dernier. Il n’y a pas d’autre Vérité que celle accessible à la Raison. La structure de la société a peu changé dans le domaine public majoritairement masculin, mais apparaît un espace privé dans lequel sont cantonnés religion, philosophie, éthique, intuition, art culture, et esthétique, et dans lequel une large place est faite aux femmes et à l’émergence de l’individu. La stabilité est remplacée par le progrès considéré comme une valeur en soi. L’espace public est sécularisé. Avantages : la Science et l’éducation généralisée balaient l’obscurantisme, développent les capacités d’analyse et permettent le développement des techniques et la montée du niveau de vie, émergence des classes moyennes. Inconvénients : le monde est désenchanté, purement rationnel, sans place pour le sacré ; il est séparé entre deux sphères étanches auxquelles manque la synthèse, le sens fait défaut, le pouvoir abusif des clercs est remplacé par celui des experts.
La transition post-moderne (depuis 1950 environ) ne constitue pas à proprement parler un paradigme. Caractérisée par le scepticisme (Il n’y a pas de Vérité), la société n’a rien changé à sa structure sauf que son fondement, la Vérité a disparu. Elle apparaît comme une impasse et n’est donc pas durable. Le primat de l’individu sur le collectif débouche sur un individualisme souvent égoïste : hédonisme libertaire, éclatement de la famille, diversité des modèles, règne de l’informel, rejet de l’autorité… tandis que se déroulent l’essor du capitalisme et la mondialisation avec une grande tendance à la dérégulation. Avantages : grande créativité personnelle (toute personne devant ‘inventer’ sa vie), liberté accrue, droit de regard sur les dirigeants, les femmes commencent à trouver une place qui tend à s’égaliser avec celle des hommes. Inconvénients : perte de confiance généralisée en particulier dans la Science, ‘Tout est relatif’, compétition à outrance, dépossession de l'Etat par la finance, crises financières, économisme (= le tout économie); au niveau individuel : égoïsme, irrespect, perte de valeurs, manque de sens. Alors émergent d’autres aspirations…
Ces aspirations, perceptibles aujourd’hui, visent à changer de paradigme et définissent la Trans-modernité (depuis1980-90). Conceptuellement la Vérité existe, mais n’est jamais accessible en totalité (Réel voilé en Science, complexité de toute chose, transcendance, à chaque pas de connaissance l’horizon recule). L’objectif est de retrouver du sens et de construire un monde viable et durable. La société repose sur un choix éthique d’égalité, de réconciliation, de coopération. La pyramide sociale disparaît, chacun étant appelé à s’approcher de la Vérité et à construire sa vie par le chemin qui lui convient, en contribuant à la construction d’un tel monde viable et durable, sans rapport hiérarchique, refusant la domination aussi bien du clergé que des technocrates et spécialistes (appelés à apporter leur contribution, non à diriger). Avantages : la trans-modernité, fondée sur un saut éthique qualitatif notable en faveur du vivre ensemble, est démocratique, post-patriarcale, tolérante car disposée à travailler avec toutes les cultures, se soucie de préserver la nature pour les générations futures, s’efforce de relier les sphères privée et publique, de réconcilier les différentes dimensions qui composent toute personne, en particulier la dimension spirituelle, cherche à définir un lien nouveau entre politique et religion6. Elle préconise de décloisonner peu à peu les disciplines afin que puissent se dessiner des visions synthétiques7, en particulier elle dépasse l’économisme réducteur pour redonner au politique toute la place qui lui revient8, le profit retrouvant son rôle de moyen et non plus de but. Elle met en avant la notion de transformation de la personne vers une sagesse personnelle, et au niveau collectif transformation de l’humanité vers un monde plus harmonieux. Elle redécouvre la dimension du sacré.
Les aspirations de la Trans-modernité sont de nature à réenchanter le monde et à redonner du sens. Elles correspondent à une vision optimiste de l’humanité et de la Vie. A nous de les faire nôtres, de les développer et de les faire vivre9 !
Marie-Odile DELCOURT
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1 Le paradigme est une représentation du monde, un modèle cohérent de vision du monde incluant des croyances et des valeurs implicites. Au sens étymologique, paradigme signifie modèle.
2 Paul H. RAY et Sherry Ruth ANDERSON : « L’émergence des créatifs culturels : enquête sur les acteurs du changement de société » Editions Yves Michel BP 3 F – 05300 BARRET-LE-BAS, février2001, ISBN 2 913492 10X.
3 Marc LUYCKX est directeur de VISION 2020 (Bruxelles). Il est l’auteur de « Au-delà de la modernité, du patriarcat et du capitalisme : la société réenchantée » (L’harmattan, Paris, 2001). Beaucoup d’idées de ce document sont empruntées à Luyckx dans Reflets et Perspectives, XLI, 2002/1-89
4 Et 50 millions aux Etats-Unis selon Ray en 2001
5 Toutes les dates sont indicatives, approximatives, et se recouvrent pour les différentes modernités. De plus elles varient géographiquement.
6 celle-ci moins dogmatique et plus tolérante qu’auparavant
7 Par exemple dans le domaine médical voir le livre La solution intérieure de Thierry Janssen Pocket 2006, qui prône une médecine intégrative prenant soin du corps et de l’esprit
8 A titre d’exemple : par son livre Le Capital au XXIe siècle (2013), Thomas Piketty applique à l’économie une démarche historique extrêmement puissante, dont les conclusions doivent se tirer au niveau politique. Etonnament ses recherches s’appuient aussi sur la littérature.
9 « Le modèle institutionnel correspondant à ce dernier paradigme est assez proche du premier modèle politique transmoderne jamais appliqué : celui inventé par Schuman, Adenauer et les autres « pères de l’Europe » voici cinquante ans. » (Luyckx)