Peut-on se fier à l'intuition ?
Il existe deux modes de connaissance de la réalité, la connaissance discursive qui n'atteint le réel qu'au travers de concepts en faisant appel au raisonnement, et la connaissance intuitive qui apporte directement cette connaissance à la conscience. C’est une forme de connaissance directe et immédiate des choses, sans possibilité de la démontrer, avec tout ce que cela comporte de simplicité et de doute. Dans le langage philosophique, le mot intuition s'organise autour de trois définitions exposées par Descartes, Kant et Bergson.
DESCARTES pense que la raison a des intuitions ; il affirme en effet que celles-ci sont « des représentations qui sont le fait de l'intelligence pure et attentive, représentations si faciles et si distinctes qu'il ne subsiste aucun doute sur leur compréhension », il ajoute « Ainsi, chacun peut voir par intuition qu'il existe, qu'il pense, que le triangle est délimité par trois lignes seulement et la sphère par une seule surface ». L'intuition qu’il décrit s'oppose à la déduction ou au raisonnement mais les permet : ce sont comme des chaînes de pensées, où chaque maillon doit être vu par intuition pour que la chaîne elle-même soit saisie ou suivie par « un mouvement continu et ininterrompu de la pensée qui prend de chaque terme une intuition claire ». Pour comprendre que 2 et 2 font la même chose que 3 et 1, explique DESCARTES « il faut voir intuitivement, non seulement que 2 et 2 font 4, et que 3 et 1 font 4 également, mais en outre que, de ces deux propositions, cette troisième-là se conclut nécessairement ». En ce sens on connaît par intuition toutes les vérités rationnelles, les propositions évidentes ou indémontrables qui servent de base au raisonnement, par exemple les axiomes et les postulats. Mais l'intuition rationnelle est un phénomène bien plus fréquent car chaque fois que nous disons : je vois, je saisis, je comprends,... c'est que l'intuition illumine une idée qui jusque-là nous échappait. C'est cette lumière qui accompagne les opérations de la connaissance discursive.
Chez KANT, l'intuition est aussi une façon immédiate et sans intermédiaire de présenter un objet quelconque à la conscience. Pour lui, la seule intuition possible est l'intuition empirique et sensible car il part du principe que cette intuition est la manifestation de la réceptivité de la sensibilité, en conséquence elle ne peut contenir que « la manière dont nous sommes affectés par des objets ». KANT s'oppose donc à la connaissance par concepts qui ne serait que discursive. Son intuition, en tant que vue immédiate d'un objet actuellement présent à l'esprit, est la forme à priori* de l'espace* et du temps*, elle est distincte des concepts de l'entendement et corrélée avec eux, selon la formule bien connue « des concepts sans intuition sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles ». Elle ne saisit jamais que des phénomènes, c'est-à-dire les choses telles qu'elles nous apparaissent et non telles qu'elles sont en soi.
Selon BERGSON l'intuition est une connaissance comparable à un instinct supérieur mais « un instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir jusqu'à l'infini », instinct susceptible de révéler ce que les êtres sont au-dedans d'eux-mêmes, d'où sa formule « L'intuition est une sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ». Il s'agit bien là d'une faculté originale qui peut comprendre ce qui échappe à la raison. Ici BERGSON rejoint PASCAL pour qui l'intuition est de l'ordre de cet instinct supérieur qu'il appelle le cœur, tous deux reconnaissent à l'esprit ce pouvoir de sentir par le cœur. Chez BERGSON l'intuition est donc une connaissance par lien affectif direct avec l'objet ou l'être, c'est une connaissance par communion et participation du connaissant et du connu. Il précise « intuition signifie conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence ». Vu sous cet angle l'intuition permet la pénétration dans l'intériorité profonde de l'objet ou de l'être, dans une expérience spirituelle concrète, sans aide de concepts. Cette faculté va alors jusqu'au fond des choses, PASCAL écrit à ce sujet « c'est par le cœur qu'on connaît les premiers principes ». L'intuition ainsi conçue ne peut convenir à toute espèce d'objet (la connaissance scientifique par exemple). Par contre on pourra saisir intuitivement : la présence même de l'esprit, le moi profond, la liberté spirituelle, le sens de l'œuvre d'art... S'élevant encore, cette forme d'intuition peut remonter à la source de la vie spirituelle et permettre alors « la prise de contact et la coïncidence partielle avec l'élan créateur que manifeste la vie... » et aller jusqu’à la découverte de la présence divine. Pour BERGSON, l'intuition est surtout une méthode : c'est retrouver les vrais problèmes et les vraies différences, celles qui sont de nature et non de degré, en se transportant « à l'intérieur d'un objet, pour coïncider avec ce qu'il a d'unique », spécialement avec sa durée* propre et son essentielle mobilité*.
Ces trois conceptions de l'intuition n'ont en commun que l'immédiateté, mais, en fait, celles-ci se complètent pour donner tous les attributs de l’intuition. On s'aperçoit alors que l'intuition couvre le champ complet de la connaissance. En effet l'intuition rationnelle définie par DESCARTES est la condition de toute pensée, l'intuition sensible déterminée par Kant est la condition de toute connaissance et, enfin, l'intuition spirituelle de BERGSON nous relie à l'intériorité profonde des êtres et des choses. Penser intuitivement, c'est penser en durée et en mouvement. L'intuition s'oppose en ce sens à l'analyse qui exprime une chose « en fonction de ce qui n'est pas elle » ou à l'intelligence qui part de l'immobile, comme la métaphysique s'oppose à la science qui ne connaît guère que l'espace. A la rencontre de l'intelligence et de l'instinct, l'intuition les unit et les renforce. La connaissance due à celle-ci est plus ou moins difficile à traduire dans le langage car elle est extérieure au discours étant destinée à saisir ce qu'il y a d'indicible dans les êtres et les choses, les œuvres et les événements.
L'intuition se manifeste de différentes manières. En effet ce n'est pas de la même façon que l'on peut "comprendre" une démonstration géométrique, un morceau de musique, un poème, un raisonnement philosophique, une situation stratégique ou une expérience mystique. L’intuition est soit directe lorsqu’elle provoque fortuitement une prise de conscience du moi et du monde, soit divinatrice quand, associée à l'inspiration, elle éclaire l'esprit d'une découverte ou d'une invention. Elle est soit rationnelle, au sens cartésien, quand elle apporte les évidences nécessaires au raisonnement, soit irrationnelle, celle du cœur au sens pascalien ou instinctive au sens bergsonien qui, relevant de l'affectivité, de l'amour, de la beauté et de la mysticité, permettent de saisir ce qui échappe à la raison. L’intuition est sensible lorsqu’elle informe sur le monde extérieur à l’aide des sens et empirique quand elle s’applique à la sensibilité physique et psychologique. Enfin l’intuition est psychologique quand elle apporte à la conscience de quelqu'un ses propres états de conscience et métaphysique lorsqu’elle saisie directement l'existence ou l'essence d'un être.
Après avoir présenté ce qu’est l’intuition au niveau philosophique et les différentes formes qu'elle peut prendre, il reste à répondre à la question en se demandant, en même temps, à quoi sert-elle ?
*A priori : selon KANT c’est ce qui ne dépend pas de l’expérience.
*Espace : selon KANT l’espace est envisagé comme un sens, en faisant de l’espace une forme a priori de la sensibilité. Ce n’est pas l’espace qui fait l’homme, mais l’homme qui fait l’espace à partir de la capacité qu’il peut avoir de se sentir dedans.
*Temps : KANT a défini le temps comme une forme a priori de la sensibilité. Ce serait une sorte de contenant universel statique, dont l’existence relèverait soit du monde sensible, soit du sujet percevant et connaissant. Ce serait, pour ainsi dire, le milieu universel du changement.
*Durée : concept central chez BERGSON, la durée permet de comprendre comment, de l’intérieur de la vie qui passe, il peut y avoir quelque chose qui demeure. Entre l’instant et l’éternité, il y a la durée.
*Mobilité : caractère essentiel qu'aurait la réalité de n'être jamais identique à elle-même, d'avoir pour loi le changement absolu. H. Bergson a écrit : « Le bon sens est l'effort d'un esprit qui s'adapte et se réadapte sans cesse, changeant d'idée quand il change d'objet. C'est une mobilité de l'intelligence qui se règle exactement sur la mobilité des choses. C'est la continuité mouvante de notre attention à la vie ».