Comment nourrir le monde en 2050 ?

Le développement de l'agriculture au XXème siècle...

La population mondiale a plus que triplé au XXème siècle (elle est passée de moins de 2 milliards en 1900 à 6,1 en l'an 2000). Malgré cet accroissement considérable, qui s'est singulièrement accéléré dans la seconde moitié de ce siècle, nos concitoyens, du moins ceux des pays développés, ne sont plus menacés de ces famines qui ont jalonné l'histoire de l'humanité[1]. Certes la FAO ne manque pas de nous rappeler que 960 millions d'êtres vivants (peut-être 1 milliard aujourd'hui) souffrent de la faim dans le monde. Certes des émeutes de la faim surgissent de temps à autre, comme ce fut le cas en 2008. Certes, dans nos pays nantis, bon nombre de nos concitoyens sont peu ou mal alimentés. Mais c'est plus la conséquence d'une criante inégalité de la répartition du pouvoir d'achat qu'une carence du système de production agricole mondial.

En effet, l'agriculture du siècle passé a connu une spectaculaire mutation dont la plupart de nos concitoyens n'ont pas suffisamment pris la mesure. Pour ne donner qu'un exemple français, dans le secteur des céréales, en cinquante ans la productivité du travail a été multipliée par près de cinquante (en gros : rendement multiplié par 4 ou 5, temps de travail à l'hectare divisé par 10) ! Hormis certains domaines de haute technologie (informatique notamment), il est peu d'activités professionnelles importantes qui puissent s'enorgueillir de tels résultats. Ainsi disposons-nous d'une nourriture abondante, saine, diversifiée et relativement bon marché[2]. Il est à noter que c'est de ce fait qu'a pu s'opérer le développement économique de nos nations occidentales, en particulier en libérant de la main d'œuvre et des ressources financières (sous forme de transfert de pouvoir d'achat) au profit des autres secteurs économiques.

Cette "révolution silencieuse" (c'est le nom que lui a donné en 1963 Michel Debatisse, un des leaders de la profession agricole) a été rendue possible grâce à l'affirmation d'une volonté politique européenne et nationale (traité de Rome de 1957, lois d'orientation agricole de 1960 et 62), accompagnée d'une forte accumulation de capital (motorisation, engrais, produits de traitement et donc énergie...), et de "matière grise" (recherche, formation, développement) dans ce secteur économique. Au niveau mondial, la situation est différente : entre un hectare de terre consacrée aux céréales au Sahel et en France l'écart de rendement peut aller de 1 à 25, entre la production d'un céréalier français et celle d'un petit paysan africain, l'écart de production est de 1 à 2500.

... peut-il se poursuivre et se généraliser au XXIème siècle ?

Sauf imprévisible cataclysme naturel (impact de grosse météorite), biologique (grave pandémie) ou humain (guerre nucléaire), les projections démographiques conduisent à envisager une population mondiale de 8,2 milliards d'habitants dans le monde en 2030 et d'environ 9 milliards en 2050, avant de se stabiliser quelque peu. Se pose donc la question cruciale de savoir si, et à quelles conditions, il sera possible de nourrir correctement et décemment 3 milliards d'êtres humains supplémentaires.

Car cet accroissement de 50 % de la population devra s'accompagner d'un doublement de la production agricole mondiale. C'est un objectif très moyen pour, à la fois, nourrir toute l'humanité, faire disparaître la sous-alimentation chronique, fournir une alimentation plus riche en produits carnés à des populations qui, développement économique aidant, tentent de copier les standards alimentaires européens[3], développer les agro-carburants. Est-ce du domaine du possible ? Et, si oui, comment concilier cet accroissement et le fonctionnement durable de l'écosystème terrestre ?

En théorie les marges de progrès ne sont pas négligeables, car la part de la biomasse prélevée chaque année pour l'ensemble des besoins humains ne représenterait que 20 % de la production de biomasse terrestre annuelle totale[4] (dont 7 % pour l'alimentation). Dans la réalité les perspectives sont bien moins favorables. On sait par exemple qu'on ne peut guère compter sur l'accroissement de la superficie des terres cultivées (et surtout des terres de bonne qualité), que les ressources en eau - ressources très mal réparties de par le monde - constitueront un facteur limitant essentiel, que le réchauffement climatique nous fait entrer dans une ère incertaine...

L'accroissement de la production agricole au cours des prochaines décennies reposera principalement sur l'augmentation des rendements des plantes cultivées. Elle doit impérativement se poursuivre malgré les obstacles sérieux et de toute nature auxquels elle sera confrontée. Tous les moyens qui ont permis le développement passé de l'agriculture doivent être mis en œuvre[5] (progrès génétique, irrigation, fertilisation, lutte intégrée contre les parasites), mais dans un contexte nouveau : celui d'une concurrence exacerbée pour l'usage des ressources financières et naturelles (sol, eau, énergie), d'une concurrence non moins sévère quant à l'utilisation finale de la biomasse produite, d'une attention nouvelle portée à la pérennité de notre fragile écosphère. C'est dire si la voie est étroite. Une autre voie non négligeable de gains réside dans la réduction des pertes après récolte (elles peuvent atteindre 40 % dans les pays en développement) et des gaspillages alimentaires dans les pays riches (d'un quart à un tiers des aliments achetés).

Un défi réalisable, mais à quelles conditions ?

A priori l'objectif de nourrir 9 milliards d'humains paraît réalisable, mais difficile à tenir tant les besoins à satisfaire, alimentaires et non alimentaires, solvables et non solvables, sont considérables. Et tant les contraintes sont fortes. On ne fera que résumer ci-après certaines questions qui se posent.

- Le modèle européen de consommation, à forte proportion de protéines animales, n'est pas généralisable à l'ensemble du monde. D'ailleurs ne faudrait-il pas, dans nos pays où sévit l'obésité, en revenir à des diètes alimentaires plus raisonnables ?

- Le modèle européen de production agricole n'est pas généralisable au reste du monde. Il y a actuellement 1,3 milliard d'exploitations et 3 milliards d'agriculteurs. Imagine-t-on le cataclysme que provoquerait la réduction de 53 % (pays en développement) à 3 % (pays industrialisés) de la population active agricole ? Que deviendraient ces quelques 2,8 milliards d'individus chassés de leur activité ?

- Il n'est donc pas pensable que, comme certains pourraient l'imaginer, une quinzaine de millions de grandes entreprises agricoles nourrissent le monde, après avoir ruiné les petites. Comment, dans ces conditions, assurer la pérennité de celles-ci, qui ne luttent pas à armes égales dans la compétition provoquée par la mondialisation des marchés ?

- Dans la perspective de l'épuisement des ressources naturelles, énergétiques notamment, la demande en "carbone renouvelable", c'est-à-dire en biomasse, va faire l'objet d'une forte concurrence (chimie verte, biocarburants). Compte tenu du faible taux de rentabilité du capital investi dans les activités agricoles, les arbitrages ne risquent-ils pas de se faire au détriment de l'alimentation ? Et que sera l'agriculture de "l'après- pétrole" ?

- Pour cette même raison de faible rentabilité, comment orienter vers l'agriculture les investissements nécessaires à son développement ?

A côté de ces questions, des certitudes deviennent de plus en plus partagées :

- Deux facteurs clés sont déterminants pour le développement de la production agricole : des prix suffisamment rémunérateurs et stables (ce que ne permet pas le fonctionnement erratique du marché des matières premières), des investissements individuels et collectifs conséquents, tant matériels que financiers, intellectuels (recherche) ou humains (formation des hommes).

- Pour des raisons qui tiennent aux spécificités de l'offre agricole et de la demande alimentaire, ainsi qu'au caractère résiduel du marché des produits agricoles (par le marché mondial ne circule guère que le dixième de la production de céréales), il devient de plus en plus évident pour tous que la mondialisation et la libéralisation incontrôlée des marchés ont des effets néfastes : en accroissant la volatilité des prix, en accentuant la concurrence entre producteurs, ce système tend à décourager l'investissement et à faire disparaître les petits producteurs.

- Il est bien évident que, pour de multiples raisons, notamment géographiques, démographiques, historiques... tous les pays ne peuvent atteindre l'indépendance alimentaire. Pour autant, sauf situation d'urgence, l'aide alimentaire n'est pas une solution à leurs problèmes. Bien au contraire, tendant à décourager les producteurs locaux, elle peut contribuer à aggraver la situation. Un consensus commence à se dégager pour considérer que chaque pays (ou chaque groupe de pays) a le droit de protéger ses marchés pour atteindre un minimum de souveraineté alimentaire. C'est ce que l'Europe a réussi en inventant son Marché Commun agricole.

- Corrélativement, on doit reconnaître que l'agriculture et l'alimentation, touchant à l'existence même des êtres humains, méritent que leur soit accordé un statut particulier qui ne ravale pas leurs fruits à de banales marchandises. C'est ce que tendent à promouvoir divers concepts qui sont avancés : "le droit à l'alimentation", "le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes", "l'exception agricole", la "précellence agricole", etc.

- Au total, se manifeste la nécessité de concevoir des politiques agricoles actives qui requièrent des gouvernements des choix sans équivoque, assortis d'une mobilisation des ressources et des moyens de production. Elles devront opérer des choix drastiques et volontaristes afin d'assurer la préservation du potentiel de production et la croissance durable de la production alimentaire.

- Plus généralement, perce la nécessité d'une gouvernance partagée, d'une régulation par les Etats (ou groupes d'Etats) des différentes composantes susceptibles d'assurer la sécurité alimentaire de la planète. Il est d'autant plus navrant de constater que la Commission européenne semble adopter une démarche inverse, oubliant que les fondamentaux qui ont présidé à la création de la Politique agricole commune (PAC) conservent plus que jamais leur raison d'être : la sécurité alimentaire, la préférence communautaire, la régulation des prix et des marchés.

Tels sont les quelques enseignements que nous livre l'examen rapide du devenir de l'alimentation mondiale. Comme on le constate, l'importance des enjeux ne supporte pas que l'on assimile, comme ce fut le cas jusqu'à présent, l'agriculture à un secteur mineur de l'activité économique, à l'aune de son poids dans la comptabilité nationale (valeur ajoutée brute de l'ordre de 2 % du PIB). A voir l'abondante littérature qui se produit actuellement sur cette question, à observer le changement complet de discours qui se manifeste dans la communauté mondiale (voir par exemple le Rapport 2008 de la Banque mondiale), l'état d'esprit est en train de changer. Est-il encore temps ?

En définitive pourra-t-on nourrir 9 milliards d'êtres humains en 2050 ? La question reste posée.

Pierre Marsal (09 /05/09)

Indications bibliographiques

* Ce texte synthétise quelques des idées développées dans :

(1) Groupe de Bellechasse, L'alimentation du monde et son avenir, L'Harmattan, mars 2009.

Et dans :

(2) Académie d'agriculture de France, Nourrir le monde en 2050 - Les voies et les moyens pour accroître la production agricole mondiale, L'Harmattan, février 2009.

Rapport de synthèse accessible au lien suivant :

www.academie-agriculture.fr/mediatheque/Redaction/Note_de_recherche/20090212rapport.pdf

(des notes complémentaires et annexes chiffrées se trouvent dans d'autres fichiers sur le même site)

* Parmi les ouvrages récents consacrés à cette question, mention particulière doit être faite de :

(3) Bruno Parmentier, Nourrir l'Humanité, La Découverte, février 2007.

(c'est certainement l'ouvrage le plus complet et le plus pédagogique sur la question)

(4) Matthieu Calame, La tourmente alimentaire - Pour une politique agricole mondiale, Editions Charles Léopold Mayer, juillet 2008.

(5) Michel Barnier, Qui va nourrir le monde ? Pour une nouvelle révolution agricole, éditions Acropole, octobre 2008.

(ouvrage signé de l'actuel ministre de l'agriculture)

(6) Conseil économique, social et environnemental, L'Union européenne face au défi alimentaire mondial - La contribution des sociétés civiles organisées, Actes de la rencontre du 13 novembre 2008, en coédition avec l'UE et le Comité économique et social européen.

(7) INRA-CIRAD, Agricultures et alimentation du monde en 2050 (projet Agrimonde), note de synthèse, février 2009.

Téléchargeable au lien :

https://www.inra.fr/gip_ifrai/content/download/2909/29564/version/1/file/synthese+AGRIMONDE+2006-2008.pdf

* A signaler la multiplication ces derniers mois d'ouvrages sur ces mêmes questions, dus le plus souvent à des journalistes spécialisés, ouvrages souvent pertinents et d'une lecture facile. Notamment : Allons-nous mourir de faim ? de Frédéric Mouchon (09/08), Demain la faim ! de F. Lemaître (01/09), Le choc alimentaire mondial de Jean-Yves Carfantan (03/09)...

Un sujet qui... alimente les discussions !

* On aurait mauvaise grâce à oublier les ouvrages précurseurs de personnalités telles que Joseph Klatzmann, Louis Malassis, Marcel Mazoyer, Michel Griffon, etc. Une bibliographie plus complète est donnée dans (1).

* Autres dossiers accessibles sur la "toile"

(8) Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 2008 : L'agriculture au service du développement, octobre 2007.

Rapport abrégé téléchargeable au lien :

http://siteresources.worldbank.org/INTWDR2008/Resources/2795087-1192111580172/FINAL_WDR-OV-French-text_9.25.07.pdf

Des précisions sur la notion de "précellence agricole" :

(9) Pierre Marsal, Un regard de l'Académie d'agriculture de France sur le Développement durable, Note d'analyse n° 21, CIHEAM, juillet 2007.

Accessible au lien

http://portail2.reseau-concept.net/Upload/ciheam/fichiers/NAN21.pdf


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