Faut il relancer le débat sur la réduction du temps de travail ?

(Notes de lecture du chapitre 11 du livre de Michel Rocard et Pierre Larrouturou : « La Gauche n’a plus droit à l’erreur - Chômage, précarité, crise financière : arrêtez les rustines ! » - Ed. Flammarion – janvier 2013.)

« Pour la production de la totalité des biens de consommation, seule une fraction de la main d’œuvre disponible devient indispensable. Or, dans une économie libérale, cette évidence détermine forcément un chômage élevé. » Disait Einstein en 1933, à propos de la crise de 1929.

Le même diagnostic peut s’appliquer à la crise actuelle. Ce diagnostic est présenté ci-dessous en trois parties :

Relancer le débat sur la réduction du temps de travail :

 

LE DIAGNOSTIC :

1°) – Un constat : dans tous les pays, on est loin du plein emploi.

La partage du travail actuel est un non sens. Dans tous les pays développés, on observe :

Cette forme de partage du travail est un non sens, car elle provoque une énorme souffrance aussi bien du côté de ceux qui ne travaillent pas que de ceux qui travaillent à temps complet, mais craignent de se retrouver dans le prochain plan social.

Ce mode de partage du travail profite essentiellement aux actionnaires dont les revenus n’ont jamais été aussi élevés.

Aux Etats-Unis, avant la crise des subprimes, la durée moyenne du travail de ceux qui avaient un emploi était de 33,7 h/semaine, du fait du nombre de petits boulots. C’est la marché qui répartit le travail : des bons jobs pour certains à 40 ou 42 h /semaine et des miettes pour les autres.

En Allemagne, avant la crise de 2008, il y avait tellement de petits boulots que la durée moyenne du travail pour les personnes ayant un emploi était de 30,3 h/semaine, les 10 % du bas de l’échelle gagnaient moins de 300 € /mois, et 45% des femmes étaient à temps partiel.

Au Japon, 32 % des salariés étaient à temps partiel avant la crise de 2008, et beaucoup de femmes restaient chez elles.

Aux Pays Bas, 75 % des femmes sont à temps partiel, à 20 heures / semaine en moyenne.

Dans tous les pays, on est très loin du plein emploi,

 

2°) - La hausse inouïe de la productivité au cours des dernières décennies.

La productivité a été multipliée par 5 depuis 1960, grâce aux robots, aux ordinateurs et au niveau de formation.

La France est dans le top 3 de la productivité : la productivité horaire s’est accrue de 2,2% en moyenne annuelle de 1980 à 2006, contre 1,7% aux EU et 1,4 % en Allemagne.

Le PIB par heure travaillée en France est supérieur de 20 % à celui du Royaume Uni et de 32 % à celui de l’Italie.

Le Figaro du 2 février 2004 : « il faudrait 5 millions de salariés en plus en France si les travailleurs français n’étaient pas plus productifs que les travailleurs britanniques ou japonais. »

Le Figaro du 27 janvier 2006 : « les gains de productivité ne laissent que très peu de place à la création de postes…  Il faut cesser de se lamenter sur les délocalisations. Cela ne porte que sur de très petits nombres. Les gains de productivité détruisent bien plus d’emplois. »

De 10 à 15% seulement des destructions d’emplois industriels sont liés au commerce mondial. 85 à 90% des destructions d’emplois sont dues aux gains de productivité. (Daniel Cohen, Alternatives économiques, juin 2011).

Chine : c’est depuis 2006 seulement que la Chine a un excédent commercial important. Jusqu’en 2006, la situation de la Chine et son non respect des normes sociales, ne pouvaient pas expliquer tous nos problèmes. (A partir de 2006, l’excédent commercial de la Chine a fait un bon spectaculaire, pour atteindre 250 milliards de dollars par an, mais la situation s’est détériorée en 2012.)

Malgré le dumping de la Chine, la zone Euro dégage régulièrement un excédent de sa balance commerciale, et compte malgré tout 19 millions de chômeurs et des millions de précaires.

Et à l’échelle de la planète, l’importance du chômage dans tous les pays ne s’explique pas par le déficit de compétitivité « à l’égard du reste de l’univers » !

La crise sociale ronge tous les pays.

L’emploi industriel est en forte baisse en Europe et aux Etats Unis, mais la production industrielle réalisée sur ces territoires ne diminue pas en termes de PIB. La courbe de destructions d’emplois industriels est parfaitement symétrique à celle des gains de productivité.

Les gains de productivité concernent l’industrie, mais aussi tout une série de métiers tels que les déménagements avec les échelles électriques, le traitement des chèques dans les banques, la programmation informatique : les nouveaux logiciels utilisent les acquis des précédents, …

De 1970 à 2008, le PIB a fortement progressé en France, mais du fait de la productivité, le PIB de 2008 est obtenu avec 3 milliards d’heures de travail en moins, alors que dans le même temps, la population active a augmenté de 33,4 % !

 

France

1970

2008

progression

PIB en millions de $ constants

694

1 738

+ 150 %

Heures travaillées annuellement (en millions)

43 220

40 370

- 6,6 %

Population active (en millions)

21,36

28,5

+ 33,4 %

(OCDE, portail des statistiques).

Il faudrait que le temps de travail par personne active soit inférieur de 40 % à celui de 1970, pour retrouver un taux de chômage pas plus élevé qu’en 1970.

De ce constat on devrait tirer trois « bonnes nouvelles » :

1 – On n’a jamais connu une telle abondance.

2 – Pour les travaux dangereux et répétitifs la machine remplace l’homme.

3 – Nous avons globalement besoin de moins de travail.

3°) - La cause fondamentale de la crise : notre mauvaise gestion des gains de productivité.

Notre société a besoin de moins d’heures de travail, mais il y a plus de monde pour travailler… Et notre contrat social est bloqué, car le temps de travail de ceux qui travaillent à temps plein n’a pas baissé depuis 30 ans.

Au lieu de profiter à tous, les gains de productivité, fruits de l’effort de tous, débouchent sur un chômage massif pour certains et sur une stagnation des salaires et un stress croissant pour d’autres.

En France, pendant les trente années qui ont suivi la guerre de 1939-45 la productivité a augmenté de 5,7 % par an en moyenne, au même rythme que le PIB. Et le nombre total d’heures travaillées a baissé de 45,7 à 42,3 milliards pendant cette période. Le chômage n’a pas augmenté car le temps de travail moyen a été réduit (passage à la semaine de 5 jours, semaines supplémentaires de congés payés, …)

Même forte, une hausse de la productivité ne devrait pas avoir de conséquences sur la cohésion sociale, si elle est bien régulée.

Mais aujourd’hui, dans tous les pays du monde, depuis les années 1980 avec la présidence de Ronald Reagan, les gains de productivité colossaux se conjuguent avec une dérégulation du marché du travail.

Notre mauvaise gestion des gains de productivité est la cause fondamentale du chômage et de la crise financière. Il faut sortir de ce non sens, et remettre le dossier du temps de travail à l’ordre du jour.

En effet, la crise financière est le résultat de l’enchaînement suivant :

Révolution de la productivité, et dérégulation :

→ CHÔMAGE

→ Déséquilibre de la négociation salariale

→ La part des salaires diminue dans le PIB

→ Exubérance des marchés financiers.

→Et la croissance est maintenue grâce à la dette.

→ Croissance artificielle et insoutenable

→ CRISE FINANCIERE

Pour sortir de la crise, il faut une gestion sociale des gains de productivité. Voulons nous une réduction du temps de travail par la précarité pour les uns et le stress pour les autres… ou une approche négociée ?

Le chômage de masse ne vient pas de la mondialisation, mais de notre incapacité collective à gérer les gains de productivité. Personne ne veut supprimer les robots et les ordinateurs. Alors, il faut assumer, et relancer le débat.

 

RELANCER LE DEBAT SUR LA REDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL :

4°) – Rappels historiques :

En 1995 : un rapport du Plan (commission Boissonat) préconisait une réduction du temps de travail de plus de 20% à 25% d’ici 2015…

Depuis son congrès de Montpellier en 1995, la CFDT demande une loi cadre pour aller à 32 heures.

En 1995, quelques jours après son investiture, le Président Jacques Chirac rendait visite à des entreprises qui avaient mis en place la semaine de 32 heures.

En 1994, Michel Barnier, dans son livre, « Vers une mer inconnue », écrivait : « La proposition de passer d’une semaine de travail de 5 à 4 jours me semble pouvoir être un objectif mobilisateur pour le pays et pour les entreprises…. 

La mobilisation de toute la société contre l’exclusion des « sans-travail » prendrait un éclat manifeste, à la hauteur de l’enjeu. » 

En 1993, le président de Hewlett Packard affirmait : « Je suis prêt à travailler 4 jours par semaine. »

En 1993 – 1996, Antoine Riboud et d’autres patrons défendaient le principe de la semaine de 4 jours

Le Livre blanc de l’Association nationale des docteurs ès sciences économiques en mai 1995 affirmait : « Une réduction de 20 % de la durée du travail accompagnée d’une baisse de 10 points de charges pour les entreprises s’engageant dans cette réduction, appliqué à l’ensemble de l’économie, permettrait de créer 1,5 à 2 millions d’emplois. »

Une étude du Ministère du travail estimait en 1997 qu’un mouvement général vers les quatre jours créerait 1 600 000 emplois en CDI.

En début 2013, les deux grands syndicats belges relancent le débat sur la semaine de 4 jours.

Aux Etats Unis, Robert Reich, ancien ministre du travail de Bill Clinton, affirme qu’il faut baisser le temps de travail pour créer des emplois.

Les Lois Aubry sur les 35 heures :

La réduction du temps de travail a été initié par la loi De Robien, puis par les lois Aubry 1 et Aubry 2 en France.

La discussion sur les lois Aubry a soulevé beaucoup de passions, si bien que le débat sur la réduction du temps de travail est aujourd’hui bloqué.

Pourtant, les effets des lois Aubry, en particulier de la loi Aubry 2 ont été très limités. La loi Aubry 2, malgré les 70 milliards de F qui l’ont accompagnée n’a pas eu d’effet véritable de réduction du temps de travail, en raison des contingents d’heures supplémentaires autorisés et de la possibilité de redéfinir le temps de travail dans les entreprises.

La réduction du temps de travail consécutives aux deux lois sur les 35 heures a été estimée à seulement 4% par l’INSEE et a cependant entraîné la création de 350 000 emplois. Mais beaucoup de salariés n’y ont pas eu accès.

De 2002 à 2012, les gouvernements n’ont cessé d’assouplir les 35 heures. Au point que la durée du travail pour un salarié à temps plein est revenue à 39 heures.

Il y a plus de 3 millions de chômeurs, et peut-être 500 000 de plus dans un an.

Il faut aller plus loin que les 35 heures. Il faut ouvrir le débat sur la semaine de 4 jours à la carte.

5°) – Quelle méthode utiliser ?

Déjà 400 entreprises pratiquent la semaine de 4 jours. Les exemples d’entreprises qui ont effectué ce passage à la semaine de 4 jours peuvent servir de références à d’autres.

Comment réamorcer la négociation, alors que les conflits à propos de la loi sur les 35 heures sont encore vifs ?

Il ne faut pas avoir peur de rouvrir le débat sur la réduction du temps de travail et le passage à la semaine de 4 jours, en donnant la priorité à la négociation entre partenaires sociaux, et non à la législation, et financer le passage à 4 jours sans augmenter les coûts de production.

Les négociations internes dans les entreprises sont toujours longues pour mettre en place la réduction du temps de travail, toute contrainte extérieure serait contre-performante.

La loi reste cependant l’instrument pour acter un changement du contrat social et fixer de façon pérenne les tarifs des impôts et des cotisations sociales.

Ce sont les caisses de chômage qui sont les premières bénéficiaires de l’effet sur l’emploi des RTT. C’est le barème des cotisations de chômage (et une part des autres cotisations sociales) qui doit être le principal levier d’incitation à la réduction du temps de travail et à l’embauche de nouveaux salariés. L’équilibre de la masse salariale doit être maintenu, tout en garantissant le niveau des bas salaires.

Un meilleur taux d’emploi, sécurisera mieux les salariés, et aura un effet positif sur les négociations salariales futures entre employeurs et salariés. Ces négociations devraient alors se faire dans un climat plus équilibré, et l’on peut espérer que le partage de la valeur ajoutée entre salaires et dividendes se fera un peu mieux au profit des salariés.

6°) – « Pour une politique de civilisation » :

Dans son livre « Pour une politique de civilisation », Arléa, 2002. Edgar Morin prend très clairement position en faveur d’une baisse de la durée du travail à 30 heures par semaine.

Une politique de civilisation, ça ne passe pas par les petits boulots à 12 heures par semaine. Cela passe par une forte baisse de la durée du travail.

Passer à 4 jours, ce n’est pas seulement une arme contre le chômage, c’est l’occasion pour chacun d’avoir du temps pour soi… sa famille, se former, la vie associative, … La semaine de 4 jours donnera la possibilité à notre société de retrouver un certain équilibre, et une certaine confiance dans l’avenir.

En période de crise, le bon sens ne veut-il pas que l’on travaille plus en gagnant un peu moins ? Ce bon sens, est justement ce qui amplifie la crise, si tous les acteurs réagissent ainsi.

Voulons nous avoir 400 000 chômeurs de plus dans un an ? Où voulons nous inverser la tendance ?

La réduction du temps de travail est un élément clé d’une politique de civilisation. Il ne s’agit pas de travailler moins, mais d’être plus nombreux à travailler dans la sphère économique et plus nombreux à œuvrer dans d’autres domaines.

                                                                                                                                                                                                                                            Bruno Sauvage

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