Peut-on connaître toute la vérité ?

Tout connaître était le rêve de Rabelais : à l’abbaye fantasmée de Thélème,  les postulants devaient apprendre, entre autres choses, « pour chaque rivière quels étaient tous les poissons ». C’était le temps où tout pouvait être connu, puisque la clef était connue : l’Ecriture Sainte. Cependant, le rêve boulimique de l’époque de Rabelais a repris de l’actualité avec l’arrivée des portables. Le cerveau humain se serait-il déplacé de la boîte crânienne à la poche du pantalon ? (était-elle auparavant         dans les encyclopédies papier ?). La réponse est non : la Connaissance, pour l’être humain, n’est pas seulement liée à des faits vérifiables que peut emmagasiner son cerveau, mais aux liens qu’en fait ce dernier avec ce qu’il a déjà emmagasiné : si par exemple je m’intéresse à la pomme « reine des reinettes », c’est pour la comparer aux autres pommes que je connais, Canada ou autres, sans quoi je n’ai pas de raison de m’y intéresser. Autrement dit, ce n’est pas le nombre de neurones du cerveau qui compte, mais leurs interconnexions. Et la créativité est bien souvent liée à une connexion entre deux faits qui semblaient à priori indépendants.

 

Cependant, connaître la Vérité, « toute la Vérité, rien que la Vérité », reste un des plus grands désirs des Humains. Par exemple, l’ouvrier communiste connaissait autrefois le « sens de l’Histoire », certains dévots « savent » qu’ils retrouveront vraiment leurs proches après la mort, etc…

Les progrès de la Science ont  fait croire que tout serait compris dans le futur. Mais la Science ne peut être « exacte » que dans la description de phénomènes inertes, comme le mouvement des astres, les réactions chimiques, ou encore la structure de la cellule ; et encore, elle ne peut jamais prétendre avoir épuisé un sujet : par exemple, on pouvait croire tout connaître de l’eau (H2O) avant la découverte de l’eau lourde (HDO). Pour ce qui est de la psychologie, de la politique, de l’économie, il est illusoire de chercher une Vérité définitive: les humains ne sont pas des molécules.

          L’être humain moderne vit donc  d’une part avec ce qu’il peut connaître, et d’autre part avec ce qu’il ne peut pas connaître, qui constitue le Mystère : d’où vient l’Univers, qu’est-ce que nous faisons sur Terre, quelle était l’organisation de la cité la meilleure, etc…

Dans ces conditions quels sont les moyens que nous avons de nous comporter par rapport au Mystère ? Distinguons plusieurs approches :

---une première approche, fondamentaliste : pour une religion monothéiste, comme déjà dit, tout s’explique par des dogmes qui sont dans  l’Ecriture (par exemple la Torah et son Dieu qu’on ne peut même pas nommer, l’Evangile et son Dieu proche, le Coran et son Dieu Grand et donc plus lointain) ; pour un parti politique totalitaire, tout est écrit dans un Manifeste ou dans un livre fondateur (par exemple : Das Kapital, ou pour une idéologie plus contestable Mein Kampf). Il y a alors ceux qui croient, et ceux qui ne croient pas. Ceci est à la racine de guerres de religion atroces (croisades, guerre de trente ans 1618-1648, guerre actuelle entre sunnites et chiites  etc) et de révolutions politiques tout aussi atroces :  1939-1945,   1917. En effet, si on connaît la Vérité,  ceux qui ne la reconnaissent pas ne peuvent qu’être des mauvais, des sous-humains, dont il faut se débarrasser. Les différents Partis et Eglises concernés tentent ces temps-ci de se démarquer de cette violence qui leur est consubstantielle, avec plus ou moins de succès.

---l’approche matérialiste, véhiculée notamment par notre «civilisation de consommation » : le Mystère est un concept sans intérêt, occupons-nous du quotidien, c’est bien suffisant.

---l’approche artistique : l’artiste reconnaît ne pas savoir la Vérité, et propose une description  de la Réalité (ce qui nous entoure : paysages, autres humains, le Mystère lui-même) ; c’est un dialogue avec les autres êtres humains qui peuvent en être émus, ou non. La peinture par exemple, dans sa version impressionniste, décrit ce que le peintre perçoit d’un paysage ou d’un personnage, et si cette description vous émeut, vous avez le sentiment d’être reconnu dans votre vision du Monde. Il n’est alors pas question de nier le Mystère, mais de l’approfondir. Il n’y a pas alors d’Ecriture Sainte ou de Manifeste, mais il y a des écoles artistiques : pour la peinture,  le classicisme, le romantisme, l’impressionnisme, le cubisme, le sur-réalisme etc… Ces différentes écoles se succèdent, car la Réalité n’est pas figée, la technologie  et le mental des humains non plus.  Il n’est pas obligatoire de choisir une et une seule école, chacune apportant sa part de Vérité, différente mais pas toujours opposée à celle des autres, il vaut mieux s’intéresser à ce que chacune apporte.

Dans la sphère de la politique et de l’économie, il y a aussi des écoles de pensée, le libéralisme, le socialisme, l’écologisme, chacune étant censée assurer la prospérité. Là aussi, il n’est pas obligatoire de choisir une et une seule école, bien qu’elles soient contradictoires. Le bon politique est celui qui sait discerner ce que chacune de ces écoles apporte de bon, le mauvais est celui qui n’en connaît qu’une.

 

---une autre approche religieuse, proche de l’approche artistique : on sait qu’on ne sait rien, pourtant des « prophètes », à côté de leurs dogmes, ont montré une façon de vivre le Mystère, ce que j’aime appeler un Chemin de Vie (pour l’Evangile, il est décrit dans les Paraboles). A côté de Vérités révélées différentes suivant la religion, ces chemins de vie, pour ce qui est des monothéismes (et du bouddhisme), ont en commun l’attention portée à son prochain. Ces chemins de vie, pas faciles à suivre, sont certes reliés aux dogmes fondamentaux de ces religions,  mais la relation n’est pas « bijective », c’est à dire qu’ils peuvent également s’appliquer à d’autres systèmes de pensée. Par exemple, la parabole du « bon Samaritain » est dans l’Evangile, mais les Juifs ou les Musulmans peuvent aussi être intéressés par elle, de même que beaucoup de partisans politiques. Il n’est alors pas question d’imposer un chemin de vie, mais de le proposer, en toute modestie.

Qu’il me soit permis pour terminer de réinterpréter à ma façon la fameuse interdiction de la Genèse : ne pas manger les pommes de l’Arbre de la Connaissance, plaisir qui mènerait à la mort. Comme nous l’avons vu, prétendre connaître toute la Vérité est source de violences, de meurtres de masse. Manger de cette pomme serait alors le plaisir fallacieux de connaître toute la Vérité, qui mène, nous l’avons dit, à la mort….

                                               Benoît Delcourt

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