N’y a-t-il d’autre choix qu’entre l’étatisme et le néolibéralisme ?
N’y a-t-il d’autre choix qu’entre l’étatisme et le néolibéralisme ?(Les communs)
A la mémoire d’Elinor Ostrom
(Prix Nobel de science économique 2009, † 2012
Quels sont les biens communs ?
D’abord des définitions afin de savoir ce dont il est question.
Les biens dont usent ou bénéficient les individus se divisent en quatre catégories par rapport à deux critères : l’exclusion et la rivalité (Ostrom, 1977).
- Les biens publics (ou biens publics purs, ou biens collectifs) sont ceux qui n’excluent personne et n’engendrent aucune rivalité. Le plus souvent ils sont invisibles et indivisibles, comme l’air, la paix, la défense nationale, l’éclairage public, l’école laïque et obligatoire... Ils constituent « les fondations de la civilisation » (Wolf, 2012).
- Les biens communs (ou biens collectifs en accès libre) n’excluent personne mais suscitent des rivalités d’accès. C’est le cas des ressources naturelles (eau courante, biodiversité, ressources halieutiques).
- Les biens de club (ou biens à péage), excluables et non rivaux comme les chaînes de TV cryptées ou certaines autoroutes, les Grandes Ecoles où l’on entre après concours...
- Les biens privés, excluables et rivaux : je suis le seul à pouvoir boire ce verre de bière que je me suis acheté.
Il est aisé de concevoir que l’accès à ces biens dépend de leur nature et que leur gestion en dépend également. Je ne paie pas l’air que je respire (en tout cas pas encore !). La question qui est posée est de savoir comment gérer tous ces biens. Pour faire simple on pourrait avancer que les biens excluables sont plus efficacement gérés par le marché alors que les non excluables seraient du ressort des pouvoirs publics. Mais les choses ne sont pas aussi simples.
S’agissant plus particulièrement des ressources limitées, impossibles à fabriquer à meilleur marché qu’un substitut (la terre, l’espace, une bande FM...), ce dont il s’agit est de déterminer quel est le mode de gestion le plus efficace pour créer et répartir la rente de production – c’est-à-dire le revenu – qu’on en tire. L’Etat, le marché ?
Il est de fait, dans notre système économique néolibéral, le marché tend à s’approprier un champ d’action de plus en plus vaste. Il est vrai également que les interventions de l’Etat sont de plus en plus manifestes et souvent réclamées. Pourtanton observe que des associations d’usagers ou de consommateurs sont souvent plus efficaces pour gérer les biens communs.
L’emprise du marché
C’est l’extension du champ de la propriété privée comme droit individuel ou collectif qui a permis au marché de se développer et de devenir de plus en plus puissant. L’origine remonterait dans l’Angleterre du XVIe siècle au mouvement des enclosures, appropriation par des propriétaires de terres auparavant utilisées de façon collective. « Une révolution des riches contre les pauvres » écrivait Karl Polanyi (La grande transformation,1983). Depuis lors la course à l’appropriation des biens n’a pas cessé. Ainsi la colonisation n’a pu se développer que parce que les colonisateurs, débarquant dans les pays où n’existait pas de droit formel de propriété du sol, ont pu mettre la main sur de vastes territoires : appropriation individuelle au temps des conquistadors ou collective avec les Compagnies des Indes. A noter que dans les pays dits socialistes comme l’URSS l’appropriation des « gros » instruments de production était elle-aussi effective, mais pour le compte de l’Etat (Constitutions de 1936 et de 1977).
Cette tendance a été freinée par l’émergence de la notion de Patrimoine Commun de l’Humanité (PCH) qui interdit toute forme d’appropriation privée comme publique : pour le droit de la mer (fonds marins),l’Antarctique, l’accord sur la Lune, les télécommunications par satellite. Mais ces accords sont bien fragiles : comment protéger contre toute agression un satellite en orbite sans établir et donc s’approprier une zone de sécurité autour de lui ?
Pendant longtemps les tenants de l’idéologie dominante ont considéré que le marché était le mode de gestion le plus efficient. Ainsi l’écologue Garrett Harding a-t-il fait sensation en publiant un article en 1968 sur la « tragédie des communs » : l’exploitation en commun d’une ressource naturelle serait incompatible avec la durabilité en provoquant sa surexploitation. C’est le problème dit du « passager clandestin » qui bénéficie d’une ressource sans en payer, ou en en sous-payant, le coût.
La démocratie des communs
L’argumentation de Harding était théorique. C’est en étudiant la réalité du terrain qu’ElinorOstrom dès 1990 a démontré qu’il n’en était rien. A condition de respecter un certain nombre de règles encadrant son exploitation, un commun peut être géré de façon bien plus efficace que ne le ferait le marché ou l’Etat. Dépassant même le cadre économique, le commun qualifie un principe politique qui caractérise « le fait que des hommes s’engagent ensemble dans une même tâche et produisent, en agissant ainsi, des normes morales et juridiques qui règlent leur action » (Pierre Dardot et Christian Laval, 2014).
Les exemples abondent de systèmes de communs anticapitalistes mis en place avec efficacité : pêcheries en Turquie, pêcheurs de homards du Maine aux USA, gestion de l’eau en Espagne, en Californie, au Japon, des forêts au Népal, etc. Le mouvement des logiciels libres entre dans cette problématique.
L’efficacité de ces initiatives ne fait pas de doute. Le problème est qu’elles demeurent très sectorialisées. C’est que les idéologies dominantes ne leur permettent pas de se doter des instruments qui leur seraient nécessaires. Le néolibéralisme n’a de libéral que le nom qu’on lui a conféré : c’est en fait un système très construit de marché, comme en témoigne l’ordo-libéralisme d’outre-Rhin. De même la dictature d’un Pinochet au Chili s’exerçait dans le cadre d’un libéralisme économique revendiqué. Le néolibéralisme exerce son pouvoir non plus seulement sur les biens mais aussi sur les institutions, sur les corps et sur la vie,comme l’avait montré Michel Foucault avec sa théorie de la biopolitique : l’Etat est transformé en entreprise. Où est la démocratie réelle ?
Un des principaux instruments de gestion des biens et services, la comptabilité, convertit en marchandises le travail humain, la terre (capital foncier) et les outils (capital d’exploitation). L’objectif consiste alors à optimiser le rendement du capital financier, aux mains de propriétaires ou de créditeurs qui l’utilisent comme instrument de domination. Sont oubliés l’amortissement du capital humain et du capital naturel qui sont considérés comme des simples moyens et non comme des fins. Quoi qu’en disent les beaux esprits, le PCG n’est pas un instrument de mesure objectif, il est la marque d’une idéologie. Dans ces conditions on conçoit la difficulté qu’il y a à gérer les biens communs en dehors de cas particuliers localisés. « Là où on voit du profit, il y a souvent des dettes » (Edouard Jourdain, 2022) : dettes envers les travailleurs ou l’environnement que l’on sous-évalue en les exploitant.
En dépit de ces difficultés, beaucoup de nos contemporains, d’écoles de pensée différentes, sont intéressés – au moins intellectuellement – par cette notion de communs ou de biens communs. De Philippe de Villiers pour justifier la nécessité d’un recul de l’Etat (2016), à « l’économiste atterré » Benjamin Coriat (Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, 2015), en passant par notre très libéral économiste nobélisé, Jean Tirole (Economie du bien commun, 2016).
Quel avenir ?
Ce retour des communs sera-t-il effectif ? La marche est longue tant le poids des idéologies et des structures est prégnant. Pourtant la crise récente de la Covid a ouvert un débat à propos des vaccins, captés par les pays les plus riches. S’agit-il de biens publics mondiaux (Emmanuel Macron ou Unesco, 2020) qui doivent être gérés comme tels ? Et quid de leur brevetabilité ? Vaste sujet.
Pierre Marsal (04/11/2022)
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