LA SAGESSE EST-ELLE INNEE, SINON COMMENT LA CULTIVER ?
La sagesse ne consisterait-elle pas à avoir le cœur et l’esprit dans une disposition constante à dépasser le « trivial », à libérer l’âme des encombrements néfastes à la réalisation de nos aspirations, afin qu’elle puisse s’ouvrir à la clarté de la paix et de l’harmonie ?
« Du latin sapientia la sagesse est relative à l’intelligence, au savoir, au bon sens. Le sage est celui qui sait faire preuve de discernement dans ses jugements, de modération dans ses désirs. » Mais la sagesse ne serait-elle pas d’avantage le résultat d’une recherche personnelle et ardente de « l’essentiel » ?
D’après ROUSSEAU « l’homme naît bon et c’est la société qui le pervertit ». Bien que bonté et sagesse ne coïncident pas forcément, Il serait plus sûr de dire que l’enfant qui naît porte en lui tous les germes qui, en se développant, pourront faire de lui un être libre, juste et heureux. Chaque personne qui naît veut « EXISTER », c’est-à-dire avoir la certitude que sa vie aura « compté ». Elle doit alors s’accepter telle qu’elle est, dans sa singularité (ce qui n’est pas le plus facile !), puis se réaliser coûte que coûte (et cela coûte toujours beaucoup). Devant cette injonction, l’égo se tisse de peurs et ces peurs nous inhibent : ne pas oser « l’errance », dont parle Michel SERRE dans son ouvrage « Le tiers instruit », c’est refuser d’apprivoiser l’inconnu, cet inconnu étant soi en premier lieu, c’est refuser de s’adapter à l’imprévisible. Pour se lancer dans cette grande aventure qu’est la vie, il faut commencer par s’armer de forces et se forger une bonne discipline de l’esprit. Ceci est le moment de l’apprentissage, celui qui va de la toute petite enfance à l’arrivée dans la vie adulte.
Pour que cet apprentissage soit réussi, parents et éducateurs doivent tout faire pour que l’enfant soit un jour libre et responsable. En Inde, pour obliger un éléphanteau à l’immobilité, on lui enroule autour de la patte arrière des chaînes munies de clous et solidement fixées à deux arbres. Pendant plusieurs jours, le jeune animal se débat pour se libérer et il se blesse cruellement ; à la fin, cédant à la douleur, il se soumet à son cornac. Plus tard, alors que devenu adulte sa puissance lui permettrait d’échapper à la domesticité, il suffira de lui mettre une cordelette autour de la patte pour qu’il se fige aussitôt. On lui a fabriqué un blocage mental. Les blocages mentaux peuvent brider à jamais les élans d’un enfant : persuadés de l’incapacité que d’autres leur ont supposée certains s’éloignent des portes de la connaissance qu’ils croient à jamais fermées pour eux ; longtemps les femmes ont été… « encapsulées » et, maintenues dans des rôles mineurs, elles n’ont « compté » ni dans leur quotidien ni dans l’Histoire. En Occident il a fallu attendre le vingtième siècle pour qu’elles osent s’émanciper… un tout petit peu !
Un bon départ dépend donc de l’environnement dans lequel un enfant grandit. L’environnement est notre base de lancement, celle qui nous propulse dans une direction plus ou moins choisie. Une fois lancé sur notre trajectoire nous désirons tous atteindre le but ultime : avoir fait de sa vie une aventure heureuse. Cet environnement n’est pas toujours idéal pour chacun d’entre nous et il est difficile de s’élever hors de sa condition lorsqu’on a les ailes ligotées par la dictature des nuisances. Dans « Les pensées », Blaise Pascal compare les nuisances à des mouches : « Elles sont toutes puissantes », écrit-il « elles vous empêchent d’avancer, elles gagnent toutes les batailles et finissent par vous dévorer le ventre. » La vie est semée d’embûches, traversée de turbulences. Elle est parfois bien amère dès le départ : certaines enfances se déroulent dans le désordre et la souffrance. Alors comment sortir du chaos, se projeter dans l’avenir lorsqu’on a été démoli avant que d’être construit ? Comment parvenir à trouver une voie vers la sérénité lorsque l’on a perdu, ou jamais vécu, le bien-être de la confiance en soi ? Qu’il serait bien de grandir et de vivre sans être jamais atteint dans son corps, dans son âme, par les blessures et humiliations qui fragilisent, avilissent parfois et obscurcissent toute perspective d’avenir. Comment parvenir à la paix d’une réconciliation avec les autres (ou sans les autres), mais d’abord et surtout avec soi et avec la vie ? C’est tout le travail de la « RESILIENCE ». Ce terme a été largement médiatisé à la suite du livre « Un merveilleux malheur » de Boris Cyrulnik. Il peut paraître abstrait, car il s’adresse à notre psyché, cette part intime de nous-même faite de conscient et d’inconscient que l’on peut aussi appeler l’âme ; aussi je me suis essayée à l’illustrer par cette courte histoire… vraie !
Un jour, à Noirmoutier, devant la maison où je passe mes vacances, un petit arbre est né tout en haut de la dune, en plein vent et face à l’océan. C’était un cèdre. Personne ne l’avait planté ; il était arrivé là tout seul et s’épanouissait joyeusement malgré l’hostilité du lieu. Il était très jeune encore et avait déjà fière allure lorsqu’en février 2010 une tempête a dévasté les côtes de Vendée, elle a détruit les digues, emporté des maisons, et fait 52 morts. On ne l’a pas oubliée : elle s’appelait Xynthia. Tout le pays était désolé. Au printemps suivant je suis retournée sur l’île et, tellement désolée moi aussi, j’ai retrouvé le jeune cèdre. Contre lui la tempête s’était acharnée : décapité, les branches arrachées, son tronc brisé se dressait, nu dans le vent. Cependant il lui restait une branche d’un beau vert qui ressemblait à un espoir de vie… Près de sept années ont passé. Aujourd’hui le cèdre est toujours à la place que le hasard lui avait choisie ; bien sûr, il ne sera jamais comme les autres cèdres, ses branches arrachées ne reviendront pas, mais il en a fait grandir d’autres, vigoureuses, qui se déploient de chaque côté de sa longue et large cicatrise devenue grise et comme minéralisée. Il a gardé, intact, son tempérament de lutteur et il attend, il est prêt. Comme avant, tout en haut de la dune, il fait face à l’océan et aux vents. Parce qu’il a sauvé l’essentiel de lui-même, sa fière audace, son courage, j’ai enfin compris ce que Boris CYRULNIK nous expliquait dans son ouvrage : Protéger et garder l’essentiel de soi-même face aux vicissitudes et aux accidents de la vie, vivre à tout prix et s’épanouir, c’est cela la résilience.
Il est sage, dit-on, de se connaître soi-même pour avancer dans la vie. Mais là aussi il est difficile de savoir comment s’y prendre : à trop longtemps s’étudier on risque d’être comme un bateau qui navigue beaucoup mais sans jamais sortir du port. On ne peut savoir ce que l’on vaut qu’en larguant les amarres, en prenant le vent et en s’élançant vers le large. Bien sûr, il est nécessaire de se ménager des escales afin de faire le point sur la route parcourue et c’est là que l’on peut alors évaluer ses capacités. S’il a été sincère en répondant à son inspiration, un artiste ne peut pas ne pas se reconnaître en interrogeant l’œuvre qu’il a créée. Résister au courant dans lequel nous entraînent les esprits grégaires, ne pas se laisser aspirer dans le vortex du « prêt-à-penser », avancer, être authentique toujours, voilà qui demande honnêteté, discernement et courage.
Enfin, au milieu de cette « pataugeoire » d’efforts à fournir, et de combien d’autres encore, il ne faut pas oublier que la vie nous offre bien des joies et de la douceur. Mais là encore vigilance, vigilance toujours : nous sommes tous à la merci d’un « petit coup de folie », à classer sans regret, s’il n’a pas été fatal, dans le registre des bons souvenirs. Cependant il faut apprendre à régler ses plaisirs, tout comme ses desseins, sur de justes modèles. Ecoutons plutôt EPICURE ( -341 -270) que Cicéron appellera « l’architecte de la vie heureuse » : « Personne » nous dit-il « ne craint ni ne fuit la volupté en tant que volupté mais en tant qu’elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent en faire un usage modéré et raisonnable […] Nous blâmons avec raison et croyons dignes de mépris ceux qui, se laissant corrompre par les attraits d’une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. »
Nous n’avons certes pas fait le tour des exigences que la vie nous impose, ni des bonheurs qu’elle nous propose. Le programme est vaste pour devenir « LE SAGE » que nous ambitionnons de devenir et il requiert une ultime chance : celle de pouvoir vivre une longue, longue vie. Mais, avant d’en arriver à sa toute fin, forçons-nous à lâcher prise, décapons-nous le cœur des tourments qui l’empoisonnent, tissons-le de douceur et de tendresse. « Bien veiller » les siens, « bien veiller » les autres, savoir souffrir sans se laisser détruire, savoir rire puisque c’est le propre de l’homme, n’est-ce pas l’ESSENTIEL ? Alors, reconnaissants d’avoir pu un moment faire partie de ce monde… hâtons-nous d’être heureux, car dans les alluvions de nos expériences, il faut cultiver notre jardin.
Mais devant ce monde qui a changé : la géopolitique est bouleversée ; si on ne maîtrise pas quelque chercheur fou, la science peut conduire à des choix inquiétants ; nous devons nous adapter à de nouvelles mœurs… Alors, « L’ÊTRE SAGE », celui qui a tout compris et cultive tranquillement son jardin, celui-là, peut-il nous aider à aborder ce « nouveau monde moral » ?
Charlotte Morizur Café-débat du 10 décembre 2016