Les Harvey à Barraute

Les frères Alexandre (1888-1976) et Patrice (1896-1968) Harvey 

Né le 16 novembre 1888 à Saint-Louis de Chambord[1] au lac Saint-Jean, Joseph Laurent Alexandre n’a que quinze ans lorsque son père décide d’amener la famille vivre à Lowell au Massachusetts (voir le chapitre 11, L’exode des Harvey aux États-Unis, Charles Harvey).  Bien que son père revienne au pays vers 1910, Alexandre demeurera à Lowell une quinzaine d’années, suffisamment longtemps pour y trouver une épouse qui, comme lui, travaille au moulin de coton de Lowell.  En février 1912 il épouse une Américaine, Aurore Beaulieu née à Salem, une ville du même État située en bord de mer.  Cette dernière est en fait la cousine d’Alexandre, fille de Thomas Beaulieu (1846-1913) et d’Aurélie Létourneau (1850-1937), une des sœurs de la mère d’Alexandre.  Arrivés en Nouvelle-Angleterre depuis plus de vingt ans, les parents d’Aurore sont aussi des expatriés qui se sont établis à Lowell depuis un certain temps[2].


Avec la fin de la Grande Guerre, le retour des soldats et la chute de la production dans tous les moulins de coton de la Nouvelle-Angleterre, Alexandre est à court d’emploi et n’a pas le choix; il doit revenir au pays.  La première journée du printemps 1918, avec neuf cents dollars en poches, il part de Lowell sur un train qui l’amène avec sa famille vers le poste frontalier de « Beebe Border Crossing » qui relie Beebe Plain au Vermont à Beebe Plain, au Québec[3].  De là il rejoindra Richmond dans les Cantons de l’Est, la ville de Québec, puis finalement le lac Saint-Jean. 

Les rumeurs de richesses, Barraute

Ne pouvant sans doute s’offrir une terre au Lac-Saint-Jean, probablement attiré par les rumeurs de richesses et encouragé par l’aide gouvernementale à la colonisation de l’Abitibi, Alexandre ne passe chez ses parents à Chambord que pour y installer son épouse enceinte et ses deux enfants nés aux États-Unis.  Les laissant aux bons soins de sa mère il part explorer la région de Barraute afin de préparer la venue de sa famille[4].  C’est au milieu d’une forêt vierge de conifères qu’il se bâtira un chez-soi à quelque trente-deux kilomètres à l’ouest de Senneterre.  Grâce au subside gouvernemental, il n’a payé que trois sous l’acre pour le lot qu’il a acquis[5]

Alexandre n’est pas seul à défricher, car son frère cadet Patrice (1896-1868) est avec lui.  Ce dernier, dont le nom s’était anglicisé pour devenir Patrick aux États-Unis, était de retour à Chambord depuis 1911 et y avait un emploi de travailleur de ferme[6].  Leur cousin Elzéar Guay (1874-1948), fils de leur tante Philomène Létourneau (1851-1931), participe aussi à l’aventure. 


Comme Patrick est né en 1896[7], il était en âge d’être conscrit lors de la Grande Guerre.  À compter du 13 juillet 1918, l’armée canadienne a signifié à un « Patrick Harvey » l’obligation de se rapporter pour servir.  Le 10 avril 1919, en l’absence de cet individu, il est déclaré « déserteur ».  À l’époque, il y a deux Patrick Harvey dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean où la police militaire est à sa recherche; on ne trouve pas d’exemption pour le service militaire obligatoire pour aucun des deux.  On ne saura probablement jamais si le frère d’Alexandre est venu en Abitibi pour s’y terrer comme une vingtaine d’autres Harvey se cachent un peu partout sur le territoire.  Quoi qu’il en soit, l’armée mettra fin à ses recherches le 22 octobre 1920[8].

La construction de moulins à scie pour des fins domestiques se multiplia dans les premières années afin de faciliter la construction des maisons.  Si le clergé encourageait les futurs colons au retour à la terre, ce n’est pas l’agriculture qui faisait la richesse de ces derniers, surtout en hiver.  Malheureusement, deux des premiers moulins brûlèrent, le premier en 1919 et le second l’année suivante, ce qui retarda la construction dans le secteur.  Les habitants ne se découragèrent pas.  Un autre moulin fut en activité au village dès 1921.  Entre-temps, à l’automne 1919, un groupe d’investisseurs avaient fait incorporer auprès du gouvernement la « Compagnie de Bois de Natagan » avec l’intention d’établir à Barraute une grappe industrielle reliée à l’exploitation de la forêt[9].  Plusieurs colons travaillèrent donc au cours de l’année 1920 à la construction de deux moulins pour la compagnie.  Ils seront en exploitation dès 1921.  Il y avait aussi, à l’époque, trois autres moulins dans la paroisse, mais à l’extérieur du village : un dans le rang IV, un à la station de chemin de fer Natagan et le dernier au lac Turcotte.  Il est donc évident que si quelques colons s’étaient amenés à Barraute pour retourner la terre, la plupart tireront leurs revenus de l’industrie forestière, du moins pour une bonne part. 

On présume qu’Alexandre est reparti chercher sa famille à l’été 1918 alors qu’il a terminé les travaux de défrichement pour l’aménagement d’un jardin et la construction de leur demeure.  L’épidémie de grippe espagnole frappe durement le village en 1918 et provoque de nombreux décès.  La famille d’Alexandre et d’Aurore est épargnée.  Bien installé dans la paroisse Saint-Jacques-le-Majeur au village de Barraute, il y est recensé le 1er juin 1921 avec sa femme, ses trois enfants et son frère cadet[10].  D’opérateur de moulin à coton aux États-Unis, il était donc devenu cultivateur en Abitibi.  Ils sont déjà sept cent soixante et onze habitants répartis dans cent cinq familles à Barraute en 1921. 

Au printemps 1922, un dernier enfant d’Alexandre et d’Aurore naît à Barraute[11]

Le canton de Lamorandière

Dès 1920, Alexandre et Patrick seront, avec neuf autres colons[12], les premiers à semer dans le grand brûlé de Lamorandière.  L’endroit est à une vingtaine de kilomètres au nord de Barraute.   C’est là qu’en 1916 un grand incendie avait anéanti une importante partie de la forêt locale.  Pour ces cultivateurs qui, pour la plupart, n’ont pas d’enfants en âge de les épauler dans le défrichement d’une terre[13], l’endroit est un paradis comparé aux forêts de Barraute.  Alexandre quant à lui ne pouvait compter que sur un fils de douze ans en âge de l’épauler.  Pour ces colons, ces terres donnent l’illusion de fermes ouvertes à la colonisation depuis quinze à vingt ans.  

Si à Barraute et ailleurs en Abitibi, les défricheurs s’habituent tant bien que mal à suer et à s’échiner dans les abatis de bois verts, il en va tout autrement au nord du canton de Lamorandière.  En 1919, on avait commencé les travaux d’aménagement d’un chemin à partir du village qui devait traverser tout le canton de Barraute pour se rendre jusqu’au rang VII du canton Lamorandière, mais les travaux n’étaient pas terminés[14].  Pendant la première année de semences avant leur installation, les frères durent s’astreindre à beaucoup de sacrifices.  Le trajet fut long et difficile pour ces dix colons.  On avait dû se résoudre à descendre par la rivière Natagan qui traverse le canton à peu près dans le centre.   Une rivière constituait une excellente route pour les canots, mais elle était dangereuse pour les radeaux sur lesquels on avait embarqué les instruments agricoles, des provisions, des grains de semence et des chevaux.  Au rapide, l’un des radeaux se renversa et le fils aîné de l’un des colons se noya.  L’année suivante, on avait réussi à finaliser le chemin pour se rendre au grand brûlé.  Les semences furent donc plus faciles et plusieurs, dont les deux frères Harvey, entreprirent d’y construire leur demeure[15]

C’est donc entre 1922 et 1925 que les deux frères s’établissent sur des terres voisines du 8e rang du canton de Lamorandière au lieu-dit de Champcoeur, tout près du lac La Morandière[16].  Un gros ruisseau traverse leurs terres.  Avoir accès à des lots entièrement défrichés devait leur donner espoir de pouvoir cultiver suffisamment et plus rapidement pour pouvoir écouler leurs surplus sur les plus grands marchés qui se multiplient en Abitibi.  Contrairement aux autres cantons de l’Abitibi, les terres du grand brûlé sont excellentes pour le grain.  Elles contiennent un peu de silice, ce qui les rend plus malléables et plus faciles à drainer.  Pour cette raison, il n’y a pas de ces grands marécages qu’on trouve plus au sud.  Les feux de forêt ont mis à nu toutes les terres du nord du canton de Lamorandière et n’ont laissé que quelques débris calcinés.  Alexandre et Patrick furent parmi les premiers à en profiter.

En 1925, Aurore Beaulieu met au monde un second enfant en Abitibi, mais celui-là est réputé être né à la Mission de Lamorandière où vivent maintenant ses parents.  C’est le curé de Saint-Jacques-le-Majeur de Barraute qui procède au baptême puisque c’est lui qui assure la desserte à la mission[17].

La dizaine de famille voisine est d’origine ukrainienne et arrive à la fin des années 1920.  De fait, ils sont Ukrainiens de la Galicie orientale, une province de l’empire d’Autriche qui sera rattachée à l’Ukraine après la Seconde Guerre mondiale, mais qui fait encore partie de la Pologne depuis la fin de la Grande Guerre.  Les terres d’Alexandre et de Patrick sont beaucoup plus près du lac Castagnier (4 km) où est installée cette communauté d’Ukrainiens que de l’endroit qui deviendra le centre villageois de Lamorandière (14 km).



Le 8 août 1935 dans l’église de Barraute, Patrick épouse Marie Laure Florestine Aubry, une « servante à l’hôpital Saint-Joseph des Trois-Rivières ».  Pendant l’été, Laure était venue donner un coup de pouce à sa sœur Marie Azilda Rose qui venait tout juste de s’établir à Barraute avec son nouvel époux Albini Bergeron.  Faute d’un père présent, c’est Alexandre qui sert de témoin au marié.  Le couple n’aura pas d’enfants, mais, en 1941, ils adopteront un garçon âgé de dix ans natif de Montréal[18].

En 1939 Alexandre et Aurore voient partir leur première fille lorsque, dans la petite chapelle Saint-Georges du lac Castagnier, elle épouse un colon domicilié dans la paroisse Saint-Henri de Lamorandière[19].  Les deux autres filles se marieront respectivement en 1944 et 1956.  Seul l’aîné, né à Lowell en 1913, demeurera célibataire.



Tout semble démontrer que les frères Alexandre et Patrick ne sont jamais revenus au Lac-Saint-Jean.  C’était un bien long trajet.  Il fallait d’abord se rendre à Amos, quarante-cinq kilomètres plus à l’ouest, pour y prendre le train National Transcontinental et descendre jusqu’à Hervey-Junction (Lac-aux-Sables en Mauricie), un trajet de près de deux jours.   Après une bonne nuit de repos, par la voie ferrée de la Quebec and Lake St John Railway, ça prenait encore plusieurs heures pour se rendre à Chambord.  Leur père avait eu, avec deux épouses, quatorze enfants qui avaient survécu à leur naissance.  Les occasions de rencontres familiales, telles que les baptêmes, mariages et inhumations ne manquaient donc pas.  Les signatures d’Alexandre et de Patrick, qui savaient lire et écrire, n’apparaissent à aucun de ces événements.  Lorsque l’on choisissait de partir vivre au-delà de la dernière frontière non colonisée par des descendants européens au Québec, on ne regardait plus en arrière.  



Si les deux frères ne sont probablement pas retournés à Chambord, cela n’empêchera pas quelques enfants de leur frère Alfred dit Alphonse (1892-1976), cantonnier à Fitzpatrick, de les rejoindre en Abitibi : Ludger (1926-2013) qui se mariera à Lac Castagnier en 1951, Julienne (1928-2013), qui se mariera au même endroit deux ans plus tard et Patrick.

Patrick s’éteint le 29 octobre 1968 sur son lot du canton de Lamorandière.

Alexandre et Aurore lui survivront quelques années.  Le premier décède le 10 mars 1976 à l’âge de quatre-vingt-sept ans; le couple aura vécu une vie commune de soixante-quatre ans.  Le 31 décembre 1981, Aurore décède à son tour à l’âge de quatre-vingt-huit ans.

Les frères Alexandre et Patrick Harvey ont comme généalogie patrilinéaire leur père Charles Harvey (1847-1941), le meunier au Petit-Saguenay leur grand-père Thomas Hervai (1829-1908), le cultivateur Zacharie Hervé (1803-1837), le journalier Dominique Isaïe Hervé (1775-1851), le navigateur et pilote Dominique Hervé (1736-1812), le colonisateur à l’Isle aux Coudres Sébastien Hervé (1695-1759) et le migrant Sébastien Hervet (1642-1714).

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[1] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis de Chambord, 16 novembre 1888.

[2] State of Massachusetts, Record of Marriages for the city of Lowell, 19 décembre 1912.

[3] B.A.C., G., Registre des arrivées par la frontière des États-Unis au Canada, 21 mars 1918.

[4] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis de Chambord, 29 juin 1918. Baptême de Marie Albertine Harvey, « père absent ».

[5] VAILLANCOURT, Patrick.  L’histoire prend vie à la gare d’Hervey-Jonction. L’Hebdo du Saint-Maurice, 27 avril 2014. [En ligne]. https://www.lhebdodustmaurice.com/lhistoire-prend-vie-a-la-gare-dhervey-jonction/ [page consultée le 30/11/2021].

[6] B.A.C., G., Recensement de 1911, district de Chicoutimi et Saguenay, paroisse de Saint-Louis de Métabetchouan, microfilm e002049571.  Le Recensement de 1911 a débuté officiellement le 1er juin 1911.

[7] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Roberval, 10 juin 1896.

[8] B.A.C., G., Soldats de la Première Guerre Mondiale (1914-1918), RG 150, versement 1992-93/166, Boîte 4930-35..

[9] BAnQ., Gazette officielle de Québec, province de Québec, Québec, samedi, 8 novembre 1919, pages 2611-2613, La Compagnie des Bois de Natagan — Natagan Lumber Co.

[10] B.A.C., G., Recensement de 1921, district du Pontiac, les cantons de Fiedmont, Barraute et La Morandière, village de Barraute, microfilms e003091091 et e003091092.

[11] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jacques-le-Majeur de Barraute, 5 avril 1922.

[12] Les autres colons sont Uldéric Hardy, A. Guay, Isidore Dubé, Walter Lambert, Émile Plante, Chs Rochette, Art. Rivet, A. Renaud et Xavier Gagnon.

[13] B.A.C., G., Recensement de 1921, district du Pontiac, les cantons de Fiedmont, Barraute et La Morandière, village de Barraute.

[14] CARON, Ivanhoé.  La région de l’Abitibi. Québec, Département de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1919, pages 22-26.

[15] BAnQ., COLLECTIF. «St-Jacques-de-Barraute», Journal l’Abitibi. Amos, volume II, N0. 21 (9 juin 1921), page 1.

[16] B.A.C., G., Liste des électeurs de Chapleau, canton de La Morandière, lieu-dit de Champcoeur, 1949, microfilm 33022_302245-01188.

[17] Aujourd’hui La Morandière.  Par le passé la graphie Lamorandière, avec composants agglutinés avait cours et qu’elle s’est maintenue dans le nom du bureau de poste depuis 1922 jusqu’à 1986.

[18] BAnQ., Cour supérieur, district de Montréal, jugement # 204, 26 mars 1941.

[19] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Georges du lac Castagnier, 21 octobre 1939. Mariage de Blanche Harvey et de Laurentio Veillette.