6. La dispersion de la famille

La mort de Gabriel et la dispersion de la famille 

La mort de Gaston d’Orléans, le 2 février 1660, porte un coup sévère à l’économie blésoise.  La plupart des personnes attachées à la suite du prince Gaston d’Orléans regagnent Paris ou retournent dans leur province d’origine.  Estienne Moulinié, le beau-frère de Marguerite Delorme, fait partie des tout premiers à quitter Blois.  Il rejoint son Languedoc natal pour y exercer la charge d’intendant de la musique des États du Languedoc[1].

On comprend donc que les artisans blésois s’inquiètent de leur avenir alors que la clientèle aisée qui leur assurait de bons revenus a déserté la ville.  Le gendre Hypolite Thibierge est de ceux-là.  Aussi se prend-il à rêver de ces contrées lointaines de Nouvelle-France où il y a profusion de peaux.  D’autres Blésois ont déjà tenté l’aventure.  Pourquoi pas lui?  

De plus, très tôt après la mort de Gaston de France, le Roy Louis XIV retire les libertés municipales de la ville de Blois.  Ces libertés accordées par Gaston de France étaient fort étendues, et constituaient à peu près le suffrage universel[4].  Le choc des Hervet et de la population de Blois n’en est que plus grand.

Renée Hervet et Hypolite Thibierge

Dans une lettre qu’il adressait le 5 décembre 1988 à Fernand Harvey dont il a été question précédemment le père Julien Harvey[2] (1923-1998) jésuite, émettait l’hypothèse que l’immigration du couple formé de Renée Hervet et Hypolite Thibierge fut précédée de quatre ans environ, par un ami célibataire, Jacques Jahan dit Laviolette.  De fait, Jahan débarquera en Nouvelle-France en 1655[3].  Les deux hommes, qui avaient presque le même âge, étaient nés dans la même paroisse de Saint-Solenne de Blois, Hypolyte en 1629 et Jacques, en 1634.  Les deux hommes étaient marchands-tanneurs.  Comme nous le verrons plus tard, les deux amis s’établiront sur deux terres voisines en Nouvelle-France.  Il est par ailleurs vraisemblable que leur métier de marchand-tanneur ait pu expliquer leur intérêt pour la Nouvelle-France, dont l’économie était alors dominée par la traite des fourrures.

En plus de son atelier de poterie d’étain, Gabriel avait un revenu d’appoint pour améliorer le quotidien de sa famille.  Au décès des parents de sa première épouse, notre ancêtre Marguette Laurillau, il hérita d’une petite exploitation agricole, de moins de quinze hectares, située à Cour-Cheverny.  On ne sait pas si Gabriel y passait beaucoup de son temps maintenant que Sébastien avait bien en main le métier et le commerce familial, mais comme l’exploitation était entre les mains d’un closier[5], on peut en douter.

La commune de Cour-Cheverny est bien connue aujourd’hui pour deux raisons.  D’abord, le «cour-cheverny», un vin blanc d’appellation d’origine contrôlée, est produit à cet endroit, sur une toute petite surface de cinquante-huit hectares dont l’ancêtre Gabriel possédait une partie et cultivait déjà ce cépage, le romorantin, introduit par François Ier en 1519.  Le «cour-cheverny» est la seule appellation dans le monde qui utilise le romorantin.  La seconde raison qui rend cette commune célèbre c’est son château.  Ce dernier fut utilisé par Hergé, l’auteur des aventures de Tintin, pour représenter Moulinsart, la maison ancestrale du capitaine Haddock. 

C’est dans sa closerie[6] de la Germonnière, située à Cour-Cheverny[7], que meurt Gabriel Hervet, en octobre 1660.  À cette période de l’année, après le pressage du raisin vendangé, arrivait le temps des «entonnailles», une opération requérant la présence de Gabriel auprès de son closier.  Le vin blanc produit n’était pas seulement destiné à son usage personnel; le surplus était vendu.  En 1654, il avait livré du vin blanc de la Germonnière au sieur Lefebvre, un marchand de Cour-Cheverny, pour une valeur de trois cents livres.  Et ce n’était sans doute pas son seul client[8]

Comment Gabriel est-il décédé? Un accident? Un malaise fatal? On sait seulement que son inhumation a eu lieu le 20 octobre, dans l’église paroissiale de Saint-Aignan de la commune qui dépend de l’abbaye de Bourgmoyen de Blois et que le lendemain «a été faict un service complet et solennel pour susdit de trois grands messes, vigiles litanies et libera».

Le décès date probablement de la veille de l’inhumation, car dès le 20 au matin une décision de justice nomme Hypolite Thibierge curateur aux biens et personnes de Sébastien, Marie et Anne, enfants mineurs, et Sébastien Aubert, curateur de Gabriel.  Il est difficile de comprendre aujourd’hui pourquoi Gabriel a un curateur différent des autres enfants puisqu’aucun n’a atteint l’âge de la majorité de vingt-cinq ans; laissons cela à une bizarrerie du temps.  Les curateurs, la belle-mère Marguerite Delorme, «mère et gardienne du posthume» et les enfants sont présents lorsque le notaire Gastineau commence l’inventaire des biens du défunt le 20 octobre avant midi.  Marguerite Delorme est enceinte d’un troisième enfant, un fils posthume auquel elle donnera naissance le 15 novembre, mais qui ne vivra que quelques heures.

La disparition de Gabriel Hervet plonge les siens dans le désarroi.  Cependant, au lieu de les rassembler dans l’épreuve, elle va les disperser.  Néanmoins, il ne faudrait pas voir en ce décès la raison de l’éclatement de la famille.  Un autre événement, la mort de Gaston d’Orléans, survenu plus tôt dans l’année, en est également la cause.  Comme on le sait, l’économie de Blois s’effondre et tous ces jeunes gens doivent trouver une solution pour vivre.

La succession et les partages entre les héritiers Hervet sont réglés au cours de l’année 1661 ainsi que les dispositions de Renée Hervet et de son mari Hypolite Thibierge et en prévision de leur départ…

Les Hervet vivent très bien.  Notons en autres qu’au moment de l’inventaire la famille possède un cheval bai signe d’une aisance certaine.  Cette aisance ne rendra que plus difficile la chute de la famille en raison de la nouvelle économie blésoise.  Les Hervet étaient des bourgeois à l’aise, du moins jusqu’en 1660 alors que la mort de deux hommes, Gabriel Hervet et Gaston d’Orléans, bouleversa la vie de la famille à jamais. 

Les enfants de Gabriel prendront des chemins différents et certains, heureusement pour les Harvey du Québec, verront leur destin s’accomplir en Nouvelle-France.

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[1] LE MAUFF, Ghislaine. «Des Hervet blésois aux Harvey québécois», Mémoires de la Société généalogique canadienne-française, Volume 62, numéro 2, (été 2011), cahier 268, pages 141.

[2] Julien Harvey était un grand intellectuel jésuite. Exégète de la Bible et théologien, il était un homme engagé extrêmement cultivé.  Entré chez les Jésuites en 1944 et ordonné prêtre en 1956, il fit son doctorat en Écriture sainte à l’Institut Biblique de Rome.  Il devint professeur au scolasticat de l’Immaculée-Conception, à l’Université de Montréal, supérieur provincial, premier directeur du Centre Justice et Foi, rédacteur à la revue Relations durant de nombreuses années. Il fut un auteur prolifique.

[3] Fichier Origine, Fédération québécoise des sociétés de généalogie et Fédération française de généalogie.  Fiche 242126.  JAHAN/LAVIOLETTE, Jacques.

[4] DE LA SAUSSAYE, Blois et ses environs : Guide historique et artistique dans le Blésois et le Nord de la Touraine. Paris. Éditions Aubry, 1867, page 61.

[5] Petit métayer qui tient une closerie avec un bail à ferme.  En France avant 1800, on ne trouve pas le terme de «cultivateur».  On trouve, par contre, toujours une division tripartie en laboureurs (ou fermier), bordagers (ou, dans le sud-ouest, closiers), journaliers.  Éventuellement, s’y ajoute : vignerons. Dans : BOIS, Paul.  Paysans de l’Ouest. Paris, Éditions Flammarion, (collection Champs), 1971, page 189.

[6] Une closerie était une petite exploitation agricole de moins de 15 hectares ou 44 arpents.

[7]  Cour-Cheverny, appelé Cour-en-Sologne jusqu’au XIXe siècle, est une petite commune située à treize kilomètres au sud-ouest de Blois sur la route menant à Mennetou-sur-Cher.

[8] LE MAUFF, Ghislaine. «Des Hervet blésois aux Harvey québécois», Mémoires de la Société généalogique canadienne-française, Volume 62, numéro 2, (été 2011), cahier 268, pages 140.