04. Sébastien l'aubergiste

Sébastien, aubergiste à Ville-Marie




Depuis la levée de l’interdiction de faire la traite dans les Pays-d’en-Haut en 1681, les marchands, à travers leurs engagés, coureurs des bois et voyageurs, font plus de voyages et la population passante à Ville-Marie augmente.

À l’été 1682, trente-six canots d’Algonquins et d’Outaouais arrivent à Ville-Marie[1].  Le roi y autorise également l’établissement d’un magasin du blé.  Les coureurs des bois ont très peu de famille et quand ils en ont, elle se trouve plus souvent dans la région de Québec où deux tiers de la population de la Nouvelle-France est concentrés.  À Ville-Marie, ils cherchent donc auberge pour leur temps de passage.

Flairant la bonne affaire, après avoir loué puis vendu sa terre et après avoir pu observer Alexandre Turpin exploiter son auberge alors qu’il y logeait, Sébastien devint aubergiste et commerçant à son tour sur la rue Saint-Paul, la plus ancienne rue de Ville-Marie.  L’auberge en pierres et bois construite sur un terrain de 13131 pieds carrés français se situe du côté nord de la rue Saint-Paul, entre la rue Saint-Jean-Baptiste et la rue Saint-Gabriel, face à la foire des fourrures et à moins de trois cents mètres du cœur de l’ancienne commune[2].  Le cabaretier vit à l’étage de cette maison de près de neuf cents pieds carrés construite en 1656 alors que l’auberge occupe le rez-de-chaussée.  Cette dernière est bien située dans le cœur commercial de Ville-Marie.  Plusieurs marchands y tiennent boutique et y font commerce.  Parmi eux on trouve Jacques Le Ber (1633-1706), Jean François Hazeur dit Sieur du Petit-Marais (1648-1685), marchand de fourrures, son frère Léonard Hazeur dit Sieur Desonneaux (1656-1687)[3], dont l’épouse, Marie Anne Pinguet (1660-1694), deviendra en secondes noces la femme du notaire Chambalon.  C’est ce notaire qui aura recours à Sébastien comme témoin lors de la signature de très nombreux actes notariés dans quelques années à Québec.  Les deux Hazeur sont les frères de François Hazeur, marchand de Québec que nous reverrons très souvent dans l’histoire de l’ancêtre[4].

Donc, le 29 septembre 1682, avec Gilles Carré (c.1640-1716)[5] que Sébastien prend comme associé, il loue pour trois ans de Pierre Desautels, à quatre-vingt-dix livres par année[6], une maison dans la rue Saint-Paul, près du tailleur d’habits Nicolas Hubert dit le grand Lacroix (1611-1687).  Les «locataires promettent de construire un four, mais à leurs dépens.»  Le bailleur Pierre Desautels dit Lapointe (1631-1708), un engagé de la grande recrue de 1653 pour Montréal, ne se réserve qu’une cabane sur le coin du terrain loué.  De fait, Desautels agit au nom de son épouse, car le terrain et les bâtiments appartiennent à sa femme Catherine Lorion (1736-1720).  Pierre Desautels est le quatrième époux de Catherine[7], la fille de Mathurin Lorion qui est veuve de Pierre Vilain (c.1629-1655), de Jean Simon dit de Magnac (c.1635-1656) et de Nicolas Millet dit Le Beauceron (c.1632-1674).  On se souviendra que Mathurin Lorion avait été le premier propriétaire de la terre de Sébastien à la Côte Saint-Joseph.

Le 5 octobre suivant, il officialise son association avec Gilles Carré, maître ciergier de l’île de Montréal.  Tous deux mettent en commun leurs biens et leur travail pour trois ans.  Les associés veulent «commercer» des liqueurs, du pain, du vin et de la viande «en la maison qu’ils ont louée conjointement par bail» quelques jours auparavant. 

Sébastien sera gérant du négoce; Carré fournira ustensiles et meubles.  Les deux partageront par moitié les profits et les pertes pendant trois années[8]

Du temps de Sébastien, en bordure de la rue Saint-Paul, existaient déjà la demeure de François-Marie Perrot (1644-1691), le gouverneur de l’île (1669–1684), la salle d’audience du tribunal, l’Hôtel-Dieu dont la chapelle servait de temple, l’école fondée par sœur Margueritte Bourgeoys (1620-1700), et plusieurs maisons privées. 

Un mois se passe et déjà les taverniers goûtent à la dure réalité de tenir une buvette.  En effet le 18 novembre, Gilles Lauson (1631-1687) chaudronnier, et ancien marguillier, « porte plainte, pour des injures proférées contre lui par le “cergieret tavernier Gilles CarréAfin d’éviter de prolonger le procès entre eux, et sans doute pour protéger la réputation du nouvel établissement de Gilles Carré et de Sébastien, le 23 novembre suivant, en présence de Jean Martinet de Fontblanche (1645-1701), chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Ville-Marie et de Jean Dupuis (1642 - 1696), marchand, Gilles Carré reconnaît Lauson comme un homme de bien et accepte de rembourser le coût du procès»[9].  

Surprise! Après toutes ces années, le 16 décembre 1682, Sébastien réussit à vendre sa concession obtenue en 1676 qu’il possède toujours dans la seigneurie de «La Chesnaye»[10].  L’acheteur, qui veut agrandir sa terre, le menuisier Jean Baptiste Fonteneau dit Saint-Jean[11], est son voisin de «La Chesnaye» en allant vers l’ouest[12] ; ce dernier s’est marié l’année précédente à Madeleine Martin (1640-1688), l’une des filles d’Abraham Martin dit l’écossais (1589-1664) à qui l’on doit le nom des Plaines d’Abraham, à Québec où se situait sa terre.  Jean Baptiste Fonteneau versera la somme de deux cent cinquante livres.  Sébastien ne lui en donnera quittance que le 8 juillet 1686[13], ce qui démontre encore une fois que l’ancêtre était suffisamment à l’aise pour attendre paiement.  Le contrat mentionne aussi un témoin aussi voisin Bernard Mercier dit Lafontaine (1645-1703)[14], célibataire endurci, autrefois soldat du Sieur de Latour dans le Régiment de Carignan-Salières. Six arpents de terre sont en labour.  La propriété comporte maintenant une maison «de pièces sur pièces, un plancher embouveté, couverte de paille».  On se souviendra que lorsque Sébastien en fit l’acquisition, cette terre ne comportait pas d’habitation puisqu’elle n’avait jamais été concédée auparavant.

Cette même année, tout près de l’auberge de Sébastien, l’église Notre-Dame[15] construite par le maître maçon François Bailly dit Lafleur (c.1627-1690), est achevée et elle est inaugurée tôt en 1683.

Le 24 mars 1683, Sébastien le commerçant fait couper trois cents pieds de bois sur la concession qu’il a vendu l’automne précédent à Jean Leduc[16].  Ce dernier n’a toujours pas fini de payer son dû.  Les arbres coupés sur l’ancienne concession de Sébastien à la contrée Saint-Joseph furent glissés sur la neige par Leduc lui-même qui était scieur de long, jusqu’à la rive du lac aux Loutres aussi nommé lac Saint-Pierre qui constituait le réservoir de la rivière Saint-Pierre.  À la fonte des glaces, les billots furent placés à bord de chalands plats vers les points de vente sur la rive du Saint-Laurent.  Sébastien les marchanda par la suite.  Les Sulpiciens commençaient à peine les travaux visant à détourner la rivière Saint-Pierre vers un canal afin de fournir de l’énergie hydraulique aux moulins seigneuriaux.

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[1] D’anciennes références parlent de Hurons plutôt que d’Algonquins arrivés cette année-là.  Les Hurons avaient été à peu près tous décimés avant 1650 ce qui porte à croire que ce devaient être des Algonquins.

[2] Centre canadien d’Architecture, groupe de recherche sur Montréal, le projet Adhémar.  Fiche biographique, Hervé Sébastien. Coordonnées géographiques et temporelles # 182 de l’ancien terrier de la ville de Montréal et # 278, 279, 282, 283 du second terrier de la ville de Montréal.  Le pied carré français ou pied carré de Paris est une ancienne unité de mesure valant 0,3248406 m.  La maison où était située l’auberge fut démolie le 8 mai 1691.  En 2023, le terrain occupé par l’auberge de Sébastien abritait le restaurant «Le Vieux Port Steak House».

[3] Aussi nommé Léonard Hazeur Des Ormeaux dans les textes plus récents.

[4] ROY, Pierre-Georges. «La famille Hazeur», Bulletin des recherches historiques : bulletin d’archéologie, d’histoire, de biographie, de bibliographie, etc., Volume XLI, numéro 6 (juin 1935), page 321-349.

[5] L’histoire n’a pas retenu grand-chose de Gilles Carré.  Bien que n’apparaissant pas à l’aveu de dénombrement de novembre 1681, il est mentionné une première fois dans les registres de la Nouvelle-France alors qu’il achète, avec Guillaume Lefebvre, un emplacement «le long de la rue qui va de chez le sieur D’Ailleboust à la chapelle Notre-Dame de Bonsecours» le 4 janvier 1681; un emplacement qu’il revendra l’année suivante. Une transaction que ce fabricant de chandelles à effectuer est par la suite inscrite le 14 septembre 1682 alors que Guillaume Labelle lui achète des grains qu’il s’engage à payer en échange cent boisseaux de blé.  Ensuite, une entente à l’amiable deux mois plus tard est enregistrée au greffe d’Hilaire Bourgine par suite d’insultes qu’il aurait proférées; et pour finir, une rupture de contrat avec l’ancêtre Sébastien Hervet, en juin 1683.  Puis plus de traces outrent un défaut de comparaître en juin 1683 devant les représentants du Conseil Souverain et un emprunt qu’il fait en octobre pour sans doute retourner en France.  Un coup de vent en Nouvelle-France qui aura duré trois ans.

[6] A.N.Q., GN. Minutier Claude Maugue, 29 septembre 1682.  La location est obtenue de la succession Millet, l’avant-dernier époux en titre de Catherine Lorion qui en est exécutrice.

[7] Catherine Lorion avait une vie assez mouvementée.  Assez curieuses sont les morts accidentelles de ses nombreux conjoints.  Le premier, Pierre Vilain, se fait tuer par un arbre peu après le mariage; son deuxième époux Jean Simon se noie à son tour un an après le mariage; puis elle marie Nicolas Millet qui brûle accidentellement dans sa maison.  Finalement, elle marie Pierre Desautels le lundi 23 novembre 1676.  Catherine, contrairement à ses malheureux époux, atteindra l’âge respectable de quatre-vingt-quatre ans.

[8] A.N.Q., GN. Minutier Claude Maugue, 5 octobre 1682.  Convention notariée entre Sébastien Hervé et Gilles Carré.

[9] LANGLOIS, Michel. Montréal 1653, La Grande Recrue. Sillery, Québec, Éditions du Septentrion, 2003, page 142.  Greffe d’Hilaire Bourgine au British Museum, 18-11-1682.

[10] A.N.Q., GN. Minutier Claude Maugue, 16 décembre 1682.

[11] Fonteneau est l’un des premiers colons de la seigneurie de «La Chesnaye» a y être demeuré et l’un des trente-trois habitants qui furent assassinés le 13 novembre 1689 alors qu’environ cent cinquante Iroquois, armés par l’anglais, profitent d’une nuit d’épaisse poudrerie pour faire irruption à Lachenaie et surprendre les habitants dans leur sommeil.  Une rue de la municipalité de Lachenaie, aujourd’hui comprise dans Terrebonne, porte son nom; le croissant Jean Baptiste-Fonteneau.

[12] MARTEL, Claude. «Un Brin d’histoire : Les premiers colons de Lachenaie (1672-1676)», La Revue de cœur et d’action de Terrebonne. Chronique un monde à découvrir. Mercredi le 3 septembre 2014.

[13] A.N.Q., GN. Minutier Claude Maugue, 8 juillet 1686.

[14] Une rue de la municipalité régionale de comté Les Moulins, Terrebonne porte aujourd’hui son nom. Qu’a-t-il fait? Survivre à Lachenaie au temps des attaques des Agniers et y demeurer pendant et par la suite, cela mérite que son nom soit utilisé en toponymie.

[15] Les fondations de l’église Notre-Dame d’origine se trouvent sous l’actuelle Place d’Armes.  La construction de l’église paroissiale Notre-Dame, commencée en 1672 et terminée en 1683 était faite entièrement de pierre, elle mesurait cent vingt-neuf pieds de longueur sur trente-huit de largeur.  Tout au long du XVIIIe siècle, les principaux monuments de la ville ont été la tour de cloche de Notre-Dame et la colline de la citadelle.  L’église fut démolie en 1830 et sa tour de cloche en 1843.

[16] Lebel, Gérard. Nos ancêtres. Biographies d’ancêtres. «Sébastien Hervé». Sainte-Anne de Beaupré, Les éditions de La Revue Sainte-Anne de Beaupré, Volume 18, 1983, page 90.