3. La mort à l'Isle

La mort, à l’Isle et dans la famille (1758)

En juillet 1758, la forteresse de Louisbourg, porte d’entrée et gardienne de la Nouvelle-France, tombe aux mains de l’anglais, la conquête est commencée.  L’élite française de la colonie entame dès lors son retour en France, parmi elle une parente de Dominique.

Un été de labeur passe, puis vient ce sombre automne.

Les événements qui suivent nous sont largement racontés par deux pages du registre de Saint-Louis-de-France qu’a complété le curé Chaumont de la baie Saint-Paul qui est de passage à l’Isle, sans que l’on sache exactement à quelle date.  Était-il présent à chacun de ces événements en plein hiver? Le désordre chronologique des événements qu’il a inscrit au registre est unique.  Les a-t-il tous inscrits un même jour de janvier 1759 usant de sa mémoire? Nul ne saurait le dire,[2] mais ils sont présentés dans l’ordre du registre.

Le 21 octobre 1758, la cousine de Dominique la fille de l’oncle Guillaume décède.  Marie Françoise Tremblay (1730-1758) est emportée par ce qui a les apparences du grand mal de l’année 1755.  Elle est inhumée dès le lendemain.  Cette dernière est également l’épouse de Pierre Savard (1737-1809), le fils du frère de Geneviève, Pierre Savard (1712-1780)[3].  Le jeune couple n’était marié que depuis vingt-trois mois.

La peur s’installe à l’Isle, le spectre de «la grande picote» l’année 1755 réapparaît.  Cette maladie que l’on connaît dans la colonie pour étant presque toujours mortelle assombrit le quotidien des censitaires.  En 1702, elle avait emporté Renée Hervet, la sœur du grand-père de Dominique qu’il n’a jamais connu.  Puis, en 1733 et 1755, elle avait atteint de nouveau des proportions épidémiques.  Bien que l’on n’en connaisse pas les causes, tous savent qu’elle peut se transmettre par le contact des malades et des objets qu’ils ont infectés.  Or, cette petite communauté aux liens familiaux étroits ne vit que par l’entraide.  On sait que même les cadavres restent dangereux et les femmes savent que ce sont leurs hommes qui ont dû enterrer la cousine Marie Françoise.  De plus, ce sont son jeune époux et les cinq sœurs de cette dernière qui en prirent soin et comme tous ont plus ou moins été en contact avec cette ribambelle de parents chacun se demande s’ils ont été contaminés.  On a beau savoir que la seule façon de se débarrasser du mal est de tout désinfecter dans la maison et de brûler les hardes de la défunte, ceux qui le font sont ainsi souvent contaminés.

À l’Isle on savait qu’en juin passé, une épidémie de typhus et une de «petite vérole»[4] avaient sévi à Québec et que l’on avait dénombré plus de cinq cents morts.  Ces épidémies avaient été introduites par les réfugiés acadiens qui fuyaient l’occupation anglaise. 

Un grand nombre d’Acadiens fuyant la Déportation avaient cheminé lentement du «Port-Royal à Beaubassin, à la Grand'prée, à l’Ile St-Jean».  Vers 1758, un fort groupe d’entre eux, plus de mille cinq cents, est soustrait à la déportation et l’on réussit à les «embarquer en petits bateaux» pour Québec.  Comme tous les navires arrêtaient à l’Isle pour y prendre leur pilote, il était courant que ces navires en rade au «mouillage des Français»[5] dussent débarquer des malades que l’on installait à La Prairie sous des tentes par mesure de quarantaine. 

Une seule descendante de Gabriel Hervet (1596-1660) est retournée en France en raison de la conquête anglaise

Avec la capitulation de Louisbourg au cours de l’été, tous devinaient le sort qui attendait la Nouvelle-France.  L’élite française de la colonie entama dès lors son retour en France; parmi elle, une parente de Dominique Hervé.  En effet, bien que née au pays, Cécile Élisabeth Thibierge (1717-1795), fille d’Étienne (1663-1740), cousin du père de Dominique, avait épousé le français Guillaume Estèbe (1701-1796), négociant, entrepreneur, garde-magasin, membre du Conseil supérieur et seigneur.  Lorsque le navire Charmante Manon s’arrêta à l’Isle pour y prendre un pilote à la fin septembre 1758, la petite-cousine, petite-fille de Renée Hervet (1636-1702) est à bord[1].  La famille avait toutes les raisons de quitter la colonie rapidement.  Le mari avait amassé la plus grande partie de sa fortune, évaluée à un million huit cent mille livres, grâce à ses liens avec l’intendant Bigot et à leurs nombreuses malversations.  Estèbe sera d’ailleurs incarcéré à la Bastille pour un certain temps à son retour en France.  Sa condamnation ne semble pas avoir eu d’effet sur sa carrière qu’il poursuivra pendant vingt ans au service du roi.  La petite-cousine s’éteindra en 1795 à son Domaine Le Vigneau de Pompignac en Gironde tout comme son mari l’année suivante.  

Source : BARRY, Francine. «Estèbe, Guillaume». Dictionnaire biographique du Canada. 1re édition 1966, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1980, 15 volumes, volume IV (Décès de 1771-1800).

L’année précédente en 1757, deux vaisseaux français étaient ancrés dans le mouillage au nord de l’Isle et ainsi protégés des vents d’ouest et des nordets, «Vers le 15 juillet, un des deux vaisseaux du roi qui sont à l’Isle aux Coudres, y perd son aumônier qui est jeté à l’eau… M. de la Jonquière, capitaine de l’un de ces 2 vaisseaux, a mis 120 de ses malades sous des tentes à l’Isle…»[6]

Comme la population était en contact avec ces malades et que les pilotes montaient à bord de navires souvent infestés, il ne faut pas chercher bien loin la cause de cette nouvelle épidémie.  De plus, les pilotes de l’Isle comme Dominique se rendent à Québec régulièrement, ils auraient bien pu rapporter le mal à l’Isle. 

Le 7 décembre 1758, une autre cousine de Dominique, Marie Louise Tremblay (1736-1758) décède.  Elle est l’épouse de François-Louis Savard (1733-1815) qui est aussi le fils du frère de Geneviève, Pierre Savard (1712-1780).  Il s’agit de la seconde des sept filles de l’oncle Guillaume à être emporté par le mal.   Marie Françoise, celle décédée en octobre, était l’aînée, Marie Louise quant à elle était, à vingt-deux ans, la quatrième dans le rang de filles.  Même si la terre est gelée, elle est inhumée dès le lendemain pour éloigner le mal[7]

La tristesse s’installe chez Dominique.  Le décès de sa sœur cadette, Marie Magdeleine survient probablement en novembre alors qu’elle n’était mariée que depuis vingt-quatre mois et qu’elle n’a que dix-neuf ans.  Ce n’est cependant pas ce que le curé Chaumont de la baie Saint-Paul note dans le registre lors de l’inhumation de «Marie Hervé» (1739-1758).  Ce dernier se trompe probablement de mois et inscrit le 23 janvier 1758; l’acte de sépulture est situé dans son registre entre une sépulture du 17 novembre 1758 et une autre du 8 décembre 1758.  Il y a fort à parier que notre petite Marie Magdeleine est décédée le 22 novembre et qu’elle fut inhumée le 23 novembre, mais ce secret continu d’être bien gardé.  Elle qui n’avait pas encore goûté le bonheur d’enfanter laisse bien triste son époux Jean-Baptiste Debiens (1736-1811).  Dominique, en peine de celle dont il était le plus proche, devient par ce fait le plus jeune de la famille[8]

Par la suite, Catherine Savard, la sœur de Geneviève mariée à l’«habitant-couvreur » Antoine Marier, elle qui attend un enfant dans les jours qui viennent, perd un fils dans ce même mois[9].  Le curé Chaumont est évidemment dépassé et abasourdi par les événements, il inscrit en marge de son registre « S.S.S. plusieurs enterrement fait en 1759 » et un texte illisible tout à côté. 

La maladie gagne la maison de DominiqueLe 6 novembre, il met en terre sa petite Marie Catherine (1756-1758).  La petite n’a pas encore deux ans lorsqu’elle est emportée par le mal qui sévit sur le bout d’en haut de l’Isle. Le couple vient de perdre leur unique enfant[10].  C’est bien Dominique qui a la lourde tâche de reconduire la petite pour sa mise en terre puisqu’à l’époque, les femmes n’assistent pas aux inhumations.  Ce triste rôle est réservé au chef de famille entouré de ses frères et beaux-frères.  Les femmes quant à elles, entourées de leurs enfants et de la parenté, demeurent à la maison.  Ce sont les voisines qui se chargent des tâches journalières et de la maisonnée durant les jours pénibles[11].  Les chaumières deviennent donc par le fait même des nids de contagion et la famille élargie continue de tomber comme des mouches. 

Le 17 novembre, on enterre l’oncle de Dominique, Joseph Tremblay (1720-1758) l’époux de Marguerite Bouchard (1720-1799).  Il était le fils de son grand-père Louis Tremblay et de sa troisième épouse Marie Letartre[12].

Les épreuves vécues par la sœur de Geneviève dernièrement ont elles hâté la nature, à travers tous ces décès et surtout celui de son fils, Catherine Savard donne naissance à la petite Marie Magdeleine (1758-1786) le 19 novembre[13].

Le 28 du même mois, c’est au tour de la cousine de Dominique l’orpheline Denise Tremblay de décéder.  Denise n’a que huit ans.  On se souviendra que ses deux parents, Étienne Tremblay et Marie Louise Bonneau, étaient décédés lors de l’épidémie de «la grande picote» en 1755.  Elle s’était alors réfugiée chez l’aînée de la famille, Marie Louise (1736-1815), qui s’était mariée l’année précédente[14]

Le temps des fêtes se passe dans le deuil dans toutes les chaumières puis le 6 janvier 1759, Catherine Savard, la sœur de Geneviève, qui venait de perdre un fils et donner naissance à un enfant, voit son mari emporté par le fléau.  Antoine Marier (1724-1759) un confrère de «pêche à marsoin» de Dominique, mais aussi, et surtout un beau-frère s’éteint à trente-quatre ans[15].  Il laisse à son épouse quatre jeunes enfants, dont le plus vieux, à huit ans et la plus jeune qui vient de naître.

Le mal continue son œuvre en fauchant la mère de Geneviève.  Catherine Dallaire (1698-1759) qui s’éteint le 11 janvier 1759.  Cette fille de l’île d’Orléans que le pionnier de l'Isle aux Coudres Joseph Simon Savard était allé chercher comme seconde épouse meurt à soixante ans[16].

La maladie est telle que l’on met en terre les corps à coup de deux.  Le 20 février, les jeunes Eulalie et Étienne Savard[17].  Le 25 du même mois, ce fut le tour de Françoise Agnès Gingras (1678-1759) l’épouse de feu Dominique Bonneau (1691-1755).  Il est vrai qu’à son âge avancé un simple rhume aurait pu l’emporter, mais cet hiver-là ce fut le mal qui l’acheva.  Les sept enfants de sa fille et de son gendre qui avaient été emportés tous deux par «la grande picote» en 1755 se retrouvaient seuls à nouveau puisque la grand-mère aidée des parents de l’Isle avait pris soin d’eux; à tout le moins, ils avaient tous vieilli de quatre ans avec dans leurs bagages deux expériences traumatisantes.

Le 25 également Geneviève perd une belle sœur Magdeleine Lavoye (1736-1759) mariée à son frère Jean Baptiste.  Elle n’avait pas vingt-trois ans.  La mort rôdait toujours autour de Dominique et Geneviève puisque Magdeleine Lavoye et Jean Baptiste Savard occupent la terre immédiatement au nord de la leur.  Une autre voisine en moins et d’autres orphelins de mère.

Le mal quitta alors l’Isle aussi sournoisement qu’il était apparu après avoir mis fin aux rêves de plus d’une douzaine de personnes qui ne demandaient qu’à vivre leur quotidien.  Le mal devait savoir qu’un plus grand fléau que lui descendrait bientôt le fleuve fauchant encore plus fort… l’anglais.

Bien des années plus tard, à l’extérieur de l’île, comme à la Malbaye, on qualifiera les descendants des Tremblay natifs de l’Isle du surnom de «Picoté».  Il faut dire qu’avec quatre décès lors de l’épidémie de 1755 et quatre autres en 1758, les Tremblay composaient plus du tiers des personnes décédées.  À l’Isle, où le souvenir de ces épreuves était toujours présent, on se gardera toujours de ne pas employer cette épithète[18]

Alors que l’hiver dure toujours, le 7 mars 1759, Dominique perd son père qui s’éteint à Saint-Roch-des-Aulnaies avant la tempête anglaise qui approche.  Il ne l’apprendra que lorsque les glaces du Saint-Laurent auront quitté le grand fleuve.  Après cinq mois d’emprise, la glace libère définitivement à la fin d’avril les battures de l’île[19].

L’année 1759 a bien mal commencé et elle est loin d’être finie.

Les hivers sont rigoureux à l’époque et à l’Isle, il gèle à pierre fendre et il vente furieusement, mais, à la mi-avril, on attend la débâcle sur «la mer», signe du printemps.  C’est un spectacle empreint d’une beauté sauvage à l’Isle.  «Le brisement des glaces s’annonce d’abord par un bruit semblable à un coup de canon…»[20]

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[1] THIVIERGE, Robert. 1662 de Blois à l’Île d’Orléans. Montréal, À compte d’auteur, 2021, page 181.

[2] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France de l’Île-aux-Coudres, du 21 octobre 1758 au 12 janvier 1759.

[3] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France de l’Île-aux-Coudres, le 22 octobre 1758.

[4] Aujourd’hui connut sous l’appellation de la variole.  Cette maladie infectieuse épidémique et contagieuse était appelée à l’époque «petite vérole» par les migrants français, de même que «picote».

[5] Présenté au chapitre précédent, ce mouillage appelé «le mouillage», «le mouillage des Français» ou «le mouillage de La Prairie» se situe du côté nord de l’Isle.

[6] RÉCHER, Jean-Félix.  «Jean-Félix Récher, curé de Québec, et son journal, 1757-1760», édition d’Henri Têtu, Bulletin des recherches historiques. Volume 9, numéro 10 (1903), page 296.

[7] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France de l’Île-aux-Coudres, le 8 décembre 1758.

[8] Ibid., 23 janvier 1758.

[9] Ibid., inscription subséquente à celle de l’inhumation de Marie Magdeleine Hervé.

[10]Ibid., 6 novembre 1758.

[11] SAVARD, Paul. Joseph-Simon Savard, premier censitaire de l’Isle-aux-Coudres. Sainte-Foy, Éditeur Paul Savard 1998, page 168.

[12] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France de l’Île-aux-Coudres, le 17 novembre 1758.

[13] Ibid., 19 novembre 1758.

[14] Ibid., 29 novembre 1758.

[15] Ibid., 8 janvier 1759.

[16] Ibid., 12 janvier 1759.

[17] Ibid., 20 février 1759.

[18] Le plus connu des Tremblay dit Picoté est sans doute Alexis (1787-1859), cultivateur, commerçant et entrepreneur forestier natif de l’Isle dont les parents se fixèrent à La Malbaie à la fin du XVIIIe siècle.  Il devint l’un des fondateurs de la Société des entrepreneurs des pinières du Saguenay et fut associé par la suite aux frères Pierre et André Hervé, des marchands de La Malbaie faisant commerce au Saguenay.  L’Association des Tremblay d’Amérique à publier dans son «Album-Souvenir 1978-2008, 30e Anniversaire Sous le signe d’Ozanne» un texte intitulé Les Tremblay et leurs surnoms.  On peut y lire «Un surnom qui fut très populaire et qui survit encore ici et là, est “Picoté”; le premier Tremblay Picoté avait été le seul survivant d’une épidémie de variole, à l’Ile-aux-Coudres, en 1755.»  Cette affirmation est complètement fausse puisque les trois frères Tremblay décédés en 1755 ont laissé une descendance de plus de vingt enfants ayant survécu au fléau.  L’un des trois frères, l’arrière-grand-père d’Alexis, François-Xavier, a quant à lui laissé sept enfants vivants à sa mort.  Néanmoins, le texte de cette Album-souvenir montre bien combien les événements du passé peuvent marquer le futur puisque l’on retrouvera des Tremblay dits Picoté jusqu’à la fin du XIXe siècle.

[19] LE QUERREC, Jacques. «L’île aux Coudres, Vers un divorce ethno-écologique», Anthropologie et Sociétés, vol. 5, no 1, (1981), pp. 165-189. Numéro intitulé : «Les sociétés de pêcheurs». Québec : Département d’anthropologie, Université Laval.

[20] WELD, Isaac. Voyage au Canada et aux États-Unis, en 1795, 1796 et 1797. 1re édition, Paris, 1800, réédition, La Rochelle, éditions La Découvrance, volume 1, page 258.