1 Thimothé Harvay

7.6.12.05.03.1 Thimothé Harvay (1871-1945), 7e génération 

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Je me souviens de mon grand-père, mais c’est un souvenir qui est maintenant bien loin et vaporeux : à son décès j’avais dix ans alors que j’en ai maintenant quatre-vingt-quatre.  Mon père m’en a cependant souvent parlé au cours de sa vie et, surtout, je peux puiser dans le livre qu’il a publié en 1974 (Marins du Saint-Laurent, Gérard Harvey, Éditions du Jour, 1974, postface de Pierre Perrault), livre auquel j’ai participé et dont les droits d’auteur m’ont été légués en héritage.

J’ai donc l’intention de laisser parler mon père chaque fois que mon histoire le justifiera.  Ces extraits sont de précieux témoignages dont l’authenticité est incontestable.  Ils seront en italique dans mon texte.

Jacques Harvey

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Thimothé Harvay naquit dans une maison du Cap-à la-Branche, à l'Isle-aux-Coudres, le 8 mars 1871[1].  Il était l'arrière-petit-fils du célèbre pilote Louis Hervé (1784-1863).  Son père, Grégoire (1843-1888), était navigateur et fermier comme le voulait la tradition familiale depuis l'ancêtre Dominique Hervé (1736-1812) au XVIIIe siècle.

Au baptême, le curé a fait une faute d’orthographe en écrivant son prénom de la manière suivante : Thimothé. Le « h » supplémentaire a été reproduit dans plusieurs documents officiels et l'on peut le voir encore aujourd’hui sur son épitaphe au cimetière de Baie-Saint-Paul.


Mon grand-père, autodidacte, a souvent reproduit cette faute, mais il a fini par apprendre à l’éliminer, en oubliant tout de même le  « e »  final, qui lui paraissait peut-être une terminaison trop féminine.   J’en ai trouvé la preuve au dos d’un chèque honoré par la Banque Nationale le 21 novembre 1916, chèque conservé au Centre d’archives régional de Charlevoix à Baie-Saint-Paul[2].

Encore illettré, il commença très jeune à naviguer avec son père entre l'île et la ville de Québec.  Comme il était fils aîné, il se vit dans l'obligation d'assumer une très lourde responsabilité à l’âge de dix-sept ans, car en août 1888 Grégoire se noya dans le bassin Louise. Timothé rapporta le cadavre de son père à l'Isle-aux-Coudres, avec la perspective de devoir se charger d'une famille qui comptait six autres enfants, le plus jeune, Philippe, âgé seulement de vingt mois.  Pour se concentrer sur l'administration de la ferme durant l’été, il dut vendre la barque.    

À l'automne 1891, Timothé, qui avait alors vingt ans, s'engagea comme matelot sur une goélette, la Marie-Rosalie.  Ce navire était commandé par son parrain Théodore Bouchard (1844-post.1898), un cousin de son père.  Les autres membres de l'équipage étaient son oncle, le conseiller municipal, Joseph Harvay (1854-1947), Ovide Dufour (1845-1911), un autre cousin du père accompagné de son fils Médéric ;  il y avait aussi un nommé Nicholas Kent (1870-1941) de Pointe-aux-Esquimaux (ancien nom du village d’Havre-Saint-Pierre).

La goélette partait vers le bas du fleuve avec un chargement  dont je ne sais rien, mais elle revint des  îles Saint-Pierre-et-Miquelon avec une cargaison d’alcool.  C’était devenu un voyage de contrebandiers qui se termina tragiquement.

Le 14 novembre 1891, une grosse tempête fracassa la Marie-Rosalie sur un récif de l'Île-Saint-Charles, à peu de distance de Pointe-aux-Esquimaux.  Ce fut l’occasion pour Timothé de faire preuve de courage sous prétexte qu’il était le plus jeune.  À l’aube, rampant sur le grand mat qui était couché vers la rive, il atteignit l’île avec un câble pour aider les autres à venir le rejoindre, allumer un feu pour se réchauffer et se reposer, avant d’aller demander de l’aide au moyen d’un radeau de fortune.

Le navire était une perte totale, mais la précieuse cargaison fut préservée.  C'est Timothé et son oncle Joseph (1854-1947) qui en furent les seuls gardiens jusqu'à la fin de février.  Inutile de dire qu'au sein de l'abondance c'est à cette époque que mon grand-père prit l'habitude d'abuser un peu trop des spiritueux.

Au retour de cette fameuse aventure, il s'expatria pour trimer dans une briqueterie du Vermont où, pendant deux ou trois ans, il s'efforça d’apprendre à lire et à écrire avec l'aide d'un ami.

Il œuvra ensuite comme bûcheron dans l'état de New York et, vers l'âge de vingt-quatre ans, dans les forêts autour de Baie-Saint-Paul. Même si Timothé ne vivait plus vraiment à l’île, il continuait probablement à aider financièrement la famille de son père, mais cette obligation devint progressivement moins importante à mesure que ses frères et sœurs  vieillissaient.  Pour diriger la ferme en 1896, Ulysse et Fortunat étaient maintenant âgés respectivement de vingt et un et quinze ans. 


C'est à cette époque, en 1896, qu'il épousa Marie Amanda Mailloux (1876-1939) malgré l'opposition acharnée de Louis Octave Mailloux (1836-1920) et Marie Judith Turgeon (1836-1916), les parents de cette jeune fille de vingt ans[3]Timothé avait en effet une assez mauvaise réputation, mais sa belle-famille finit par reconnaître chez lui deux qualités particulièrement importantes; il était intelligent et travailleur.  Pour réaliser son rêve de posséder une goélette, il avait besoin d'amasser de l'argent tout en assumant la responsabilité de sa famille.


Trois ans plus tard, le 24 juillet 1899 sa mère, Adelphine Dufour, épousa Joseph Mailloux (1856-1920), un veuf, cultivateur sur le Cap-aux-Corbeaux.  Par ce mariage, non seulement elle quittait son île pour venir demeurer sur la terre ferme près de son fils, mais elle devenait ainsi sa belle sœur en épousant le fils aîné de Louis Octave Mailloux et de Marie Judith Turgeon.       

Pour nourrir sa jeune famille, Timothé mit les bouchées doubles : tout en travaillant comme bûcheron pendant l’hiver il navigua deux ans sur des chalands toués par un remorqueur qui transportait du bois entre Baie-Saint-Paul et New York par les rivières Richelieu et Hudson puis, durant quelques étés, il fut débardeur au port de Montréal.  Dans la métropole il passait souvent les soirées autour d’une table de poker.  Il paraît qu'une bonne partie de l'argent qu'il amassa durant cette époque fut gagnée au jeu, car il était un bluffeur redoutable. Plus tard, le docteur Jean Guillaume Dufour, qui devint un habitué de la maison du Père Mothée  dès qu’il s’installât comme jeune médecin à Baie-Saint-Paul, racontera :

«Quand on jouait avec lui, aux cartes, aux dames ou à d’autres jeux, il se révélait un adversaire redoutable. Doué d’une mémoire phénoménale et d’un sens de l’observation instantané, il était d’une promptitude à la riposte qui désarçonnait sans cesse ses adversaires. Sous cet angle, il était unique.»


Ce n'est qu'à l'âge de trente-huit ans que Timothé parvint à réaliser son grand rêve: devenir propriétaire d’un navire.  Baptisé St-Grégoire en l'honneur de son père une goélette fut construite à Baie-Saint-Paul au chantier du Cap-aux-Rets et lancée au printemps 1911.  Après l'avoir exploitée durant trois ans il la vendit quelques centaines de dollars de plus qu'elle ne lui avait coûté, un important gain de capital pour l’époque et acheta une autre goélette: la St-Omer.  

Avec son charisme et sa sociabilité, mon grand-père avait fait de sa maison un important lieu de rencontres.  J’ai de la difficulté à imaginer l’enfance de mon père, Gérard, dans une telle ambiance quand il raconte, dans un de ses livres, les visites régulières des gens de l’île.

« En émigrant de l’île aux Coudres, mon père y avait laissé beaucoup d’amis. Comme notre demeure était située sur leur chemin à l’entrée du village, elle était devenue leur relais naturel et ils en usaient abondamment. Rares étaient ceux qui passaient sans s’arrêter, surtout l’hiver, alors que le maître du logis était présent. Celui-ci les recevait toujours cordialement, les verres à la main, leur offrant gîte et repas s’ils en avaient besoin. À leur départ, il n’oubliait jamais le coup de l’étrier ni les invitations à revenir au prochain voyage.  

L’hiver, ils arrivaient presque toujours par groupe de cinq, nombre requis pour la traversée en canot.  Quelquefois, nous avions la visite de deux groupes le même jour et la maison s’emplissait.  Les bouteilles et le garde-manger se vidaient, mais ça semblait être le dernier des soucis de mon père; c’est à ces moments-là qu’il manifestait le plus d’entrain : il questionnait, s’informait, et comme les amis venaient de tous les coins, il en résultait que rien de ce qui se passait à L’Île-aux-Coudres n’avait de secret pour lui.

Quand la température ne permettait pas qu’ils s’en retournent le jour même, nous les hébergions pour la nuit.  Si je m’éveillais, il me fallait respirer une forte odeur de maison surpeuplée, dominée par cette âcre senteur d’huile de marsouin que les îliens utilisaient pour graisser leurs bottes à manche.  Cela devenait parfois intolérable; ces fameuses chaussures formaient un petit monticule à quelques pieds de l’entrée de notre chambre.

Une fois par année, mon père  allait visiter ces mêmes amis; il les avertissait et fixait la date.  Sa randonnée durait de huit à dix jours.  C’était à qui viendrait le chercher pour la traversée.  On frétait spécialement un canot et mon père  partait joyeux pour ses vacances annuelles. Sa promenade terminée, on nous le ramenait «déboussolé», aphone et piteux. Il nous fallait alors au moins une semaine pour le remettre sur pieds.»    

Pendant ces années-là, l’équipage de Timothé était composé de ses deux fils aînés, Joseph (1896-1959) et Vilmond (1899-1962) qui, en 1915, n'avaient encore que dix-huit et seize ans.  Mais c'était la guerre en Europe et la conscription finit par sévir chez nous.  Ayant été témoin des troubles de Québec au printemps 1918 Joseph abandonna la navigation pour aller se cacher dans les bois autour de Saint-Placide.  C'est sa sœur Hélène (1898-1978) qui embarqua pour s'occuper de la popote et laisser les deux hommes consacrer toutes leurs forces aux travaux lourds et à leur expérience de navigation.


Timothé aurait bien voulu faire instruire ses garçons, mon père me l'a assuré, mais la nécessité de nourrir une famille de dix enfants ne lui permettait pas de recourir au service d'un employé, car son commerce était principalement basé sur le troc.  Il transportait l'approvisionnement des marchands locaux en échange de nourriture et de vêtements.  L'automne venu, il avait un bon crédit qui diminuait progressivement avec l’approche du printemps.

On peut voir, ci-contre, une des nombreuses pages de vente à crédit rédigées pour la famille de mon grand-père par le marchand Arsène Larouche de la rue Saint-Joseph à Baie-Saint-Paul.

De temps en temps, un voyage de bois à destination de Québec lui apportait un peu d'argent liquide.

Il fut donc obligé de retirer très tôt les enfants de l'école.  Pour remplacer Joseph, ce fut Henri (1908-1992) qui n'avait que douze ans puis, au départ de Vilmond en 1923, mon père Gérard (1910-1994) embarqua à son tour à l'âge de treize ans.  Seul Omer (1912-1982), le dernier, connut quelques années de répit et put terminer l’école primaire.


En écrivant ces lignes, je m'explique mieux le lien si fort que j'ai toujours admiré entre mon père, Gérard, et son frère Henri.  Au cours des années vingt, ces deux enfants ont dû assumer des responsabilités d'hommes sous le commandement d'un père vieillissant et querelleur.  

Au port de Québec, Timothé fréquentait les tavernes et se querellait souvent.  Il est parfois arrivé que les deux jeunes aient eu à intervenir pour éviter une bataille.  Mon père m’affirmait cependant que les différends qui opposaient Timothé à ses adversaires étaient généralement justifiés par son sens de la justice et son nationaliste intransigeant.  Dans son livre, Marins du Saint-Laurent, il raconte d’ailleurs une anecdote qui l’avait beaucoup marqué quand, tout jeune, au cours d’un voyage de vacances, il avait eu l’occasion d’accompagner son père au bureau des douanes, un édifice qui l’impressionnait beaucoup et où il entrait, curieux, pour la première fois :

 « Mon inspection fut brusquement interrompue : la voix de l’autre côté du comptoir avait monté d’un ton, celle de mon père d’au moins deux et l’ascension se continuait.  Mon père répétait qu’il ne signerait pas un papier qu’il ne pouvait pas lire. “Tes maudites formules anglaises, tu peux t’les fourrer dans l’cul !”  Quant au monsieur poli, déconcerté, il insistait toujours, alléguant qu’en français, ces papiers n’existaient pas.

Mon père semblait de plus en plus en colère ; je ne l’avais jamais vu dans un état pareil et me mis à trembler. Il avait fermé le poing et le promenait sous le nez du monsieur qui, heureusement, n’avait qu’à reculer d’un pas, bien protégé par la barrière qui les séparait. Cependant, il dut prononcer un mot qui fit déborder le vase, car, tout à coup, au pas de course, mon père longea le comptoir pour le contourner, renversa sans ménagement le panneau qui fermait au mur et fit irruption de l’autre côté en vociférant : “Mon bon’ieu, j’va t’crisser à l’eau par le châssis !” 

Capitaine, capitaine, arrêtez, on va arranger ça.

Quant à moi, j’étais pris de panique et je formulais des vœux pour que mon père ne réussisse pas à attraper son adversaire, car s’il y parvenait, je ne doutais pas que, comme il l’en avait menacé, il le lancerait avec une telle force, qu’il irait choir dans le bassin de la Pointe à Carcy. »

L’hiver suivant, mon père reçut une lettre de Me Pierre-François Casgrain (1886-1950), député de Charlevoix à la Chambre des communes.  C’était extraordinaire, une lettre du gouvernement d’Ottawa qui en plus, commençait par ces mots chaleureux :

« Mon cher Timothé.

« On m’a assuré que le printemps prochain, les formules pour quitte le port seront imprimées sur les deux côtés, soit, un en anglais et l’autre en français… »

Mon père et mon oncle Henri vécurent donc leur adolescence en effectuant un travail d’homme.  Même si Timothé était parfaitement capable d’assumer son rôle de capitaine, ses fils étaient souvent inquiets et devaient assumer une vigilance souvent importante pendant les jours que durait le voyage de retour à Baie-Saint-Paul, Timothé devenant de plus en plus ivrogne.

J'avais peine à croire mon père lorsqu'il me racontait que durant les deux ou trois jours que durait le retour Timothé, tout en tenant la barre, il ingurgitait dans l'ordre un quarante onces de whisky, une cruche de vin et une caisse de Boswell.  Dans Marins du Saint-Laurent il le relate ainsi:

 «Partis de Québec au crépuscule avec un vent léger du sud-ouest, le bateau en grand lest de marchandises générales, nous voguions vers Baie-Saint-Paul et tout annonçait un excellent voyage. Comme avant chaque départ, le père était allé renouveler l’approvisionnement : la nourriture pour l’équipage, des friandises pour les enfants et sa provision personnelle.  Celle-ci était toujours la même et constituée d’un quarante onces de whisky, un gallon de vin et une caisse de bière; une de ces anciennes caisses de bois contenant vingt-quatre bouteilles de vingt-six onces chacune. Tout ce liquide, il devait l’ingurgiter lui-même au cours des deux ou trois jours qui suivaient le départ de Québec.  Le reste du voyage, heureusement, il le ferait dans une abstinence à peu près totale.

C’était un rite qu’il célébrait avec fidélité.  Le quarante onces, qui n’était déjà plus intact au départ, s’écoulait le premier.  La cruche de vin suivait.  Ne la sortant jamais de son emballage, il se contentait d’enlever le bouchon et le plaçait toujours au même endroit, près du banc de roue.  Périodiquement il allongeait le bras et, d’un doigt, accrochait la cruche par l’anse, il la soulevait au niveau de la bouche et la culbutait de l’autre main, ses genoux tenant fermement la roue.  De près on pouvait entendre le glouglou; puis la cruche retrouvait la place pour quelque temps.  Quand elle était à sec, il restait à mon père ses deux douzaines de bières pour finir en douce cette joyeuse évasion aux jardins de Bacchus.»

En 1926, Timothé vendit la St-Omer pour la remplacer par l’A.N.E. une goélette achetée de ses beaux-frères et qui avait été construite au Cap-aux-Rets en 1915.  À cette époque plusieurs concurrents commencèrent à recourir à la propulsion mécanique et, n’ayant pas le choix, il fit installer un moteur sur son vieux rafiot en 1929.

Comme beaucoup de navigateurs de son âge et avec encore trop souvent du vent dans les voiles, il eut beaucoup de difficulté à s'habituer à cette mécanique et aux changements qu'elle supposait dans la conduite du navire.

En 1933, Timothé se fractura une jambe qui, mal soignée, demeura plus courte que l'autre.  C'était pendant la crise économique et la petite entreprise était devenue bien précaire.  Heureusement, parce qu'il avait besoin d'un emploi, son fils Vilmond  revint prêter main-forte à ses frères et le père se mit en semi-retraite.

Mais le bonhomme, n'ayant jamais payé de salaire, avait quand même réussi à mettre un pécule de côté.  Voyant que ses fils, devenus des hommes, étaient des marins aguerris et que le jeune Omer voulait s'ajouter à l'équipage, il décida de consacrer toutes ses économies à la construction d'un navire conçu pour la propulsion à moteur.  Quatre de ses fils en seraient les constructeurs principaux et Nérée Mailloux (1873-1966), son beau-frère, le grand charpentier.





Quand la St-Timothée, avec ses quatre-vingt-trois pieds et demi de longueur, fut lancée à Baie-Saint-Paul au printemps 1935, le vieux n'avait plus d’économies, mais il avait lancé une entreprise maritime qui grandirait pour devenir, par le travail de ses fils, la compagnie Transport Maritime Harvey Ltée.

Les garçons de Timothé travaillèrent si bien qu’ils purent engager encore l'oncle Nérée cinq ans plus tard, lui donnant ainsi l’occasion de construire son chef-d'œuvre, la célèbre Amanda Transport baptisée du prénom de leur mère décédée le 26 février 1939.  J’écris - célèbre, car l’Amanda Transport fut le décor central du troisième long métrage de Pierre Perrault à l'Isle-aux-Coudres : Les voitures d’eau

Avec le retour de Vilmond et l’arrivée d’Omer, ils y avaient maintenant quatre de ses fils dans l’entreprise.  Seul l’aîné, Joseph, préféra demeurer à Port-Alfred où il jouissait d’un emploi intéressant à la papetière.

Les deux goélettes seront vendues plus tard pour être remplacées par des navires d’acier et les familles de ces entrepreneurs maritimes purent jouir d’une certaine aisance.   

Cette parenthèse concernant la réussite des fils est importante ici, car elle est finalement le résultat de l’acharnement de Timothé à poursuivre la tradition maritime héritée de ses ancêtres.

Timothé ne naviguait plus, mais l'père Mothée était de plus en plus présent au village de Baie-Sait-Paul.  J'ai tout entendu sur les souvenirs que les gens ont gardés de lui à cette époque.  Il était ivrogne, querelleur, polisson, sacreur et vantard, mais il était surtout honnête, d'une franchise brutale et se donnait sans réserve à tout ce qu'il entreprenait.  C'est surtout sa mémoire et son intelligence qui surprenaient.  Autodidacte, il additionnait des colonnes de chiffres en commençant par le haut ou par le bas avec une rapidité déconcertante et il dévorait tout écrit qui lui tombait sous la main.  Plusieurs de ses enfants suivaient son exemple et on lisait de tout dans cette maison.  Les premiers livres à l'index que j'ai lus en cachette, quand j’étais pensionnaire dans un collège classique, avaient d’abord fait partie de la bibliothèque de mon grand-père. 

Les conversations que j’ai eues avec mon père me font croire que, malgré les contraintes de l’époque, il était peut-être déjà un libre penseur, même s’il payait son banc à l’église et qu’il était toujours présent à la grand-messe du dimanche.  Timothé était un homme fier et, à la mort de son épouse, il fit construire un impressionnant caveau, tout juste à côté du calvaire dans le cimetière de Baie-Saint-Paul.  Ce monument de sépulture fut démoli plus tard pour des raisons, paraît-il, de salubrité, mais la grandeur du terrain qui m’attend auprès des membres de ma famille, de mes grands-parents jusqu’à l’un de mes frères, demeure témoin de l’importance que Timothé avait accordée à la présence de sa descendance dans son village d’adoption.  Les cinq hommes qu’on voit plus haut sont là depuis longtemps déjà, avec leurs parents.  

Abonné au Hansard de la Chambre des Communes Timothé était aussi un organisateur électoral incontournable.  C'est dans sa demeure que fut choisi Frédéric Dorion (1898-1981) comme candidat conservateur à l'élection fédérale partielle de 1942[4].  Au cours de cette campagne, mon père se souvenait d'y avoir rencontré les députés Sasville Roy, Jean-François Pouliot, Patrice Tardif et Hormidas Langlois. 

Jean-Marie Desgagné, fils de l’inspecteur d’école régional, raconte que l’père Mothée venait disputer son père le midi pendant le dîner parce que ce dernier était rouge et militait pour madame Casgrain.

Le vieux frappait sur le coin de la table avec son immense poing et les postillons volaient dans les assiettes.  Il avait même eu l'audace de déchirer les dépliants que Jean-Marie, alors âgé de dix ans, présentait aux électeurs à la sortie de la messe.  Le gamin était retourné chez lui en braillant, son petit express  vidé de son contenu. 


Tout ce qui précède peut donner l’impression que mon grand-père était un homme particulièrement détestable, mais je sais qu’il était un homme d’une grande bonté et je tiens cette assurance de ma propre mère.  Cette dernière était une femme douce et timide.  Lors de son mariage, comme c’était souvent la coutume à l’époque, elle dut aller habiter chez ses beaux-parents durant quatre ans.  Ce fut une période difficile pour elle, car elle était souvent prise à partie par un membre de la famille, surtout par la vieille Adelphine qui, devenue veuve encore une fois, avait été recueillie par son fils[5].  Elle était acariâtre et détestait cette belle jeune femme arrivée dans sa maison à dix-neuf ans.  

Depuis qu’il ne naviguait plus, Timothé était relativement sobre, car il n’y avait pas de source d’approvisionnement à Baie-Saint-Paul et ses fils se gardaient bien de lui en apporter de la ville.  Ma mère m’a affirmé qu’il avait été très bon pour elle et qu’il prenait toujours sa défense.  Je suis né dans sa demeure et y ai vécu jusqu'en 1938, année où mon grand-père acheta, pour loger mon père et sa famille, la petite maison sise au 75 de la rue Saint-Joseph à Baie-Saint-Paul.  Je n'ai conservé, de ma tendre enfance,  qu'un merveilleux souvenir de ce bon vieux grand-père qui boitait légèrement et qui me bourrait de chocolat.  

Le 4 juillet 1944, Timothé épousa Léa Hamel (1875-post.1946), une femme qui était veuve pour la deuxième fois.  Native de Montréal, elle habitait Saint-Alexis de Grande-Baie depuis une vingtaine d’années[6].

À cette époque, je demeurais de nouveau chez mon grand-père avec mes parents, mon frère Maurice, deux ans, et ma sœur Lise, un bébé de quelques mois.  Nous habitions le deuxième étage.  Comme j’avais entre neuf et dix ans, mes souvenirs sont passablement plus précis et je me revois à la table de grand-père, en compagnie d’un fils de madame Hamel qui était en visite et dont la soutane m’impressionnait.

Je me souviens aussi qu’un soir ma mère fut intriguée par un petit vacarme et des rires dans la chambre de grand-père qui était juste en dessous de la sienne.  Le lendemain, elle apprit que Léa s’était beaucoup amusée, en essayant de convaincre son nouvel époux de dormir vêtu d’une jaquette. 

Le Jour de l’An 1945 fut particulièrement festif dans la grande cuisine chez mon grand-père qui était particulièrement heureux.  Pour cela, il y avait certainement pour lui le plaisir de voir la réussite incontestable de ses garçons, dont l’entreprise avait été très florissante durant la guerre et qui pouvaient se payer les maisons somptueuses qui étaient en construction dans la nouvelle rue Notre-Dame, mais il y avait sans aucun doute le bonheur d’avoir près de lui une nouvelle épouse chaleureuse et aimée de la famille.  

Madame Hamel n’eut cependant pas beaucoup de temps pour dorloter son troisième mari, car Timothé Harvay décéda subitement le 3 août 1945, à l’âge de soixante-quatorze ans[7].

En pleine saison de navigation, avec deux navires au large et deux filles en Abitibi, il fallut quelques jours pour organiser les funérailles et les dix enfants réalisèrent qu’ils se trouvaient ensemble pour la première fois de toute leur vie, car à la naissance de Jeannette, Joseph était déjà parti.

Après la vente de la maison de Timothé, sa veuve vint demeurer quelque temps chez mes parents, dans la grande maison neuve de la rue Notre-Dame, puis alla passer l’hiver 1945-46 chez un de ses enfants.  Elle revint chez nous au printemps pour y passer l’été.  À l’automne 1946, elle épousa le veuf Adélard Mailloux, frère cadet d’Amanda, la première épouse de Timothé[8].

Il est possible, je le réalise aujourd’hui, que le deuxième mariage de Timothé lui ait été suggéré par son fils aîné, Joseph, lequel habitait Port-Alfred, tout près de Saint-Alexis où vivait Léa Hamel.  Il est difficile d’en avoir la certitude, même si je retrouve mon oncle Joseph (deuxième à gauche) sur la photo ci-contre, laquelle montre Léa Hamel et son dernier époux Adélard Mailloux. 

Thimothé Harvay, ses enfants, données généalogiques - 8e génération

Deux filles de Thimothé Harvay (1871-1945) en Abitibi

 

Avec un groupe de jeunes couples de Baie-Saint-Paul, les sœurs Marie Alice dite Cécile Harvey (1903-1955) et Marie Blanche Aurore Harvey (1906-1984) partent en 1936 pour l’Abitibi.  Filles de générations de navigateurs sur le Saint-Laurent, elles n’ont rien de l’agricultrice conventionnelle.  Cécile a déjà quatre enfants lorsqu’ils prennent le train en direction de Québec où elle et son mari rejoindront le National Transcontinental à la Gare du Palais qui les conduira en pays de colonisation.  Comme tant d’autres à l’époque, souffrant des contrecoups de la grande dépression, ils ont répondu oui aux harangues des recruteurs du Plan Vautrin. 



Blanche pour sa part a déjà six enfants et est enceinte de son septième lors du départ.  En octobre 1936, Blanche accouche au canton Rousseau comme on nomme alors Beaucanton où elle et son mari de même que le parrain et sa femme, un cousin Mailloux par la mère de Blanche, sont qualifiés de «colons de Rousseau».  L’église de Beaucanton n’est pas encore ouverte et l’enfant est baptisé à l’église Saint-Camille de Rousseau (Villebois) dans le village voisin[9]Blanche donnera naissance à trois autres enfants à Beaucanton. 


Cécile aura deux autres enfants à Beaucanton.

Comme plusieurs autres colons, Blanche et Cécile et leur famille semblent voir leur vie en Abitibi comme un passage obligé pour faire face à la crise tout en gardant l’espoir d’un retour au Sud.  On en a pour preuve une pratique peu commune ailleurs en province et qui a cours en Abitibi à l’époque : le parrainage et le marrainage par procuration.  On retrouve ainsi de nombreux cas de parents d’enfants qui demandent à des locaux d’agir comme procureur au nom d’un parent laissé derrière eux dans leur village de provenance.  Ainsi, en 1939, ce sera le cas lors du baptême de Marie Yvonne Yolande Fortin, neuvième enfant de Blanche :

«Le parrain Vilmont Harvey de la Baie Saint Paul, représenté par Omer Perron qu’il a nommé son procureur à cet effet.  La marraine Yvonne Pednault tante de l’enfant représentée par Marie Alice Cécile Harvey constituée procuratrice à cet effet, comme il appert dans une lettre datée du 1er du mois courant....»[10]

Vilmond (1899-1962) est un frère aîné de Blanche alors qu’Yvonne Pedneault est sa femme.  Cette pratique disparaîtra après quelques années quand, semble-t-il, les gens auront accepté que l’Abitibi soit autre chose pour eux qu’une terre de passage.


La tradition orale raconte que les deux sœurs et leur famille auraient quitté Beaucanton à la suite d’un incendie de forêt en 1944.  Alors que le printemps de cette année-là avait été exceptionnellement sec en Abitibi, il favorisa le déclenchement de feux au début de l’été[11].  

Il faut mentionner également que les subsides gouvernementaux à la colonisation avaient pris fin et que chacun se débrouillait pour se trouver un emploi dans les mines ou l’industrie forestière, beaucoup plus payant que le métier d’agriculteur.  Quoi qu’il en soit, ce sera le cas des époux de Cécile et Blanche qui partiront vers Val-d’Or, pour faire carrière dans les mines, celle de Bourlamaque[12].  C’est à Val-d’Or que les deux sœurs finiront leur vie.  Ils sont déjà dans la vallée de l’or à l’été 1947 puisque leur sœur cadette Marie Jeannette (1918-1998), venue les rejoindre cette année-là à Val-d’Or, s’y marie en juillet[13].

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[1] BAnQ., Registre de la paroisse Saint Louis de l’Isle aux Coudres, 8 mars 1871.  Batême de Joseph Thimothé Harvay. 

[2] Il commença à signer Timothé Harvay, abandonnant ainsi le premier « h » vers 1900.  Ses signatures retrouvées dans plusieurs registres de baptême de ses enfants en font foi. 

[3] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Pierre et Saint-Paul de Baie-Saint-Paul, 14 janvier 1896.

[4] Frédéric Dorion fut juge de la Cour supérieure du Québec.  Il est l'auteur du rapport Dorion sur la corruption du gouvernement fédéral.  Il fut membre du Parlement Canadien à Ottawa, pendant 6 ans, dans les années 1940.  Il participa activement à la création du parti progressiste conservateur du Québec.  Il occupa les fonctions de juge en chef de la Cour supérieure du Québec de 1963 à 1973. 

[5] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Pierre et Saint-Paul de Baie-Saint-Paul, 25 février 1920.  Sépulture de Joseph Mailloux. 

[6] Ibid., 4 juillet 1944. 

[7] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Pierre et Saint-Paul de Baie-Saint-Paul, 6 août 1945. 

[8] BAnQ., Registre de la paroisse Sainte-Rose-de-Lima, Cowansville, 12 octobre 1946.  Mariage de Léa Hamel à Adélard Mailloux.

[9] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Camille de Villebois du canton Rousseau, 20 octobre 1936.  Albert Mailloux et Démerise Duchesne, parrain et marraine.

[10] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Joachim de Beaucanton, 17 février 1939.

[11] DANSEREAU, Pierre René. La reconstitution historique des feux dans un secteur forestier au sud du lac Abitibi, Montréal, les presses de l’Université du Québec, 1990, page 28.

[12] Souvenirs de Robertine Duchesne (1914-2009) racontés à son fils Jacques Harvey le 16 février 2004.

[13] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Sauveur de Val d’Or, 8 juillet 1947.