02 Adéline Harvai

6.6.09.6.02 Marie dite Adéline Harvai (1830-1895), 6e génération

La première Hervé chez les autochtones

Dominique Hervé et Geneviève Duchesne ont eu cinq enfants, peut-être sept. On trouve aujourd’hui les inscriptions de cinq baptêmes aux registres de la paroisse Saint-Étienne de la Malbaie. Dans des documents subséquents, on retrace deux autres enfants qui seraient nés de leur union. L’un de ces enfants sera prénommée «Adéline» lors de son mariage[1]. Si elle portait ce prénom à son baptême, elle n’a pas été baptisée dans l’une des cinq paroisses existantes à l’époque dans la région.

Il existe par contre une explication que les âges qui seront déclarés lors des recensements de 1861 (trente ans) et 1881 (cinquante ans) tendent à soutenir. Elle pourrait être l’enfant nommée «Marie Harvai », née et baptisée le 8 août 1830 à Saint-Étienne de la Malbaie, laquelle aurait simplement décidé de changer de prénom. Le prénom d’Adéline deviendra fort adopté avec plus de deux douzaines d’enfants ainsi prénommées au baptême dans la paroisse avant la fin de la prochaine décennie. Caprice de femme, «Marie» aura pu vouloir se doter d’un prénom plus à la mode pour se différencier des Marie qui sont légion, elle qui émigra en plein cœur de la forêt au Saguenay pouvait bien se permettre cette coquetterie[2].

La famille d’Adéline qui avait vécu dans la seigneurie de Murray Bay, aux Éboulements et à Sainte-Agnès une quinzaine d’années, bougera énormément au fil des ans. D’abord à la mission Sainte-Marguerite puis à Saint-Alexis de Grande Baie, dans le canton Bagot, à Chicoutimi, à Sainte-Anne-de-Chicoutimi et à Roberval.

Au début de 1840, Adéline perd sa mère. Un an plus tard, son père se remarie. Déjà en 1842, sans que l’on ne sache où elle vit, elle ne demeure plus avec la famille. Âgée de douze ans probablement, elle travaille sans doute comme domestique quelque part.

L’union avec un fils des Premières nations

En août 1847, Adéline vient d’avoir dix-sept ans et habite quelque part sur le territoire de la mission Sainte-Marguerite à une trentaine de kilomètres de l’embouchure de la rivière Saguenay sur la rive est. Son père y vit également avec le reste de sa famille. Le 29 août, on la retrouve au lieu dit de l’Anse à l’Eau près de Tadoussac où le missionnaire de l’endroit bénit son union avec Louis Philippe, un Abénaquis qui affirme avoir vingt-sept ans, mais qui en a vingt-neuf en réalité.

Le père d’Adéline accompagne sa fille pour la cérémonie. Parmi les autres témoins au mariage on reconnaît : «Pierre Bilodeau», mais lequel, ils sont légion dans la région à l’époque et deux d’entre eux sont des petits-cousins de la mariée, un certain «W.H. Muray», commis de la compagnie Price qui opérait encore à cet endroit le premier moulin à scie à vapeur ouvert en 1838, le navigateur «Jean Reneau» et finalement «Bruno Dumont» (1820-1900) de la Côte-du-Sud, récemment établit au Saguenay[3]. À l’époque, les petits hameaux du bas du Saguenay et de la Côte-Nord jusqu’aux Escoumins, y compris la Rivière-aux-Canards et l’Anse-à-la-Catherine sont desservis par voie de mission, quelquefois par années. Depuis 1846, c’est l’abbé Jean-Lazare Marceau (1818-1872), encore établi à l’Anse à l’Eau, qui tient lieu de missionnaire sur ce vaste territoire. Il quittera d’ailleurs le Saguenay à l’automne pour les Escoumins[4].

Bien que l’on n’en soit pas certain, la famille de Louis Philippe, de son nom véritable «Louis Bélique»[5], serait originaire de Wôlinak en bordure de la rivière Bécancour en face des Trois Rivières[6]. Il est né le 9 août 1818 à la Pointe de Lévy où les Autochtones se rassemblaient au cours de ce mois chaque année et il y a été baptisé le jour même. Il est le fils de «Jean Baptiste Belique Sauvage Abénaqui et de Françoise Louis son épouse»[7]. Son père était décédé et avait été inhumé à Sainte-Anne-de-la-Pérade alors qu’il n’avait que huit ans[8]. À Sainte-Geneviève-de-Batiscan, en 1841, il avait épousé Marie Anne Denys, une «Montagnaise» (Innu) de dix-sept ans. Que faisait cette Montagnaise chez les Abénaquis? On n’en sait rien. Quoi qu’il en soit, Louis est maintenant veuf et il vit également dans le secteur de la mission Sainte-Marguerite où les Philippe semblent s’être amenés puisque son frère aîné Pierre fait baptiser un enfant aux Escoumins le 6 octobre de la même année.

«Marie», dite Adéline, devient donc la première descendante du migrant français, Sébastien Hervet (1642-1714) à s’unir à un fils de premières nations. Les unions franco-indiennes sont assez rares dans la vallée du Saint-Laurent, mais beaucoup plus nombreuses en Acadie et dans la région des Grands Lacs, où le métissage a pu s’épanouir. Au siècle précédent, pour de nombreux coureurs des bois ou voyageurs, l’union avec une Amérindienne servait de porte d’entrée dans l’univers indien. Plutôt cultivateurs sédentaires, marchands ou navigateurs de la vallée du Saint-Laurent, les Hervé seront peu nombreux à s’unir à des autochtones. Il y avait bien eu le petit-petit cousin Thomas Hervey (1818-1888) qui avait épousé à la Presbyterian St-Andrews Church de Québec, cinq ans plus tôt, une jeune fille prénommée Flora, née à l’ancien poste du Roi des Îlets-Jérémie sur la Côte-Nord ou peut-être au Manitoba. Par contre, cette Flora McKenzie aurait été métisse (autochtone/écossaise) par son père et d’origine autochtone par sa mère. Son mari cultivateur, elle a toujours vécu parmi les blancs et se serait déclarée d’origine écossaise toute sa vie. Mais revenons à Adéline.

Le 18 octobre 1849, elle met au monde Louis, un premier fils connu, qui est baptisé à la mission de la Grande-Baie[9] le jour de sa naissance[10].

L’année suivante, alors que le Père Charles Arnaud (1826-1914), missionnaire auprès des Autochtones, est de passage à Rivière Sainte-Marguerite[11], il note la présence de deux familles d’Abénaquis : les Philippe. L’une d’entre elles est celle de Louis et d’Adéline alors que l’autre est celle du frère de Louis[12].

Le nouveau couple ne s’attachera pas sur une terre. Puisque Louis Philippe vit du commerce de la fourrure, il chasse et trappe; Adéline et lui vivront de façon nomade pour plusieurs années. Bien que Louis Philippe s’identifie comme Abénaquis toute sa vie, lui et Adéline sont définitivement du lot des nomades du Saguenay de l’époque connu aujourd’hui comme la communauté métisse du Domaine du roi. Ainsi, alors qu’en 1852, son père est recensé dans le Township de Bagot, Adéline et son mari sont introuvables dans tout le Canada-Est. Ils sont probablement dans les bois. Curieusement, deux personnes sans nom de famille que l’énumérateur déclare comme «Sauvage», vivent sous le toit du père d’Adéline : Françoise âgée de cinquante-six ans et Jean Baptiste qui en a vingt-six. Puisque ces derniers sont inscrits comme parents du chef de la famille, il y a fort à parier qu’ils s’agissent de la mère de Louis Philippe et de l’un de ses frères nés aux Trois-Rivières[13].

Avant l’été, Adéline réapparaît à la Grande Baie. En effet, en juin lors du mariage de sa sœur Mathilde dite «Domithilde», elle consent au mariage de sa cadette. Bien après la mort de sa mère, son père, toujours à courir les bois, l’avait faite tutrice de Mathilde. Mathilde n’a pas encore vingt ans et elle épouse «Johnné Bernier», un métis originaire «de la Rivière du Loup»[14]. C’est d’ailleurs autour de la famille de son frère Charles et de quelques autres familles mixtes que se constitue, à l’époque, le noyau villageois de Petit-Saguenay[15]. De plus, l’un des frères de la mère de «Johnné», Hubert Jalbert, travaille pour Augustin, frère d’Adéline et de Mathilde, justement dans les chantiers du secteur du Petit-Saguenay. Adéline ne sera donc plus la seule de la famille à épouser la communauté métis.

Adéline et Louis vivront leur vie de la traite des fourrures alors que, pour ce commerce, le déclin de l’âge d’or est largement entamé. Ils n’auront pas d’habitation fixe et erreront, la plupart du temps, dans les limites qui leurs sont assignées pour la chasse. Ils vivront de chasse et de pêche même si ces sources d’alimentation viendront progressivement à manquer. À partir des années 1840, la pratique du nomadisme se faisait déjà plus rare, depuis la colonisation forestière et agricole du Saguenay et par la suite du Lac-Saint-Jean. Le gibier se raréfiait également. Les Innus de la région et les Abénaquis qui y avaient migré commençaient à connaître des périodes difficiles, marquées par la famine et la mortalité. On ne sait pas si ce fut le cas pour Adéline et Louis; les naissances qui nous sont connues seront d’abord suffisamment espacées pour qu’Adéline ait perdu des enfants alors qu’ils étaient en forêt, ne nous permettant pas de connaître la sépulture d’un nouveau-né. On soupçonne la petite vérole de s’être introduite dans son clan comme dans plusieurs autres qui ont connu un déclin rapide. Les postes de traite et de mission ont posé les bases de la sédentarisation et le couple ne fera pas exception comme on le verra. La famille devait parcourir de grandes distances et y consacrer plusieurs jours, sinon plusieurs semaines, pour atteindre le poste à l’occasion d’un seul voyage annuel. D’abord ce fût Tadoussac et Rivière Sainte-Marguerite, puis Métabetchouane et enfin Pointe Bleue (Mashteuiatsh) où ils finiront leur vie. On peut présumer que, certaines années, ils ne venaient même pas au poste de traite à cause de la distance qu’ils avaient à parcourir alors qu’Adéline devait enfanter ou venait de le faire.

À l’hiver 1852-1853, ils séjournent de nouveau à la mission Sainte-Marguerite où Adéline accouche d’une fille le 29 janvier, fille qui est prénommée Marie Adèle en mars suivant, lors de son baptême par le missionnaire au poste du roi à Tadoussac, alors que la famille y est de passage, probablement pour y vendre ses peaux. «Mathilde Harvay», l’unique sœur d’Adéline, agit comme marraine[16]. Le père d’Adéline qui vit également de façon nomade est sans doute dans les environs puisque la jeune sœur demeurait avec lui dans le Township de Bagot l’hiver précédent.

Depuis un certain temps déjà, les autochtones protestaient contre l’envahissement de leurs terres, envahissement qu’ils jugeaient responsable de leurs mauvaises chasses, ils réclamaient l’octroi de terres réservées à leur usage exclusif. C’est à cette époque que pour donner suite aux nombreuses pétitions des autochtones, le gouvernement colonial répondit aux protestations par la création de réserves.

On retrouve Adéline «de la Rivière Sainte-Marguerite», quelque part au Saguenay, en janvier 1855, alors qu’elle accouche le 20 janvier d’un autre fils. Celui qui sera prénommé David lors de son baptême, en juin, ne recevra pas le patronyme de son père lors de la cérémonie puisque le curé de Saint-Alexis de la Grande Baie le baptise à l’indienne, ou du moins à la façon dont plusieurs ecclésiastiques de l’époque le faisaient pour les autochtones, en l’inscrivant comme «David Sauvage Abénaqui». Le père est absent de la cérémonie, probablement encore à la chasse quelque part avec son beau-père. On peut penser qu’Adéline, enceinte, avait été confiée à Lucène Marier (1812-c.1865) sa belle-mère pour l’hiver, car c’est elle qui agit comme marraine et l’on sait que le père d’Adéline possède une maison faite en pièces sur pièces dans le township de Bagot, là où à lieu la cérémonie. Le registre du curé nous confirme que Louis Philippe ne s’était sans doute pas amené seul au Saguenay quand il avait épousé sa première femme innue, puisque son frère Pierre Philippe agit comme parrain[17]. Pierre est ce frère qui lui avait servi de témoin lors de son premier mariage à Batiscan. Comme ce dernier n’apparaissait pas au recensement de 1851, il était probablement lui aussi à la chasse avec son frère.

Quatre plus tard, le couple formé d’Adéline et Louis Philippe est à Chicoutimi à la fin d’avril. Ils y font baptiser leur fils «Jean» qui prendra très tôt le prénom d’Alphrède. On peut présumer que le célébrant, Jean Baptiste Gagnon (1820-1876), n’aura pas pris la peine de demander au père de l’enfant bien des détails puisqu’il l’inscrit comme «Joseph Philippe micmack»[18]. On ne sait pas ce que le couple faisait en ce printemps de l’année 1859 à Chicoutimi. Probablement y était-il pour vendre des fourrures puisque la Hudson’s Bay Company avait rouvert le poste de traite de Chicoutimi qu’elle avait abandonnée temporairement en 1856-57[19].

À l’hiver 1860-1861, la famille est toujours nomade au gré des saisons. Il semble qu’Adéline et son mari aient choisi comme port d’attache le plateau situé à l’amont de la rivière Chicoutimi et la rivière du Moulin, endroit que l’on nomme déjà Laterrière. Fondée en 1842, la mission de Notre-Dame-de-Laterrière, un projet de colonisation et d’agriculture du père Jean-Baptiste Honorat, est toujours la base du peuplement du secteur. Depuis deux ans, Laterrière a été proclamée paroisse du diocèse de Chicoutimi[20]. Alors que leurs voisins habitent dans des maisons en pièces sur pièces, ils y vivent toujours à l’indienne sous la tente avec leurs cinq enfants[21]. En effet au fil de leurs pérégrinations, Adéline a donné naissance à un autre fils dont on ne retrouve pas l’inscription de baptême, si baptême il y eut : Michel vers avril 1858. Deux enfants verront le jour à Laterrière lors de leurs passages d’hiver, Marcelline le 29 octobre 1861 et Henriette le 13 mars 1864[22]. Pour les autochtones de la région, la maison, quand ils en ont une, sert surtout de refuge pour les personnes âgées, infirmes ou malades, pendant la période de l’année où tous les autres membres des bandes sont partis sur leurs territoires de chasse, un besoin que Louis et Adéline n’ont pas avec leur jeune famille. Ainsi en 1865, le père Arnaud écrivait :

«Dans le mois de janvier, presque tous nos Sauvages sont dans le bois, nous n’avons à la mission que les veuves, les malades, les orphelins et ceux qui sont trop vieux pour suivre les chasseurs pendant la mission...[23]»

D’autres enfants naîtront dans l’itinérance de la famille comme Alfred, probablement vers 1865 et Marie Louise vers 1868.

Ouiatchouan

En 1867, la Hudson’s Bay Company ouvre un poste de traite à la réserve d’Ouiatchouan (aujourd’hui Mashteuiatsh, mais plus communément appelé Pointe-Bleue à l’époque).

La décennie 1870 s’entamant, progressivement, Adéline et sa famille s’intègrent à l’une des bandes montagnaises (Innus) de la région. Louis Philippe ayant été marié en première noce avec une Montagnaise, le rapprochement ne devait pas avoir été difficile. Lentement, la famille se sédentarise bien qu’elle pratique encore la vie traditionnelle autochtone. Le plus clair des hivers ne sera donc plus passé dans les forêts du Saguenay pour la période de chasse, mais dans celles du lac Saint-Jean. Adéline et sa famille vivent probablement toute l’année dans le secteur et c’est assurément en raison du métier de chasseur de Louis Philippe que la famille s’est rapprochée de l’a réserve d’Ouiatchouan et du poste de traite. En 1870, ils y sont assurément puisque c’est Louis Philippe qui met sa mère en terre au cimetière de Roberval le 5 août. «Marie Françoise Abénaquis épouse de feu Jean Baptiste Philippe» demeurait dans la paroisse de Notre-Dame de Roberval englobant encore à l’époque la réserve d’Ouiatchouan qui est située sur la rive ouest du Pekuakami (lac Saint-Jean) à moins de six kilomètres de Roberval[24].

Ils y sont encore quand fut baptisée Éléonore le 14 décembre 1870. Lors du baptême, le célébrant nous confirme qu’elle était née un mois plus tôt, le 12 novembre, que la famille demeure quelque part dans l’immense paroisse de Roberval et que le père est toujours chasseur[25].

Un seul autre enfant naîtra de l’union d’Adéline et de Louis. Ce sera Julie le 8 juin 1873, alors que la famille est à Saint-Prime, non loin de la réserve d’Ouiatchouan[26]. Bien que les registres de la paroisse indienne de Saint-Charles-Borromée soient ouverts depuis 1860, la mission des oblats n’ouvrira qu’en 1875. Même s’ils ne seront acceptés dans la bande que dans quelques années, peut être qu’Adéline et sa famille vivaient déjà sur la réserve à l’époque et que l’enfant fut baptisé à l’église la plus proche, Saint-Prime, là ou un curé aura été trouvé. La vie nomade de la famille n’a pas permis qu’elle soit recensée en 1871. Par contre, on sait que des onze enfants connus du couple, tous sauf un atteindront l’âge adulte.

Il n’est pas surprenant que Louis et Adéline se soient approchés de la réserve innue (Montagnaise), car depuis sa création en 1856, outre les Ilnuatsh, de nombreux Abénaquis y vivent. Lors de la création de la réserve, Wallace un arpenteur des terres au compte des coloniaux, rencontra en 1856, le chef Basile (Montagnais) et deux Abénaquis, les frères Ambroise et Pierre-Antoine Gill, qui étaient venus sur place pour entreprendre le défrichage des terres. Les Abénaquis étaient donc présents dès le départ. Avant de devenir une réserve selon la loi coloniale sur les Indiens en 1856, Ouiatchouan (Mashteuiatsh) était déjà pour les Ilnuatsh un secteur de passage et de rassemblement fréquenté. Le nombre d’Abénaquis dans cette réserve augmentera sensiblement avec le temps par l’arrivée de nouveaux congénères. Un nombre important d’entre eux quitte Wôlinak et Odanak dans la région du lac Saint-Pierre pour le lac Saint-Jean en 1870 :

«Ils sont partis de Chicoutimi pour Métabetchouan en canot, et se sont établis près du poste de la Hudson’s Bay Company depuis longtemps abandonné. Là ils se sont approprié des territoires de chasse avec la permission des Montagnais».

Un autre de ces immigrants est Louis Philippe. Dans son cas, on sait qu’il était arrivé au Saguenay avec la première vague d’Abénaquis un peu avant 1850.

Le 24 juillet 1879, Louis Philippe s’adresse aux chefs de la tribu montagnaise du lac Saint Jean pour demander

«pour moi et ma famille… d’être admis comme membre de votre tribu, sur votre Réserve. Vous devez me connaître voilà bien des années que je demeure près de vous...».

«Les registres de la réserve de Pointe Bleue indiquent que Louis Philippe, de la bande abénaquise, a été admis dans la bande montagnaise en 1879».

L’intégration à la majorité montagnaise sera toutefois lente. Des individus se qualifieront toujours d’Abénaquis au XXe siècle[27].

En 1881, Adéline, son mari et sept de leurs enfants vivent parmi les Ilnuatsh sur ce qui est qualifié, par les autorités fédérales, de territoire non organisé d’Ouiatchouan où, on le sait, ils ont été acceptés[28]. Comme on le verra plus tard, ils y occupent quatre-vingt-deux acres sur les lots 5 et 6 du rang C de la réserve. Deux de leurs enfants ont quitté le clan familial au cours de la dernière décennie. Marie Adèle a épousé un Abénaquis vivant également sur la réserve en 1873 alors qu’en 1879 David a épousé une Desbiens de Roberval dont le grand-père était natif de l’Isle aux Coudres et voisin de la famille de l’arrière-grand-père maternelle de David.

Il faut aussi noter qu’Adéline a perdu son premier fils l’année précédente; Michel est décédé au jeune âge de vingt ans. Même s’ils ont été chasseurs toute leur vie, l’âge y jouant pour quelque chose, Louis soixante trois ans et Adéline cinquante et un an se sédentarisent donc un peu.

Les départs

En 1889, Joseph Harvey (1837-c.1905) frère d’Adéline, quitte le pays pour les États. Avec le décès de sa sœur Mathilde en 1867, depuis vingt-deux ans, il ne restait plus que lui à Adéline, le seul membre des six enfants de sa fratrie encore vivant. Du temps où son clan vivait au Saguenay, Adéline et sa famille s’arrêtaient à l’anse Saint-Jean chaque hiver où elle retrouvait son frère.

L’année suivante, le 9 juin, Adéline perd son père qui vivait à Roberval. Il avait abandonné lui aussi sa vie errante depuis une douzaine d’années et s’était rapproché de sa fille. Lors de l’inhumation, bien que le célébrant n’a pas fait grand cas de la présence d’un gendre autochtone et de sa femme blanche dans son registre, il est probable qu’Adeline, ayant toujours été très près de son père et vivant sur la réserve voisine de Pointe-Bleue, ait assisté aux funérailles[29].

Comme un malheur ne vient jamais seul, dix-huit jours plus tard, le 27 juin 1890, Adéline perd son mari. Louis Philippe est inhumé dans le cimetière de Saint-Prime quatre jours plus tard[30].

Adéline continuera de vivre dans la réserve d’Ouiatchouan entouré de ses enfants : son fils célibataire Louis et sa fille Julie ainsi que les familles de son fils Alphred maintenant marié et de sa fille Marie Adèle. Éléonore et Marie Louise, qui sont également toujours là, quitteront le domicile quant à elles bientôt pour se marier[31].

D’abord en 1892, Éléonore épouse en l’église Saint-Charles-Borromée de la Pointe-Bleue William Connolly (1865-post.1909), un métis vivant dans la réserve[32]. Puis l’année suivante, à l’église Notre-Dame-Immaculée de Roberval, Adéline, maintenant âgée de soixante-trois ans, assiste au mariage de sa fille Marie Louise qui épouse son cousin Joseph Harvey (1872-1911), le fils de son demi-frère né du deuxième lit de son père[33]. Marie Louise ne sera pas mariée très longtemps puisque son époux se noiera accidentellement dans la rivière Moïse en Mauricie, alors qu’il travaille comme guide au Club-Triton; son corps ne sera trouvé que quatre jours plus tard[34].



Le 19 juin 1895, étant consomptive avancée[35] et se sentant malade, Adéline fait convoquer le notaire Timothée Dufour dit Latour de Roberval pour lui livrer ses dernières volontés. Deux «résidants de la réserve des sauvages Ouiatchouan» lui tiennent lieu de témoins. Elle lègue à Alphred son fils vivant avec elle les deux lots qu’elle occupe avec sa famille. Le notaire confirme dans la rédaction de ses volontés qu’Adéline, sa famille et celles de ses enfants vivent tous sur différents lots mitoyens dans le rang C de la réserve et que ces lots subissent régulièrement la crue des eaux du lac Saint-Jean. Dans les diverses pétitions envoyées à Ottawa par le notaire, on apprend également que la famille a elle-même défriché l’endroit à son arrivée, il y a plusieurs années, et s’est mise par la suite à la culture[36]. Depuis la création de la réserve d’Ouiatchouan, on y pratique l’agriculture et certains y résident à longueur d’année.

Afin de pouvoir exécuter les volontés d’Adéline, le notaire devra faire des pieds et des mains auprès des autorités canadiennes d’Ottawa encore très britanniques et de surcroît évidemment raciste. À la suite d’une première pétition, on exigera que le testament soit traduit, car on ne lit pas la langue de Molière dans la capitale, et cela même en 1895. Une fois la traduction rédigée et transmise, le Deputy Superintendant General of Indian affairs répondra (en anglais évidemment) par la négative, car contrairement aux blancs qui peuvent se donner à leurs enfants, l’exécution des volontés d’une sang mêlé ne pourra se faire qu’après sa mort. On peut présumer que les autorités voient d’un mauvais œil qu’une blanche se donne à un sauvage. Malgré une autre tentative du notaire, la réponse demeurera la même. Le haut fonctionnaire exige toujours une date de décès.


Adéline décède des suites de sa maladie le 1er novembre 1895. Elle est inhumée dans le cimetière de la mission Saint-Charles-Borromée de Pointe-Bleue trois jours plus tard[37].

Le 29 novembre le Deputy Superintendant General of Indian affairs satisfait aux volontés de la défunte et accepte le transfert de propriété des lots. Ainsi allait le Canada du temps, et cela même pour une francophone tout simplement parce qu’elle avait épousé un autochtone.

À la fin de sa vie, Adéline avait connu une certaine forme de sédentarisation que son père ne lui avait pas apprise, étant journalier-chasseur lui-même. Ses enfants, à plus long terme, se sédentariseront définitivement, mais pas tous, et pas avant le début du XXe siècle. Comme d’autres Abénaquis établis à Pointe-Bleue, certains vivront de l’agriculture alors que d’autres continueront à pratiquer la chasse et le piégeage et séjourneront à la réserve uniquement pendant une partie de l’été où ils continueront à habiter dans des «cabanes».

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[1] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Marcellin des Escoumins, mission de l’Anse à L’Eau, 29 août 1847; mariage d’Adéline Harvey fille mineure de Dominique Harvey et feue Geneviève Duchène. Il s’agit de fait du registre de l’éphémère mission de Sainte-Zoé-de-l’Anse-à-l’eau (1846-1848).

[2] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Étienne de la Malbaie, 8 août 1830.

[3] BAnQ., Registre de la mission de l’Anse à l’eau du Poste du Roi, 29 août 1847.

[4] ALLAIRE Jean-Baptiste-Arthur. Dictionnaire biographique du clergé canadien-français; Les anciens. Montréal, Imprimerie de l’école catholique des Sourds-Muets, 1910, page 361. Et : Fraser MASSÉ, Jean-Claude. Malcom Fraser : De soldat écossais à seigneur canadien 1733-1815. Québec, les éditions Septentrion, 2006, page 207.

[5] Le patronyme autochtone est, règle générale, le prénom du père. Dans ce cas-ci, Philippe, ne semble pas l’être, car le premier enfant qui naîtra de son union avec Marie Anne Denys sera baptisé à Lévis le 24 août 1842 sous le prénom d’Ursule et ses parents sont inscrits comme Louis Jean Baptiste et Marie Anne Denys. Donc Philippe ne serait pas dans ce cas-ci le prénom du père de Louis Philippe, une erreur retrouvée fréquemment dans les registres des ecclésiastiques du temps. Le même enfant sera inhumé le 15 septembre 1843, toujours à Lévis et elle sera dite fille de Louis Philippe et de Marie-Anne Denys de la tribu des Abénakis.

[6] Serge Goudreau, un chercheur qui, en 2019, s’intéressait aux questions autochtones depuis une dizaine d’années, croyait que les parents de Louis Belique (Philippe) seraient originaires d’une petite communauté d’Abénaquis qui vivait à Sainte-Marie-de-Beauce. Ils seraient des Penaouesket (Penawapskewis) établis à Satigan sur la rivière Chaudière depuis plus d’un siècle, autrefois de la région d’Old Town dans l’État du Maine. Le fait que la famille de Louis Belique (Philippe) ait vécu dans la région des Trois-Rivières ne rend pas impossible l’hypothèse de Serge Goudreau puisque la réserve de Wôlinak fut fondée par une bande abénaquise qui vivait au Maine.

[7] BAnQ., Registre de la paroisse de Saint-Joseph-de-la-Pointe-Lévy, 9 août 1818.

[8] BAnQ., Registre de la paroisse Sainte-Anne-de-la-Pérade, 3 juin 1826. Inhumation de Jean Baptiste Philippe, Sauvage époux de François Louis.

[9] En bordure de la baie des Ha! Ha!, ce qui deviendra Saint-Alexis de la Grande Baie.

[10] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Alexis de la Grande Baie, 18 octobre 1852.

[11] Aujourd’hui Sacré-Coeur-de-Jésus.

[12] MUNICIPALITÉ DE SACRÉ-CŒUR. Histoire de Sacré-Cœur, les années manquantes de notre histoire. [En ligne]. https://municipalite.sacre-coeur.qc.ca/wp-content/uploads/2018/06/Histoire-de-Sacr%C3%A9-Coeur.pdf [page consultée le 19/11/2018].

[13] B.A.C., G., Recensement de 1851 du Canada-Est, comté Saguenay, Township de Bagot, pages 67 et 68. L’énumération connue sous le nom du Recensement de 1851 a débuté officiellement le 12 janvier 1852.

[14] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Alexis de la Grande Baie, 28 juin 1852.

[15] PETIT-SAGUENAY. Histoire. [En ligne]. https://petit-saguenay.com/touristes/ [page consultée le 9/7/2019].

[16] BAnQ., Registre du Poste du Roi de Tadoussac, 12 mars 1853.

[17] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Alexis de la Grande Baie, 3 juin 1855.

[18] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-François-Xavier de Chicoutimi, 21 avril 1859. L’enfant sera nommé Alphrède dès le recensement de 1861. Bien que l’on ne puisse en être certain en raison des âges variés déclarés aux divers recensements et lors de sa sépulture, il probable que celui que l’on prénommera Alphrède, Alphred et Alfred et qui décédera en 1931 ne soit pas ce même Alphrède. Celui-ci serait décédé en bas âge puisqu’un autre enfant, portant un prénom similaire, Alfred, naîtra vers 1865.

[19] COLLECTIF. Interventions archéologiques au Poste de traite de Chicoutimi, 2017. Chicoutimi, Université du Québec à Chicoutimi, 2018, page 99.

[20] DESCHAMPS, Clément E. Liste des municipalités dans la Province de Québec. Lévis, Mercier & Cie éditeurs, 1886, 816 pages.

[21] B.A.C., G., Recensement de 1861, du district de Chicoutimi, sous-district de Laterrière, microfilms numéro 4108689_00381 et 4108689_00382. Le recensement a débuté officiellement le 14 janvier 1861 pour le Canada-Est.

[22] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception de Laterrière, 31 octobre 1861 et 13 mars 1864.

[23] CHAREST, Paul. «Discours innu sur la maison : expressions d’une ambivalence culturelle». Recherches amérindiennes au Québec. [En ligne]. Volume 47, numéro 1 (2017). https://www.erudit.org/fr/revues/raq/2017-v47-n1-raq03367/1042895ar.pdf, 28 juin 2019.

[24] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-Immaculée de Roberval, 5 août 1870.

[25] Ibid., 14 décembre 1870.

[26] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Prime, 8 juin 1873.

[27] CHARLAND, Philippe. Définition et reconstitution de l’espace territorial du Nord-est américain : La reconstitution de la carte du Wabanaki par la toponymie abénakise au Québec. Montréal, Éditions de l’Université McGill, 2005, page 236. Une source non vérifiable affirme que Louis Philippe avait été expulsé de la réserve auparavant parce qu’il n’était pas Montagnais. Cette affirmation semble peu crédible compte tenu de la présence d’Abénaquis parmi les Montagnais dans ces lieux depuis longtemps.

[28] B.A.C., G., Recensement de 1881 du district de Chicoutimi-Saguenay, territoire non organisé Ouiatchouan, microfilm e008153266.

[29] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-Immaculée de Roberval, 11 juin 1890.

[30] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Prime, 1er juillet 1890.

[31] B.A.C., G., Recensement de 1891 du district de Chicoutimi-Saguenay, Réserve des indiens, microfilm 30953_148193-00437.

[32] BAnQ., Registre de la mission Saint-Charles-Borromée de Pointe-Bleue, Lac-Saint-Jean, 23 août 1892.

[33] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-Immaculée de Roberval, 30 octobre 1893.

[34] Centre d’archives de Québec, TP12, S1, SS26, SSS1 (1960-01-353\2336), Fonds Cour des sessions de la paix, district de Québec, dossier # 54. Enquêtes des coroners du district judiciaires Québec, 13 mai 1911.

[35] Diabète consomptif, forme grave du diabète s’accompagnant d’amaigrissement.

[36] A.N.Q., GN. Minutier Timothée Dufour dit Latour no 7252, 19 juin 1895. Testament de Dame Adéline Harvey, veuve de feu Louis Philippe en faveur de Alfred Philippe son fils, sauvage.

[37] BAnQ., Registre de la mission Saint-Charles-Borromée de Pointe-Bleue, Lac-Saint-Jean, 4 novembre 1895.