12. Hermias Harvey

6.5.7.7.12 Hermias Harvey (1852-post.1931), 6e génération

La prochaine page de l’histoire de cette famille s’écrit le 19 juillet 1852 avec la naissance d’«Hermias Harvey»Françoise Bouchard (1809-1879) venait d’accoucher de son dernier enfant[1]

Hermias Harvey est le fils de Timothée Hervey (1806-1880), un cultivateur important de Saint-Fulgence au Saguenay.  Il est de la lignée de Michel Hervé (1771-1810) à Pierre Hervé (1733-1799) à Sébastien Hervé (1695-1759) chez le migrant Sébastien Hervet (1642-1714). 

À la naissance du cadet de la famille de Timothée Hervey (1806-1880), on est sur le point d’abolir le régime seigneurial.  On passera donc de la seigneurie de Murray Bay à la municipalité de paroisse de Saint-Étienne de Murray Bay.  Hermias passera son enfance le long de la Rivière-Malbaie où habite sa famille, dans le secteur sud-ouest, du début du Clermont d’aujourd’hui, vers Sainte-Agnès.  Hermias fréquentera l’école où on lui apprendra à signer et assurément à compter puisqu’il deviendra marchand.  Il laissera tomber le «H» de son prénom et transformera le «e» en un «A» sur tous les documents qui nous sont parvenus.  À La Malbaie et à Saint-Fulgence où il vivra une vingtaine d’années, il ne convaincra personne avec sa signature, car les registres civils et religieux continueront à témoigner du prénom donné au baptême.  En revanche, lorsqu’il quittera Saint-Fulgence, il sera reconnu comme Armias dans la vallée de la Matapédia et Arméas dans l’Ouest canadien.  Sa signature ne changera jamais cependant.



Comme son père on le présume, ses étés se passeront sur la ferme et ses hivers dans les chantiers[2].  Hermias n’est pas majeur lorsque son père acquiert l’immense ferme Valin des Price à Saint-Fulgence.  Outre deux sœurs déjà mariées, la famille au grand complet quitte Charlevoix pour le Saguenay.  Comme son père et ses frères exploitent un moulin, c’est la foresterie qui occupera ces journées.

Saint-Fulgence de l’Anse-aux-Foins

Le nombre de lots que vient d’acquérir son père est largement suffisant pour établir chacun de ses enfants.  Hermias ne fera pas exception.  Son père lui concède un lot adjacent au sien au sud-ouest, prenant pied dans la rivière Saguenay.  Son frère Michel occupe le lot situé au nord-est de celui du père[3].  

Le secteur de l’Anse-aux-Foins n’est habité que depuis peu par des descendants européens.  En 1839, les deux premiers arrivants avaient choisi de pénétrer profondément dans le territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson alors que ceux de la Société des Vingt-et-un s’étaient presque tous arrêtés à la Baie des Ha! Ha!   Ils s’étaient donc installés en squatteurs dans l’Anse-aux-Foins et l’Anse-à-Pelletier.

En 1872, l’année suivant leur arrivée à l’Anse-aux-Foins, alors qu’Hermias n’est pas encore majeur et avec l’aide d’un financement paternel on le présume, il se lance comme marchand épicier et quincaillier à Saint-Fulgence.  Il a également pour bailleurs de fonds trois fournisseurs de Québec; l’un se spécialisant en produits alimentaires, l’autre en vêtements et le dernier en produits de quincaillerie[4].

Le 4 avril 1873, Hermias n’est pas encore majeur lorsqu’il se présente à la maison du notaire Thomas Zozyme Cloutier (1833-1904), au village de Chicoutimi, pour acheter deux terres de son oncle Joseph dit Lélé Hervey (1808-1884).  Ce dernier les avait acquises à l’été 1871 et y avait bâti sa maison où il logeait avec sa femme et ses enfants non mariés.  Si Hermias, nommé Arméas par le notaire, fait cette acquisition pour une bouchée de pain, c’est que son oncle ne peut assumer le remboursement de la dette encourue lors de l’achat auprès de l’un des premiers colons de Saint-Fulgence[5].  La vente vient avec la condition qu’Hermias laisse son oncle et sa famille vivre dans leur maison tant et aussi longtemps que lui et sa femme vivront.  Pour l’instant il demeure encore chez ses parents, mais si Hermias décidait de prendre possession de cette maison, il devrait en construire une autre pour son oncle, toute petite et dont les dimensions sont prévues au contrat.   Elle serait située sur une parcelle de la terre acquise, mais dont le fond de terre resterait la propriété d’Hermias.  La première de ces terres, celle où habite son oncle, est voisine de celle d’Ephrême (1831-1904) son frère aîné; elle fait deux arpents et cinq perches sur le premier rang du canton Harvey, part de la rivière Saguenay et fait toute la longueur du rang.  L’autre terre est contiguë à la première et fait toute la longueur du second rang pour une superficie de cinquante acres[6]

Si Hermias est marchand, il tire également un certain revenu comme lieutenant des forces de Milice.  On le retrouve, année après année, à diriger les exercices annuels des forces dormantes du «Dominion du Canada»[7].


À son arrivée à l’Anse-aux-Foins, Hermias avait remarqué Elmire Potvin (1857-1922), l’une des filles de Prudent Potvin (1821-1891) et de Rachelle Bouchard (1827-1869).  La famille d’Elmire fut l’une des premières à s’établir dans le secteur.  Roger Bouchard (1794-1872), son grand-père maternel, avait été le premier colon à mettre les pieds à l’Anse-aux-Foins en 1839.  En 1843, le missionnaire Charles Pouliot bénissait le premier mariage à être célébré à l’Anse-aux-Foins, celui de Prudent et de Rachelle.  Son futur beau-père est, depuis 1860, le premier postillon à assurer la livraison du courrier entre Sainte-Anne de Chicoutimi et Saint-Fulgence, à pied et en canot pour traverser la rivière Valin.  Elmire est la cadette du premier lit de son père et ce dernier a une généreuse dote à lui offrir en cadeau de mariage.  Le 9 janvier 1875, Hermias a vingt-deux ans lorsqu’il épouse Elmire, l’élu de son cœur qui en a dix-sept.  La cérémonie se déroule dans la toute nouvelle église de Saint-Fulgence inaugurée neuf ans plus tôt[8].

Le couple demeurera dans la maison du père d’HermiasElmire y accouchera de onze enfants.  Un de ses enfants décédera en bas âge et un autre à l’âge de six ans.



À l’été 1875, à la suite des pertes qu’il a subie dans un incendie[9], Hermias rencontre quelques difficultés à rembourser ses fournisseurs de Québec pour un montant total de «mille trois cent dix piastres et neuf centins».  Il fait donc une proposition de remboursement; il offre de leur payer «cinquante centins dans la piastres» sur le montant des créances respectives.  Les fournisseurs en besoin de liquidités acceptent la proposition et acceptent même que la dette soit remboursée en trois versements s’étalant jusqu’au 1er juillet 1876.  Leur représentant Octave Fortin, écuyer et marchand épicier de la paroisse Saint-Roch, a fait le voyage de Québec à Chicoutimi.  Hermias ne s’est pas présenté seul au bureau du notaire; son père qui est avec lui se porte garant du remboursement de la dette de son fils et met en garantie une hypothèque sur l’un de ses nombreux lots de la ferme Valin[10].

Hermias devait générer un chiffre d’affaires intéressant puisqu’il poursuivra son métier de marchand et ses fournisseurs poursuivront leurs livraisons.  Si son père soutient les entreprises de son cadet, ce n’est pas sans y avoir un certain regard.  En avril 1876, le patriarche demande la présence du notaire Cloutier à la ferme Valin.  Cette journée-là si son père et sa mère rédigent leurs testaments et font de son frère Timothée leur procureur, Hermias profite du passage du juriste.  Lui qui venait de s’arracher adroitement les pieds du petit bourbier créer par ses pertes subies, n’avait pas les moyens en plus de régler ses créances envers son oncle pour les terres qu’il lui avait achetées trois ans plus tôt.  Vivant au village de toute façon, il vend donc les deux terres, dont il avait pu tirer du bois de coupe, pour le montant de sa dette initiale à son frère Timothée le 10 avril.  Son oncle Joseph dit Lélé est aussi présent et accepte l’entente.  De tous les participants, seul Hermias sait signer.  Il faut donc en conclure qu’il fut le seul enfant de Timothée père à avoir fréquenté l’école ou à tout le moins s’être souvenus des enseignements[11].

Le 3 septembre 1879, après la mort de sa femme à la fin avril, le père se donne à son cadet Hermias qui habite toujours chez ses parents avec sa propre famille[12].  Il concède également par donation à ce fils la maison familiale et la terre sur laquelle il vit.  Le 15, Hermias et son père se rendent chez le notaire Cloutier à Chicoutimi où Hermias accepte la donation[13].  Moins d’un an plus tard, en juin 1880, son père s’éteint sur la terre devenue celle d’Hermias[14].

Au cours de la décennie qui s’entame, Elmire accouchera de six enfants[15].

En 1881, les Harvey occupent toujours des terres contiguës, donnant toutes sur la rivière Saguenay.  D’abord au sud-ouest, ses frères Timothée (1847-1924) et Joseph (1845-1913), puis Hermias, Elmire et leurs quatre premiers enfants.  Du côté nord-est c’est sa sœur Fedora (1829-1904), suivie de son frère Michel (1841-1908) et de leur cousin Joseph Harvay (1854-1924) fils de leur oncle Lélé[16].

Sa sœur Fedora et son mari sont incapables de payer la dette restante sur leur portion de la ferme Valin[17].  Elle et sa famille quittent l’Anse-aux-Foins vers 1885 pour aller vivre à Pointe-au-Père sur la Rive-Sud du fleuve[18].  Après avoir été marchand au village pendant longtemps, c’est vers la fin des années 1880 que les affaires d’Hermias périclitent.  Le père n’étant plus là pour l’épauler, il se voit dans l’obligation de vendre son commerce, mais s’assure, lors de la vente, de se garantir l’emploi de commis au magasin général qui lui appartenait.

Hermias et Elmire perdent leur premier enfant en février 1889.  Prudent n’avait que sept ans[19].  S’en suivra la perte d’un autre enfant en mars 1891, Anne Marie Blanche qui n’avait qu’un an.  

Si ses frères Michel et Joseph finissent leurs jours à Saint-Fulgence, Hermias, tout comme sa sœur Fedora et ses frères Ephrême et Timothée, laissera derrière lui la ferme Valin et ira voir ailleurs pour se refaire une vie, après avoir occupé le poste de secrétaire-trésorier de la municipalité en 1892.   On suppose qu’Hermias et sa famille quittent le Saguenay à l’automne 1893; une vente de terrain à son frère Timothée, enregistrée le 12 septembre 1893, le laisse présumer.

Causapscal

On le retrouve à Causapscal dans la vallée de la Matapédia dès 1895, alors que sa femme accouche dans cette région, pour la première fois.  L’enfant reçoit le nom de «Marie Anne Hedwidge Harvey» à son baptême[20].  Il est possible que la famille y soit depuis l’année précédente puisque sa sœur Fedora a quitté les berges du Saint-Laurent peu après le tournant de la décennie et est maintenant établie à Causapscal[21].  D’ailleurs plusieurs de ses neveux et nièces résident à Causapscal, des enfants mariés de sa sœur.  Sachant lire, écrire, compter et surtout parler anglais, Armias n’aura sans doute rencontré aucune difficulté à se trouver un emploi dans un coin de pays ou passe déjà en grand nombre des membres de l’élite anglo-saxonne canadienne et américaine pour venir pêcher le saumon.


Causapscal est fondée l’année suivant leur arrivée dans la vallée.  L’endroit où la famille s’installe pour un certain temps longe la rivière Matapédia.  Il est situé au croisement de la rivière Causapscal et de la rivière Matapédia, à cent kilomètres dans les terres à partir de Sainte-Flavie et à seulement soixante kilomètres du Nouveau-Brunswick.  Causapscal est alors une importante gare du Chemin de fer intercontinental qui relie Moncton à l’Ouest canadien, en passant par Québec et l’Abitibi, grâce à l’ouverture en 1876 du sinueux tronçon de la ligne Sainte-Flavie-Campbelton.  Un nombre important de gens du village travaille d’ailleurs à l’entretien de ce tronçon et au moins l’un des fils d’Armias, Lionel, y trouvera bientôt un emploi.

Lorsqu’Armias et Elmire avaient quitté le Saguenay pour la vallée ils avaient laissé derrière eux deux de leurs enfants donnés à des parents de Saint-Fulgence : Wilhelmine âgée d’environ quinze ans qui travaillait déjà ainsi que Marie Émilie Bernadette née en 1891.  Wilhelmine fera sa vie à Chicoutimi et y décédera en 1939;[22] on perd cependant la trace de la jeune Marie Émilie Bernadette, sans doute adoptée ou peut-être placée comme deux autres de ses sœurs le seront comme on le verra plus loin.  


C’est d’ailleurs à Causapscal qu’Elmire accouchera, peut-être de son dernier enfant, le 21 juin 1898.  «Joseph Jacques Hervey» sera baptisé dans la première chapelle de Causapscal, tout comme l’avait été sa sœur trois ans plus tôt.  Celui qui sera prénommé Joseph deviendra poète à ses heures.

Lors des baptêmes de Marie Anne et Joseph, on dit d’Armias qu’il est «cultivateur», mais comme la plupart des habitants de la vallée, il travaille en forêt une bonne partie de l’année comme mesureur de bois.  L’industrie forestière est le moteur du développement de ce nouveau coin de pays et les moulins à scie se multiplient, car grâce au chemin de fer on peut dorénavant en écouler les produits.  Si le curé aime bien qualifier ses ouailles de «cultivateur», ils sont peu nombreux à s’adonner à l’agriculture à temps plein dans ce pays de montagne.

Déjà, au tournant du siècle, Armias n’est plus seul à apporter un revenu pour soutenir la famille.  Alors qu’il se déclare «commis d’offices», ses fils Ludger, Lionel et Victor gagnent presque autant que lui[23].

En 1901 Ephrême, frère aîné d’Armias, s’amène à Causapscal avec sa femme.  De fait, c’est chez son fils le plus vieux qu’il vient vivre, le fromager Joseph (1862-1947) qui vient tout juste de s’établir dans la vallée.   Ephrême, qui a déjà soixante-dix ans, avait quitté Saint-Fulgence à la même époque qu’Armias.  Il avait pris la direction de Saint-André de Kamouraska où il habitait chez son fils Alfred (1869-1952) qui y était hôtelier[24].  Ce dernier avait vendu son hôtel et était lui aussi venu vivre dans la vallée de la Matapédia.  Cependant, comme il s’était fait fromager comme son frère, ne voulant pas lui faire concurrence, il s’était établi à Amqui, un village localisé à une vingtaine de kilomètres situé aussi sur la voie du Chemin de fer intercontinental.  On se rappellera que Michel, le frère d’Armias, est fromager à Saint-Fulgence.  Ses neveux avaient appris le métier dans sa propre fromagerie.

C’est à l’été 1902 qu’apparaît dans la maison d’Armias un enfant qui sera tantôt prénommé «Héli» et également «Élie».  Bien qu’il soit tout à fait possible quElmire, alors âgé de quarante-cinq ans, ait accouché de cet enfant, son baptême n’est inscrit dans aucun des registres des paroisses de cette partie de la Vallée de l’époque, soient Matapédia, Causapscal, Amqui et Val-Brillant.  On ne trouve pas d’ailleurs l’inscription de son baptême dans aucune paroisse de la province, car l’enfant est adopté.  Armias et Elmire qui ont déjà une famille nombreuse ajouteront un couvert à la table en offrant une famille à Élie Corneau (1902), natif de Sainte-Agnès.  Il prendra le patronyme de Harvey durant son enfance, mais reprendra celui de Corneau à l’âge adulte[25].

C’est dans cette période, alors que les parents approchent la cinquantaine, que sont placées deux filles d’Armias et Elmire à l’Hospice de Sainte-Anne de la Baie-Saint-Paul.  Les Petites Franciscaines de Marie dirigent depuis peu l’institution qui se consacre principalement aux déficients mentaux, mais aussi aux enfants infirmes.  L’aînée «Marie Hedwige Emilia» dite Louisa (1875-1929) et sa sœur puînée «Marie Emma Rachel» (1885-1914) y vivront toute leur vie.  Rachel décédera à l’hospice une douzaine d’années après son placement le 16 mai 1914[26].   Quant à l’aînée, on la retrouvera morte au matin du 19 novembre 1929.  Le coroner qui enquêtera sur les circonstances de son décès conclura à une mort par infection générale, une septicémie[27].  Elle sera inhumée deux jours plus tard[28].  Bien que ce ne soit qu’une hypothèse, ces deux placements à l’Hospice Sainte-Anne pourraient peut-être expliquer le fait que l’on perde la trace, après sa naissance de l’enfant prénommée «Marie Émilie Bernadette», les registres de l’Hospice n’étant pas accessibles après 1940, on ne pourra le confirmer.

Le placement de ses deux filles à l’hospice devait avoir englouti les économies d’Armias, car à l’été 1902, il vend à réméré l’habitation qu’il avait acquise à son arrivée à Causapscal.  Bien qu’il en conserve la jouissance et la possibilité de racheter son bien, il doit tout de même verser à Alphonse Lauzier un loyer mensuel pour permettre à sa famille de continuer d’y loger[29].  Il récupérera la propriété de sa maison dans quelques années.

Le 17 avril 1904, Armias se rend avec sa famille aux funérailles de son frère Ephrême à Amqui[30].  Tous les Harvey de cette lignée demeurant au sud du Saint-Laurent sont présents.  Même Derilla (1880-1938), le cadet d’Ephrême, qui demeure encore à Saint-André-de-Kamouraska, a fait le voyage par l’Intercontinental pour venir assister aux obsèques de son père. Ephrême n’aura fait sienne la vallée que pendant trois ans.  Tous ses fils feront leur vie dans la Matapédia.

Derilla Harvey

Comme ses frères, il fut fromager à Saint-André de Kamouraska.  Mécanicien, il est l’un de ces «patenteux» qui réalisent n’importe quoi de leurs mains.  Il s’établira à Causapscal quelques années après le décès de son père où il sera commerçant.  En 1927, il inventera une grille pour mettre à l’intérieur des pipes afin d’en améliorer la combustion qui sera homologuée.



Quatre mois plus tard, on enterre la sœur aînée d’Armias.  Honora dite Fedora s’éteint à l’âge de soixante-quinze ans à Causapscal un an après le décès de son mari[31].

Avec ces décès Armias sent le besoin de rédiger son testament.  À cinquante-quatre ans, il fait d’Elmire sa légataire universelle[32].  Avec la fortune qu’on lui connaît, l’exercice relève sans doute plus de la tradition familiale que d’un besoin de mettre de l’ordre dans sa succession. 

Armias a sans doute des projets puisqu’au début de l’année 1907, il contracte un emprunt auprès du Crédit foncier franco-canadien le 5 janvier[33].  De fait, il n’a qu’un projet en tête récupérer sa maison; ce qu’il fait le 28 du même mois en remboursant l’emprunt contracté lors de sa vente à réméré de 1902[34]

Sans que l’on n’en sache la cause, avant que l’année ne se soit terminée, Armias et Elmire quittent Causapscal pour partir vivre à Québec dans la paroisse Saint-Sauveur où il sera encore une fois commis.  Ils laissent derrière eux les plus vieux de leurs enfants. 

Ils n’auront finalement pas le bonheur de voir le premier de leurs enfants prendre épouse, mais ils pourront tout de même dorénavant espérer à une descendance.  Le 28 avril 1908, Lionel (1878-1963), deuxième fils et troisième enfant de la famille, épouse Diana Brisson (1881-1965) à Causapscal[35].  Cette dernière, elle aussi native du Saguenay, demeure chez sa sœur à Causapscal; sa mère est décédée depuis plus de vingt ans, mais son père, remarié, vit toujours à Chicoutimi.  Lionel sera le seul enfant du couple formé d’Armias et d’Elmire à se marier au Québec (voir la section des Harvey colonisateurs de l’Abitibi : Lionel Harvey à Bourlamaque).

L’expérience d’Armias et d’Elmire à Québec n’aura duré qu’un peu plus d’un an.  Ils sont de retour à Causapscal tout juste à temps pour le baptême de leur premier petit-enfant.  Armias est choisi comme parrain au baptême de l’enfant de son fils Lionel et de Diana Brisson[36]Elmire aura une petite-fille à cajoler. 

Les promesses de l’Ouest canadien

L’abbé Philippe Antoine Bérubé, originaire de Saint-Modeste dans le bas du fleuve, est depuis 1907 missionnaire colonisateur à la solde du diocèse de Prince Albert en Saskatchewan.  Dans l’Ouest, il est en attente d’un presbytère et vit chez un nommé Leroux, agent des terres, ce qui ne nuit en rien à sa mission.  À l’hiver 1909-1910, il entreprend une tournée de conférences en Nouvelle-Angleterre et au Québec, notamment en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent.  Il passe même par le diocèse de Rimouski, celui de la famille, pour recruter des colons.  C’est lors du passage de l’abbé Bérubé à Causapscal qu’Armias et quelques-uns de ses fils vont entendre à l’église le prêche du missionnaire.  L’abbé Bérubé raconte qu’en Saskatchewan, il est possible d’obtenir une terre très intéressante : un «homestead… pour 10 dollars, l’immigrant devenait possesseur de 160 acres de terre en pleine prairie»[37].  Selon lui, un colon hardi n’aurait qu’à passer trois ans à retourner sa terre, à défricher les parties boisées et se construire une maison pour que cette terre devienne sienne; qui plus est, si le colon veut agrandir sa terre, il n’a qu’à se prévaloir de son droit de préemption et d’acheter la terre voisine pour trois ou quatre dollars l’acre.  Les terres sont abondantes dans l’Ouest, selon lui il y aurait des millions d’acres cultivables[38].

Armias qui n’a pas de quoi offrir une terre à chacun de ses fils y voit une planche de salut.  Même s’il en avait eu les moyens, les terres agricoles de qualité sont peu nombreuses dans la vallée rocailleuse de la Matapédia.  Si Armias entend les propos du missionnaire sur les facilités agricoles des Prairies, lui qui avait toujours gardé en tête son rêve de reprendre les rênes d’un commerce, n’a qu’une idée : la population de ces nouveaux villages qui seront créés là-bas aura besoin d’un marchand général. 

Lors de son dernier pèlerinage au Québec, le missionnaire colonisateur Bérubé avait ramené avec lui des colons qu’il avait établis dans sa paroisse du sud de la Saskatchewan.  Au printemps 1910, ce seront les garçons qui partiront les premiers avec le missionnaire pour tenter leur chance hors de la province et préparer le terrain pour l’arrivée de la famille.  Ludger (1877), Victor (1883) et son frère Théodore (1888) prennent un train qui éventuellement les mènera dans l’Ouest canadien. 

Ludger, Victor et Théodore se rendent d’abord à Montréal où convergent les colons recrutés par l’abbé Bérubé qui les attend là-bas.  Plusieurs de leurs compagnons de voyage ont laissé femme et enfants derrière eux afin d’aller préparer leur venue.  À Montréal, ils prennent le train du Canadian Northern en direction de l’Ouest.  Si la plupart des colons proviennent des Cantons de l’Est, quelques-uns viennent du bas du fleuve et de la vallée de la Matapédia.  Quand le train quitte la gare à Montréal, il file vers sa destination en passant par Ottawa, Sault-Sainte-Marie, Fort William (aujourd’hui Thunder Bay) jusqu’à Winnipeg.  Là, ils sont rejoints par un convoi de quatorze wagons transportant plus de quatre cents immigrants Canadiens français qui étaient exilés aux États-Unis et qui, eux aussi, ont été recrutés par le missionnaire-colonisateur.  De là, ils rejoignent Canora pour arriver enfin à Warman, à une vingtaine de kilomètres au nord de Saskatoon.  Il quitte alors le train pour en prendre un autre qui les amènera à Price-Albert. 

La centaine de colons francophone du Québec et ceux de la Nouvelle-Angleterre que l’abbé Bérubé avait réussi à convaincre de venir s’installer en Saskatchewan fut reçue reçus en grande pompe à Prince Albert.  «Vers la mi-avril 1910, il (Bérubé) arrivait dans l’Ouest à la tête de cinq ou six cents émigrants canadiens-français recueillis surtout aux États-Unis.  Cette foule remplissait tout un train.  Elle fut reçue à Prince Albert au son des cloches de la cathédrale»[39].  L’euphorie fut de courte durée.  Contrairement à ce que l’on avait annoncé, la ligne de chemin de fer qui devait les emmener de Prince Albert à leur destination finale n’était pas encore complétée et ne se rendait qu’à Shellbrook à une soixantaine de kilomètres des terres offertes par le gouvernement.  Bérubé avait prévu installer ses colons, un peu à l’ouest de Prince Albert dans le centre de la province.  Après des jours dans des wagons peu confortables, on leur apprenait qu’ils devraient faire la dernière partie du trajet à pied; rares étaient ceux qui avaient les moyens d’acheter un chariot et des chevaux dans la région.  Pour plusieurs, ce fut le découragement.  Certains revinrent même au Québec, alors qu’un important groupe de Franco-américains choisirent d’explorer une région à l’est de Prince Albert où ils fonderont le village fransaskois de Zénon Park, ainsi nommé par un fonctionnaire d’Ottawa qui refusa le nom francophone proposé[40].  On présume que c’est alors l’occasion, pour Ludger, de reprendre le train qui le mènera jusqu’à Vancouver; étant l’aîné, il en a les moyens et il a probablement plus de détermination que ses frères pour abandonner les plans du père.

Ludger Harvey

Il passera tout le printemps et une partie de l’été 1910 à Vancouver.  Le 10 août, il s’embarque sur un navire en direction de Seattle dans l’état de Washington[41].   Rien dans les archives canadiennes ne laisse croire qu’il soit revenu au pays.  Il décédera dans la ville de Ukiah du comté de Mendocino en Californie le 13 février 1946[42]

Le secteur où comptaient se rendre les colons que suivirent Victor et Théodore se nommera plus tard Debden; à ce moment, ce n’était qu’un point sur une carte.  C’est dans ce secteur que les colons qui poursuivront l’aventure fonderont les hameaux francophones de Victoire, Ormeaux, Pascal et Debden. 

À Shellbrook où le train s’arrête, les deux frères, comme leurs autres compagnons de voyage, font des provisions pour quelques mois avant d’aller plus loin.  C’est à cet endroit que certains achètent des chariots et des chevaux qui serviront au transport du matériel de la petite troupe.  Il faut dire qu’en plus de leurs hardes, certains avaient également apporté de l’ameublement.  Comme dans la plus pure tradition de la conquête de l’Ouest, tout le matériel nécessaire est placé à bord de chariots et le convoi se met en branle.  L’abbé Bérubé ne connaît pas du tout le secteur. Il a bien embauché un guide, mais celui-ci se perd et deux jours plus tard et un chariot de provisions est détruit.  La colère gronde, d’autant plus que les colons se rendent compte que «le sol est sablonneux, couvert de gros trembles et peu propice à la culture» [43].  Une bonne partie des familles décident de rebrousser chemin.  «Les plus mécontents parlent de pendre le pauvre abbé haut et court; ce dernier croit plus sage de filer à l’anglaise»[44].  Les colons marchent en suivant la piste du lac Vert, une ancienne route métisse qui menait autrefois aux postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dans le nord de la province.  Quand ils arrivent à Shell Lake, environ une soixantaine de kilomètres de leur point de départ, ça fait déjà trois jours qu’ils sont partis.  Ils sont alors à une quarantaine de kilomètres trop au sud-ouest.  De là, ils «se dirigent vers ce qui deviendra le Rang 7 à l’ouest du 3e Méridien» [45].  Ce sera dans ce même rang 7 qu’éventuellement Armias et ses fils obtiendront une concession.  

Arrivée à destination ce qu’ils trouvent ce ne sont pas des prairies comme dans le sud de la Saskatchewan que leur avait promis l’abbé Bérubé, mais un pays qui ressemble à celui qu’ils viennent de quitter, un pays boisé, mais plat.  Bérubé n’en était pas à sa première supercherie, il avait floué la population de quelques villages naissants du Bas-Saint-Laurent avant son exil dans l’Ouest où il tentait de se refaire une réputation[46].  À la frontière sud du Bouclier canadien, ce sont de grandes forêts de pins qui dominent le paysage que découvrent les premiers Harvey à y mettre les pieds.  Les premières semaines se passent à sillonner la région, à la recherche des meilleures terres.  Comme le terrain est plat et qu’on est au printemps, les eaux de la fonte des neiges ne peuvent s’écouler et, avec les arpenteurs qui les accompagnent, ils doivent souvent se déplacer en canots à travers les marais.  Les premiers mois se passeront sous la tente.  C’est en organisant des corvées que les colons bâtissent les maisons de chacun.  Victor et Théodore s’efforceront, l’année durant, à défricher leurs futurs lots de la Saskatchewan tout en participant à des corvées afin que chacun ait un toit avant l’hiver. 

Pendant qu’à la fin de l’hiver suivant le père ferme les livres dans la vallée de la Matapédia, en Saskatchewan, Victor et Théodore retournent à Prince Albert pour indiquer leurs choix de lot à l’agent des terres.  Le 10 mars 1911, ils enregistrent tous deux des demandes pour l’obtention d’une concession auprès du Dominion du Canada.  Ils sont cinq jeunes hommes en provenance de la vallée à faire une telle demande cette même journée.  Les frérots n’avaient donc pas planifié cette nouvelle vie uniquement avec leur père, mais également avec d’autres jeunes gens du village, et cela depuis un certain temps.  Victor et Théodore devront attendre trois ans pour obtenir l’autorisation de concession (homestead).  Pendant ces trois années, ils défricheront un minimum de dix acres par année et construiront chacun une maison comme le gouvernement l’exige.  Ils doivent habiter leur maison respective au moins six mois par année pendant ces trois ans, ce qui pour eux, n’est pas un problème, car ils n’ont nulle part où aller.  Leurs concessions ne leur seront accordées officiellement que le 27 juillet 1915 pour Théodore[47] et le 24 septembre de la même année pour Victor[48].

Pendant ce temps dans la vallée de la Matapédia

Pendant que ses deux fils préparent le terrain en Saskatchewan, Armias et sa famille vivent toujours dans la vallée de la Matapédia.  Parmi les enfants, seuls Oscar (1887), Marie Anne (1895), Joseph (1898) et Élie (1902) sont encore à la maison[49].

Armias a sans doute du mal à convaincre Elmire de laisser derrière elle les petits-enfants qu’elle dorlote et que sa bru continue de lui donner avec régularité depuis son mariage au cantonnier Lionel, mais ils ne seront plus pour très longtemps à Causapscal.

À l’aube d’une vie nouvelle qu’il planifie avec ses fils, Armias met de l’ordre dans ses affaires.  À la fin de l’été, il finalise les préparatifs de départ de la famille pour la Saskatchewan.  Bien que la transaction ne se résoudra que l’année suivante, il a trouvé un acheteur pour sa maison en la personne d’un dénommé Joseph Mailloux[50].  L’année suivante, après le versement par l’acheteur de la balance du paiement, son notaire réglera l’emprunt hypothécaire qu’il avait pris plus tôt auprès de sa bru et de son fils Lionel pour entamer sa vie dans l’Ouest[51].

Entre-temps, le 2 novembre 1911, grâce à l’acompte reçu de l’acheteur, il rembourse l’emprunt qu’il avait contracté auprès du Crédit foncier franco-canadien en 1907[52]Armias avait finalement convaincu Elmire de repartir à zéro et de partir vivre dans l’Ouest canadien pour y rejoindre leurs fils.  C’est après ce remboursement, à l’automne 1911, que la famille quitte la vallée à tout jamais. Marie Anne qui a déjà vingt ans ne sera pas du voyage.  Ils laisseront aussi derrière eux leur seul fils Lionel marié et cantonnier de Routhierville. 

Des nouvelles de l’Hospice Sainte-Anne

En juin 1914, ce qui reste de la famille serait toujours à Causapscal s’il fallait en croire le registre de l’Hospice Sainte-Anne où décède Rachel «fille de Hermias Harvey et Elmire Potvin de Causapscal»[54].  Il est probable que les Petites Franciscaines de Marie n’aient jamais été informées du départ de la famille pour l’Ouest canadien.  À preuve, lors du décès de Louisa en 1929 dans cette même institution, on écrira au registre «fille de Armias Harvey et Elmire Potvin de Causapscal» alors que ces derniers seront en Saskatchewan depuis plus de quinze ans[55].  À l’époque, lorsque l’on confiait un enfant à ce genre d’établissement si éloigné, c’était pour toujours. 

On ne trouvera plus trace d’Arméas au Québec par la suite; lui et sa femme, avec Oscar, Joseph et Élie, prennent le train pour aller rejoindre leurs deux autres fils en Saskatchewan[53]

Ormeaux, Debden, Eldred et Bodmin, Saskatchewan

Lorsqu’ils débarquent à l’endroit que l’on nommera Debden, ils trouvent une petite cabane entourée de marais, d’où ils sortiront en marchant sur des billots flottant dans l’eau.  Ils sont sans aucun doute accueillis par le chef de gare Alphonse Laurin et leurs deux fils arrivés l’année précédente.  C’est sans doute à ce moment qu’ils apprennent la désertion de leur aîné. 

Qu’à cela ne tienne !  Dès les premiers jours Arméas, comme on le nommera en Saskatchewan, visite avec eux, les quelques emplacements que ses fils ont repérés pour leur père.  Comme l’hiver est déjà entamé dans l’Ouest, la famille habitera temporairement chez Victor

À l’aube du printemps, le 19 mars 1912, Arméas se présente au bureau de l’agent des terres à Prince Albert pour soumettre une demande de concession[56].  Il obtiendra ses titres de propriété du Dominion le 12 août 1919[57].

À son arrivée, Arméas se fait donc cultivateur dans la région de Debden, à près de quatre mille kilomètres de Causapscal dans le nord de la Saskatchewan.  La famille vit dans un hameau qui prend forme, à quelques kilomètres au sud d’Ormeaux près du Lac Bérubé (nom donné au lac après le décès du missionnaire colonisateur), dans la région de Victoire, à quelques milles à l’ouest de Debden.  C’est là qu’Arméas a choisi sa terre, arpentée par le représentant du Dominion. 

À propos d’Ormeaux, leur fils Joseph écrira en 1922 : 

«Ormeaux? C’est un esquif infime sur les ondes Mouvantes des blés roux et des avoines blondes!  Ormeaux? c’est presque rien! En passant tout à coup, Le voyageur, souvent, n’aperçoit... rien du tout! ».  

Il faut dire que Joseph avait gardé un souvenir nostalgique de son enfance et restera toujours très attaché à son Québec natal et à sa vallée de la Matapédia.

Oscar fera sa demande de concession auprès de l’agent des terres du Dominion le 1er octobre 1912 et obtiendra sa concession en 1919[58].



En 1916, la famille est toujours sur sa terre.  Leurs deux adolescents, Joseph dix-huit ans et Élie quatorze ans, vivent avec Arméas et Elmire.  Ils sont voisins de leur fils Théodore, toujours célibataire.  Victor quant à lui habite sur sa concession voisine d’Armand Saint-Pierre et de sa famille originaire du bas du fleuve.  Pour ce qui est d’Oscar, il vit seul à quelques distances de chez Arméas, voisin d’une large famille de Tremblay à Eldred, un hameau situé à moins de dix kilomètres de Debden sur la route du chemin de fer.  Son voisin Cyrinus Tremblay avait ouvert le bureau poste d’Eldred à même sa maison le 2 février 1913[59].

Si plusieurs des nouveaux arrivants étaient venus s’établir dans la région à la recherche de bonnes terres fertiles, ce n’était certainement pas le cas d’Arméas et de plusieurs de ses enfants.  Arrivés dans la région de Debden, ils n’eurent d’autre choix que de se réserver une concession auprès du gouvernement du Dominion et de se faire colon un certain temps pour la revendre lorsqu’elle leur sera officiellement accordée.  Par la suite, ils se lanceront dans le commerce.  Arméas n’attendra cependant pas ce moment.  À l’aide de ses fils, il fera les deux en parallèle, car quelque temps plus tard, il construit une grande résidence-magasin à l’entrée du village de Debden.  Pour ce marchand dans l’âme, il faut ouvrir des magasins pour approvisionner tous ces agriculteurs qui ne peuvent continuer de se rendre jusqu’à Shellbrook ou Prince Albert pour un tout ou pour un rien.  L’occasion de se bâtir une clientèle ne repassera pas deux fois.  C’est ainsi qu’Arméas, ses fils Victor et Théodore ainsi que plus tard son autre fils Joseph ouvriront chacun un magasin général dans les trois villages qui longeront le chemin de fer entre Shellbrook et Big River.

La première paroisse du secteur sera celle du hameau de Victoire à moins de cinq kilomètres de l’endroit où habite la famille.  Notre-Dame-des-Victoires avait été fondée en 1912 avec l’arrivée de l’abbé Laurent Voisine.  De là, l’abbé Voisin se rend chanter la messe dans les hameaux autour de Debden où faute d’église, il dit «la messe régulièrement dans les maisons des colons, chez Pit Larose, Athanase Lajeunesse et Armeas Harvey et ensuite dans l’hôtel et dans l’école avant qu’une église soit construite en 1918»[60].

Quatre ans après son arrivée en Saskatchewan Elmire Potvin acquiert le droit vote que le gouvernement vient d’accorder aux femmes.  Elle peut donc apprendre cette nouvelle à ses sœurs au Saguenay, lesquelles devront attendre encore vingt-quatre ans avant de faire de même.

Arméas, qui avait accumulé les capitaux nécessaires s’établit très rapidement par l’ouverture d’un magasin général, près de la gare du Canadian Northern, voisin de l’endroit où l’on construira l’église à Debden en 1918. 

Avant de se lancer dans le commerce, ses fils Victor, Théodore et Joseph attendront d’avoir reçu les lettres patentes pour leur terre afin de les vendre à raison de trois ou quatre dollars l’acre pour réaliser un capital et s’établir au cœur de leur hameau. 

C’est au printemps 1918 qu’Arméas ouvre, avec son fils Victor, un second magasin général, cette fois à Eldred.  Ce fils avait racheté la terre de son frère Oscar qui pour sa part quitta le pays, comme Ludger l’avait fait, et partit tenter sa chance aux États-Unis en 1921[61]Arméas, soixante-six ans, va s’installer temporairement, du moins il devait le penser, pour aider son fils à démarrer le commerce.  En 1921, ils y sont tous deux, Victor comme marchand général et lui comme vendeur[62].  

Oscar Harvey

Oscar traversera la frontière canado-américaine le 4 avril 1921.  Rien ne permet de suivre son parcours par la suite.

Pendant qu’Arméas est à Eldred, Elmire et ses fils Théodore, Joseph et Élie sont toujours installés au village de Debden où, avec leur aide, elle gère le magasin général.  Elmire tire un revenu supplémentaire en logeant Monsieur le Curé.  Après la construction de l’église de la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Debden, le premier curé résidant, l’abbé Edgar Joyal, était arrivé en 1920[63].  Faute de presbytère, c’est chez Elmire qu’il habitait avec sa sœur qui lui servait de servante.  Comme il fallait faire de la place pour M. le Curé, Élie loge chez le voisin[64].

Élie Corneau dit Harvey

Le recensement de 1921 sera la dernière apparition d’Élie Harvey dans les registres de la Saskatchewan.  Il vivra dorénavant sous le patronyme de Corneau et fera son propre chemin.


C’est en 1921 qu’Arméas et Elmire voient un deuxième et dernier fils se marier.  Théodore épouse Léopoldine Clémence Le Tarte (1885-1928).  Le couple part s’établir à Bodmin où Théodore se fait construire un magasin général tout neuf par le charpentier Joe Lamothe, un vétéran de la Grande Guerre.  Son magasin est le tout premier de l’endroit; Théodore aura suivi les enseignements du père en raflant la clientèle d’un nouveau village en devenir.  L’endroit accueillait à peine ses premiers colons venus construire la première scierie.  Ils étaient tous canadiens-français.  Son épouse, qui possède une solide éducation, sera la première enseignante à l’école qui ouvre ses portes en 1922[65]




Après un peu plus de dix ans dans l’Ouest canadien, Elmire Potvin finira son voyage à Debden le 12 décembre 1922.   Elle succombe à une gastrite aiguë.  Elmire ne verra pas sa belle-fille Léopoldine Clémence Le Tarte (1885-1928) mettre au monde un petit-fils.

Pour un certain temps, après le décès de sa mère, Joseph avait pris la relève du père au magasin général de Debden.  Probablement avec l’accord de ce dernier, il vendra le magasin général de Debden et partira en Alberta pour quelque temps.

Pendant qu’Arméas épaule tant bien que mal son fils Victor à Eldred, vingt kilomètres plus loin à Bodmin, la femme de Théodore met au monde un fils, le premier petit-fils d’Arméas à naître en terre saskatchewanaise.  L’institutrice du village décédera en couche l’année suivante.

Théodore Harvez

En 1931, il dirigeait toujours le magasin général de Bodmin avec un petit bout de chou de quatre ans comme assistant[66].  Il semble s’être marié à nouveau, mais on en sait peu sur cette relation.  Il vendra son magasin à son frère Joseph avant la fin de la décennie.  Son fils partira étudier au Manitoba, y trouvera un emploi et se mariera.  Théodore viendra seul rejoindre son frère Lionel à Val-d’Or en Abitibi où ce dernier était établi depuis les années 1930.  Il y finira sa vie.

À Debden, après la mort de sa femme, Arméas avait tout abandonné aux mains de Joseph et, en 1931, il vivait toujours avec Victor, le marchand d’Eldred.  À soixante-dix-neuf ans, il est toujours vendeur à la solde de son fils[67].

Victor Hervé

Victor gardera son commerce d’Eldred jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.  Il prendra alors sa retraite et déménagera à Prince Albert à la fin des années 1940.  Il décédera en 1974 dans cette même ville. 

Si en 1931 Arméas était toujours vivant, il ne l’est plus en 1935.  Son fils Joseph a pris sa place de vendeur au magasin général de Victor à Eldred[68]

Preuve que la famille, si isolée qu’elle pouvait être dans le nord de la Saskatchewan, gardait contact par la «malle» avec ceux restés au Québec, lors de l’inhumation de Wilhelmine (1880) le 2 juin 1939 à Chicoutimi, le célébrant inscrira au registre «fille de feu Hermias Harvey et de feu Elmire Potvin»[69].

Joseph Hervey

Joseph après avoir fait son apprentissage de commerçant au magasin général de son père à Debden et dans celui de son frère Victor à Eldred, il achètera le magasin général de son frère Théodore à Bodmin avant le début des années 1940.  Ce village est situé à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest d’Eldred.  Il conservera ce commerce jusque dans les années soixante après quoi il prendra sa retraite et partira rejoindre son frère Victor à Prince Albert.  Il s’éteindra en 1973 en nous laissant de nombreux poèmes qui nous sont parvenus (voir l’histoire de Joseph Hervey).

En Saskatchewan, de nombreux villages francophones fondés, au début du siècle dernier, ne figurent plus sur aucune carte de cette province. Ils ont disparu, ne laissant derrière eux que de bons souvenirs.  Les premiers colons nommaient la région «rivière aux coquillages» qui bien vite était devenue Shell River.  Quand Arméas était arrivé en Saskatchewan les noms de Debden, Ormeaux, Pascal, Victoire et Premier Éveil avaient déjà été donnés aux villages de la région.  Outre Debden, ou éventuellement s’était arrêté le train, les autres endroits ne dépasseront jamais le statut de hameau.  À l’époque, Arméas et ses fils auront contribué a forger le caractère de ces hameaux fransaskois qui, aujourd’hui, ont disparu[70].

Ironie de l’histoire, lorsqu’il décéda en Saskatchewan en 1913, l’abbé Philippe-Antoine Bérubé qui avait amené tant de francophones vivre si loin dans l’Ouest, demanda à être rapatrié au Québec pour être enterré dans sa paroisse natale de Saint-Modeste près de Rivière-du-Loup.

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[1] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Étienne de la Malbaie, 19 juillet 1852.

[2] B.A.C., G., Recensement de 1871, paroisse de Saint-Étienne le la Malbaie, microfilm 4395454_00271.

[3] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 2629, 15 septembre 1879. 

[4] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 1585, 17 juillet 1875.

[5] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 990, 9 juillet 1871.

[6] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 1208, 4 avril 1873.

[7] B.A.C., G., Militia of Dominion of Canada, 1875, listes nominatives et listes de paie de la Milice volontaire canadienne, Annual Drill, 1874-1875, 1875-1876 et suivante jusque dans les années 1880.

[8] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Fulgence de l’Anse-aux-Foins, 9 février 1875.

[9] Il est possible que pertes subies par Hermias aient été à la suite d’une inondation.  Les textes ne sont pas clairs quant à la cause des pertes.

[10] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 1585, 17 juillet 1875.

[11] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 1741, 10 avril 1876.

[12] A.N.Q., GN. Minutier Cléophe Cimon, 3 septembre 1879.

[13] A.N.Q., GN. Minutier Thomas Zozyme Cloutier, no 2629, 15 septembre 1879. 

[14] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Fulgence, 9 juin 1880.

[15] B.A.C., G., Recensement de 1891, district de Chicoutimi, paroisse de Saint-Fulgence, microfilm 30953_148193-00659.

[16] B.A.C., G., Recensement de 1881, district de Chicoutimi et Saguenay, paroisse de Saint-Fulgence, microfilms 31229_C_13209-00060 et 31229_C_13209-00061.

[17] SAINT-HILAIRE, Marc.  De l’Anse au foin à Saint-Fulgence, un siècle et demi sur les rives du Fjord.  Saint-Fulgence, les Éditions Gaymont, 1989, pages 194-195, cité dans BEAULIEU, Carl, op.cit.

[18] B.A.C., G., Recensement de 1891, Rimouski, paroisse de Sainte-Anne de Pointe-au-Père, microfilm 30953_148220-00286.

[19] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Fulgence de l’Anse-aux-Foins, 13 février 1889.

[20] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jacques-le-Majeur de Causapscal, 16 décembre 1895.

[21] Ibid., 26 août 1894.

[22] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-François-Xavier, 2 juin 1939.

[23] B.A.C., G., Recensement de 1901, district de Rimouski, paroisse de Saint-Jacques-le-Majeur, Causapscal, microfilm z000168258.

[24] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jacques-le-Majeur de Causapscal, 13 janvier 1902.

[25] HARVEY, Joseph. Les épis de blé — Les fleurs de sillon. Québec, Imprimerie Le Soleil Ltée, 1923, page 10, 22, 38, 88.

[26] BAnQ., Registre de l’Hospice Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, 4 juin 1914.

[27] BAnQ., Enquêtes des coroners du district judiciaire de Charlevoix, 1862-1944, Numéro d’enregistrement, 25105, 20 novembre 1929.

[28] BAnQ., Registre de l’Hospice Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, 21 novembre 1929.

[29] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 2142, 15 juillet 1902.

[30] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Benoît-Joseph-Labre d’Amqui, 17 avril 1904.

[31] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jacques-le-Majeur de Causapscal, 27 octobre 1903, 26 août 1904.

[32] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 3932, 13 novembre 1906.

[33] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 3975, 5 janvier 1907.

[34] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 3992, 28 janvier 1907.

[35] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jacques-le-Majeur de Causapscal, 28 avril 1908.

[36] Ibid., 7 mai 1909.

[37] GAREAU Laurier. Philippe-Antoine Bérubé. L’Eau Vive, (6 mai 1993).

[38] COLLECTIF.  History Book Committee of Debden and District, Écho des pionniers, 1912-1985: Histoire de Debden et district, Debden : Le livre historique. Debden, Première édition, 1985, page 1.

[39] LAPOINTE, Richard. Philippe-Antoine Bérubé -100 noms. Régina, Société historique de la Saskatchewan, 1988, page 42.

[40] COLLECTIF. Zenon Park 1910-1983. Zenon Park, Zenon Park History Book Committee, 1983, page 285.

[41] USA National Archives, Washington, DC, Manifests of Passengers Arriving from Canadian Pacific Ports, 10 août 1910, Ludger Harvey.

[42] Registre du cimetière de Ukiah, comté de Mendocino, Californie, 13 février 1946.

[43] LAPOINTE, Richard. 100 noms : petit dictionnaire biographique des Franco-Canadiens de la Saskatchewan. Régina, La Société historique de la Saskatchewan, 1988, page 90.

[44] Ibid., page 42.

[45] COLLECTIF. Victoire, Saskatchewan, 1912-1962. Prince Albert, les éditions du Diocèse de Prince Albert, 1962, page 11.

[46] SAINDON, Richard.  «Quand les curés s’arrachaient les colons : Le cas de l’abbé Antoine-Philippe Bérubé», Revue d’histoire du Bas-Saint-Laurent, Volume XVII, Numéro 2 (45), juin 1994, pages 27-31.

[47] B.A.C., G., Homestead Grant Registers. R190-75-1-E., 27 juillet 1915.

[48] B.A.C., G., Homestead Grant Registers. R190-75-1-E., 24 septembre 1915.

[49] B.A.C., G., Recensement de 1911, district de Rimouski, sous-district de Causapscal, microfilm e084_e002084410.

[50] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 6336, 19 août 1912.

[51] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 6345, 28 août 1912.

[52] A.N.Q., GN. Minutier Michel Philias Laberge, no 5989, 2 novembre 1911.

[53] HARVEY, Joseph. Op.cit., page 23.

[54] BAnQ., Registre de l’Hospice Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, 4 juin 1914.

[55] Ibid., 21 novembre 1929.

[56] B.A.C., G., Homestead Grant Registers. R190-75-1-E., 19 mars 1912.

[57] B.A.C., G., Homestead Grant Registers. R190-75-1-E., 12 août 1919.

[58] B.A.C., G., Homestead Grant Registers. R190-75-1-E., 23 septembre 1919.

[59] B.A.C., G., Recensement canadien de 1916 pour le Manitoba la Saskatchewan et l’Alberta, Saskatchewan, North Battleford, microfilms, 31228_4363970-00704 à 31228_4363970-00730.

[60] COLLECTIF. Victoire, Saskatchewan, 1912-1962. Prince Albert, les éditions du Diocèse de Prince Albert, 1962, page 11.

[61] USA National Archives, Washington, DC, Alphabetical Manifest Cards of Alien Arrivals, 4 avril 1921, Oscar Harvey.

[62] B.A.C., G., Recensement de 1921, district de Saskatchewan, sous-district 46, Tp 53 R7 W3, Eldred, microfilm E003123826.

[63] COLLECTIF. Victoire, Saskatchewan, op.cit., page 11.

[64] B.A.C., G., Recensement de 1921, district de Saskatchewan, sous-district 45, Debden, microfilm E003123809.

[65] COLLECTIF. Bodmin, Saskatchewan from 1910 to 1946. [En ligne]. https://www.jkcc.com/dahlby.html [page consultée le 23 novembre 2014].

[66] B.A.C., G., Recensement de 1931, district de Saskatchewan, sous-district Township 55 Range 7 West of 3rd M, microfilm e011733259.

[67] B.A.C., G., Recensement de 1931, district de Saskatchewan, sous-district de Prince Albert, Improvement district 525, Eldred, microfilm e011733238.

[68] B.A.C., G., Dominion Franchise Act, List of electors, 1935, electoral district of Prince Albert, Rural Polling Eldred.

[69] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-François-Xavier de Chicoutimi, 2 juin 1939.

[70] ICI Saskatchewan. Victoire : un village fransaskois encore bien vivant Radio-Canada.  Radio diffusé le 30 mars 2020 à 13 h 23 HNE.