09. Sébastien et sa famille

Sébastien et sa famille (1723 à 1727) 

Sébastien avait-il des contacts fréquents avec sa famille de Québec ? Malgré les nombreuses barques qui circulaient et justement parce que les routes étaient maritimes, les villages de la rive sud qui paraissent bien loin de l’Isle aujourd’hui étaient pour lui beaucoup plus près que la petite rue Champlain à Québec où habitaient toujours sa mère et ses deux sœurs

Puisque les enfants Hervet savaient écrire, imaginons une lettre que Marie-Renée, sa sœur, pourrait lui avoir écrite afin de lui raconter les déboires de sa mère en justice.

« Quebek, juin 1724,

Cher frère.

Comment va ta petite Marie-Anne ?  Je me figure que bientôt, tu seras définitivement installé à l’Isle aux coudres, que vous serez assez nombreux pour planter vos arémisses et attraper des marsouins. Nous ne te voyons pas souvent, mais nous comprenons que tu dois trimer très fort pour défricher et construire tes bâtiments. Heureusement que tu as plusieurs beaux-frères pour t’aider. Ici, la vie n’est pas facile. Daniel travaille fort, mais, avec nos cinq enfants, la famille commence à être difficile à nourrir. Il luy arrive de regretter le temps du régiment depuis l’échec de notre installation sur une terre de Beaumont. Je me suis consolé du décès de ma petite Marie Josepthe avec Guillaume qui aura bientôt un an. Claude commence à nous aider un peu, mais il n’a que douze ans. Notre rue Champlain n’est plus la rue DeMeulles que tu as connue. Elle est de plus en plus mal fréquentée à cause des nombreuses buvettes et des voyageurs qui viennent de partout.                                          

La mère n’a pas encore payé les cent-trente-sept livres que luy réclame « François Le maistre Lamorille[1].  Tu sais déjà que l’an dernier, le vendredi 9 avril, l’huyssier Desaline de la Rüe du sault au matelot luy avait donné une assignation à comparoir, mais elle ne s’est pas présentée à la prévosté et a esté condamnée à payer avec dépens. Elle s’est entêtée et ça recommence. Le 10 mars dernier l’huyssier est revenu et, cette fois, on luy réclame en plus les intérêts. Le pauvre Desaline a été très mal reçu. Elle l’a ygnoré et en outre parlant que du lit[2] elle la laissé déposer l’assignation. Je ne sais comment ça se terminera[3].

Je lui ai dit que je t’écrirais ce jour d’hui et elle te souhaite bien du bonheur.

Ta sœur

Marie »

Sébastien qui a commencé à créer sa propre famille avec Rosalie Tremblay s’éloigne forcément de celle dont il est issu et, par nécessité, s’imbrique de plus en plus dans cette grande famille par alliance qui compose la première société de L’Isle-aux-Coudres.  Comme tous les cultivateurs-défricheurs, il la trime dur et a sûrement peu de temps pour tout ce qui est extérieur à son univers immédiat.

« L’an mil sept cent vingt six et Le vingthuytieme d octobre par moy prestre soussigné a esté baptisé sous condition Zacharie Sebastien né du six d’aoust son pere sebsatien hervet la mere legitime epouse rosalie tremblet habitants de l’isle aux coudres son parrain Louis tremblet la maraine marianne de Linele Le tout fait dans l’église de Saint-françois Xavier parroisse de la petite rivière.

Jcq Lesclache missionnaire »[4]

Voici le premier document qui assure, de manière indiscutable, qu’en 1726 Sébastien habitait L’Isle-aux-Coudres avec sa famille.  Ce texte nous apporte aussi un certain nombre de précisions significatives.

Le fait que le bébé porte comme second prénom celui de son père explique une certaine confusion relative aux documents qui, plus tard, concerneront Zacharie Sébastien.  Il semble, en effet, que ces deux prénoms seront utilisés, peut-être conjointement, mais de façon séparée indifféremment sur les documents officiels. 

On retrouve ici l’orthographe hervet mais il faut noter que l’abbé Jacques Lesclache (1670-1746), missionnaire de la Grande-Anse[5], écrit aussi tremblet pour des noms qui sont devenus Hervé et Tremblay dans la plupart des autres documents du dix-huitième siècle.  Bien que nous n’étudiions pas la variation des noms français échoués en Nouvelle-France dans ce document, on voit bien ici qu’il y avait à l’époque une certaine hésitation dans la manière d’écrire le son [é][6].

Il est beaucoup plus important de remarquer le lieu de la cérémonie et l’écart entre le moment de la naissance et celui du baptême. Presque trois mois se sont écoulés. Il fallut probablement attendre que Rosalie soit suffisamment remise pour subir le voyage, car l’allaitement l’obligeait à accompagner son enfant.  Quelle était la raison la plus importante pour traverser ainsi en canot dans la froidure d’une fin d’octobre sur une distance de quatorze kilomètres ? Provoquer une agréable réunion de famille ou faire baptiser l’enfant sous condition de peur qu’on l’ait mal ondoyé à la naissance ? La seconde raison servait peut-être de prétexte à la première.

Les parrains et marraines ne sont pas à négliger dans ce genre de documents, car leur présence témoigne des parentés, des amitiés et des alliances futures.  Bien évidemment, comme le voulait la coutume, le parrain de ce premier fils est le grand-père, le veuf Louis Tremblay qui prendra une quatrième femme dans moins d’un an.  Soulignons en passant que le fils de ce dernier, Louis Tremblay fils, le plus proche beau-frère de Sébastien après François-Xavier, un jeune homme qui passe probablement une grande partie de son temps sur l’île et qui, s’il n’y demeure pas déjà en permanence, sera son voisin l’été prochain après son mariage avec Brigitte Fortin (1708-1783) un mariage qui sera célébré dans un mois.  Pour la circonstance, le grand-père Louis est accompagné de la marraine, une toute jeune fille de dix-huit ans, Marie Jeanne Glinel (1706-1788)[7], laquelle dans trois ans (le sait-elle déjà ?) sera l’épouse de Guillaume Tremblay (1707-1755), un autre fils du parrain.

Au début d’août, la naissance de Zacharie fut probablement un sujet de fierté pour Sébastien.  À une époque où la culture européenne attachait tant d’importance aux dynasties mâles légitimes, du moins chez la noblesse, ce petit garçon était, pour l’instant, la seule voie permettant de transmettre le patronyme que son grand-père avait importé en Nouvelle-France.  L’avenir montrera pourtant que Zacharie n’aura qu’une importance d’ancêtre secondaire, dans d’autres généalogies, par sa fille unique Charlotte (1751-1822).  Il y a cependant dans cette modeste demeure une petite fille de trois ans, Marie Anne[8], née le 23 octobre 1723, et qui assumera son rôle d’aînée avec toutes les difficultés de l’époque.  C’est elle qui sera la bouée de sauvetage de son père en période de veuvage et qui sera son port d’attache à la fin de sa vie.  Cette Marie Anne n’est pas à négliger au début de l’histoire de la famille de Sébastien, car elle est un exemple typique de ces filles qui héritaient des responsabilités d’aînesse pendant que le frère jouissait du droit d’aînesse.  Elle sera même touchée directement par le drame des Plaines d’Abraham... mais n’anticipons pas.


Et ce fut l’hiver, le premier peut-être que Sébastien passa sur l’île avec sa femme et ses enfants.  Il est difficile d’imaginer le quotidien des premiers insulaires en cet hiver 1726-1727.  Aucun document ne nous est parvenu, mis à part les inscriptions au registre paroissial de Baie-Saint-Paul.  On ne peut connaître avec précision le nombre d’habitants, car il y avait peut-être des individus de passage.  La jeune Marie Jeanne Glinel, par exemple, pouvait très bien être domestique pour l’un ou l’autre des habitants.  On peut quand même affirmer, je pense, que la communauté était essentiellement composée de neuf ou dix couples et d’une trentaine d’enfants.

Trois chefs de famille au tout début de la trentaine, Sébastien Hervé, François Xavier Tremblay et Jacques Bonneau avaient de très jeunes enfants, quatre pour Jacques, trois pour François et deux pour Sébastien.  À trente-cinq ans chacun, Étienne Debien en élevait cinq et Dominique Bonneau dit Labécasse (1691-1755) deux.  La plus grosse famille, sept enfants de trois à quinze ans, appartenait à Joseph Simon Savard âgé de trente-sept ans.  Les deux Laforest avaient plus de quarante ans.  La famille de Jean était composée de six enfants entre un et seize ans dont certains, Marie Judith née en 1723 et Paul Guillaume né en 1725 pour sûr, émigreront à Sainte-Anne de Détroit au fort Pontchartrain[9] ; nous comprendrons pourquoi sous peu.   Thomas Laforest dit Labranche pour sa part avait perdu quatre ou cinq enfants presque naissants lorsqu’il demeurait à Québec ; il lui restait Catherine (1719-1774) qui avait sept ans, Jean (1723-1806) qui en avait trois et peut-être la petite Barbe, née sur l’île en octobre 1725, dont on ne trouve aucune trace après sa naissance.  Quant au plus vieux résident, François Rousset âgé de cinquante et un ans, il ne lui restait qu’une fille de onze ans de son premier lit, car Rosalie de Lavoye avait perdu deux nouveau-nés ; Louise Tremblay (1697-1733) lui avait cependant donné trois enfants au cours des cinq dernières années. Quant à Louis Tremblay fils, marié en 1726, il n’est pas certain qu’il soit déjà habitant de l’Isle.

La population de l'Isle-aux-Coudres à l'hiver 1726-1727

Il est probable que cette communauté était totalement isolée pendant plusieurs mois au cours de l’hiver, car, avec leurs barques artisanales, une traversée à travers les glaces était un trop grand risque.  Plus tard, avec des canots spécialement conçus, il faudra une équipe de plusieurs hommes expérimentés pour accomplir cette tâche.  Est-il pensable qu’au début du dix-huitième siècle on ait risqué la vie de la moitié des chefs de famille pour aller, par exemple, quérir une sage-femme ?

L’isolement devait certainement rapprocher ces gens presque tous parents par les alliances.  Sébastien, qui avait passé son enfance en ville et avait voyagé dans les « Pays-d’en-Haut », était le seul à savoir lire[10].  On se plaît à imaginer qu’il était pour les autres un interlocuteur intéressant quand on prenait le temps de jaspiner[11] à la chaleur d’un foyer dans une habitation typique des familles modestes de l’Isle qui ne compte qu’une pièce où tous dorment, mangent et accomplissent leurs tâches quotidiennes.  Le lit devait être dans un coin, fermé par des courtines ou des portes de bois, histoire de préserver un rien d’intimité. Un berceau, celui de Zacharie pour l’instant, une table, des bancs, quelques chaises alignées contre un mur, un ou deux coffres où Rosalie range effets et ustensiles : à cela se résume l’ameublement[12].

Le 11 mars 1727 naissait Marie Geneviève Laforest, fille de Thomas et de Rosalie Duchesne.  Sébastien fut le parrain accompagné de la jeune Marie Jeanne Glinel qui, encore une fois, avait été choisie comme marraine[13].

Cette naissance fut un événement très ordinaire après le terrible drame qui survint chez les Savard : le décès de Marie Josephte Morel qui laissait Joseph Simon avec ses sept enfants. 

La défunte fut « inhumée dans le cymetière de la petite rivière »[14],mais il faudrait bien qu’avant longtemps il y ait, sur l’Île, une église et un petit coin pour enterrer les morts. 

« M. l’abbé Joseph Navières, arrivant de France, en 1734, mit pied à terre à la rivière du Gouffre, et se rendit, avec six autres passagers, à deux lieues de là, » dans la maison d’un habitant où le curé est en pension, ayant quatre paroisses à desservir successivement[15], ce qui l’empêche d’avoir une demeure fixe. Nous le trouvâmes, dit-il, avec un autre ecclésiastique qui, par un transport de zèle, fit demander à Monseigneur[16] de suivre ce missionnaire, quoiqu’il ne fût pas prêtre, pour s’exercer à la manière du pays et partager avec lui les fatigues apostoliques, qui sont beaucoup plus grandes dans cet endroit que dans toutes les autres cures françaises, qui n’ont ordinairement que dix lieues de longueur, pendant que celle-ci en a douze, sans compter que, dans sa largeur, il faut passer la grande rivière pour desservir une île[17] ou il y a plusieurs habitants dont le chef vint à notre vaisseau pour demander un prêtre à Monseigneur de la part de tous ses compatriotes, promettant de le nourrir et de l’entretenir. Ces pauvres gens me firent compassion, et si Monseigneur eût eu intention d’y envoyer aussitôt quelqu’un je me serais volontiers présenté à lui pour cette mission... »[18]  

Ce texte montre bien que dès le début de la colonisation de L’Isle-aux-Coudres, ses habitants cherchaient à obtenir la présence d’un prêtre résident afin d’éviter tous ces voyages périlleux à la baie Saint-Paul ou à la Petite-Rivière-Saint-François.

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[1] BAnQ., Prévôté de Québec, 13 avril 1723 [le début de ce document est au bas d’une feuille disparue; il est donc impossible de connaître les raisons précises du différend.] 

[2] BAnQ., Prévôté de Québec, 10 mars 1724. [Document estampillé portant le numéro 446.] 

[3] Nous ne le savons malheureusement pas encore aujourd’hui; aucun document traitant du résultat de cette affaire n’ayant été trouvé.

[4] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Baie-Saint-Paul.

[5] Aujourd’hui La Pocatière ou Sainte-Anne-de-la-Pocatière. L'endroit est connu à l’époque sous le nom de Grande-Anse et parfois Sainte-Anne-de-la-Grande-Anse en référence à la grande anse de 14 km dans le fleuve Saint-Laurent à cette hauteur. 

[6] Symbole de l’association phonétique internationale. 

[7] Marie Jeanne Glinel est la fille de Pierre Glinel (1679-1751) qui est de passage à Petite-Rivière (ou à l’île ?) pour quelques années.  Pierre est le fils de Jacques (1641-1708) et de Marie Pivin (1661-1740).  Il n'est pas certain si Jacques Glinel et sa descendance n'étaient pas des dits Dinel.  Lors de sa sépulture, Marie Jeanne est enregistrée comme Marie Anne Dynelle, prénom qu’elle semble avoir utilisé à l’occasion au cours de sa vie.

[8] Marie Anne fut baptisée le 7 novembre 1723.  Son parrain fut son oncle, Louis Tremblay, le frère cadet de sa mère.  La marraine Marguerite Bouchard (1665-1731) est l’épouse de René de Lavoye (1657-1731), mère de Rosalie de Lavoye (1686-1717), la première épouse de François Rousset, le confrère de travail de Sébastien à la ferme du Séminaire à Baie-Saint-Paul qui est devenu l’un des premiers colons à l’Isle. 

[9] Le fort Pontchartrain du Détroit est un fort français, de l’époque de la Nouvelle-France, aujourd'hui disparu qui était situé à l'emplacement de la ville de Détroit dans l'État américain du Michigan.  En 1749 afin d'augmenter l'influence française dans la région, le gouverneur offrit des terres gratuitement aux familles désireuses de s'y installer ce qui attira certains des Laforest.

[10] A.S.Q. Document d’arpentage des terres de l’île par Ignace Plamondon, père en 1746, Seigneurie 46, No 12 B. : « ...lesquels ont Déclarés ne sçavoir ecrire ny signer à l’exeption du dit hervé qui... » 

[11] Argot : « Jaser, bavarder. » Croisement du verbe jaser avec le verbe japiner « japper souvent et peu fort; bavarder ensemble ». HUMBERT, Jean. Nouveau glossaire genevois. Genève, Éditions Chez Jullien frères, 1852, 400 pages. 

[12] COUTURIER, Fabienne. « L'étonnante histoire du salon », La Presse. (21 février 2015), section maison, écran 2.

[13] BAnQ., Registre de la paroisse de Baie-Saint-Paul, 11 mars 1727.  La marraine Marie Jeanne Glinel porte le patronyme de Delinel au registre du jour.  Son patronyme sera aussi orthographié Dinel, Dinelle, Dynel, et Dynelle au cours de sa vie. 

[14] BAnQ., Registre de la paroisse de Baie-Saint-Paul, 12 mars 1727. 

[15] L'Islet, Saint-Jean-Port-Joly, Les Éboulements et peut-être la Baie-Saint-Paul. 

[16] Mgr Dosquet, venu sur le même bâtiment que M. Navières. 

[17] L'Isle-aux-Coudres, où demeuraient des colons depuis 1720.  Jusqu'en 1750, elle fut desservie de la baie Saint-Paul. 

[18] SULTE, Benjamin.  Histoire des Canadiens-Français 1608-1880. Montréal, Wilson & cie, 1882-1884, Tome VII.