Alphège Harvey

 (1867-1928) 


Louis Alphège Harvey de la septième génération quittera Saint-Alexis de la Grande Baie après son mariage en 1892 pour aller vivre en Nouvelle-Angleterre.  Né le 27 octobre 1867 au Grand-Brûlé (Laterrière), une colonie libre au Saguenay, il partira rejoindre des membres de sa belle-famille et continuera de vivre de son métier de menuisier-charpentier[1].  Orphelin à un an, Alphège est l’un de ces nombreux cadets de famille, sans-terre, qui quittèrent le pays lors du Grand exode.  Il est le sixième enfant de Didié Harvé (1828-1868), propriétaire d’un moulin au Saguenay[2], à Joseph Hervé (1794-1890), le seul Hervé ayant participé à la guerre de 1812, à David Hervé (1764-1837) chez Dominique Hervé (1736-1812).  

Alphège perd son père de quarante ans seulement, alors qu’il n’a lui-même qu’un an[3].



Sa mère qui a trente ans se remarie sept mois plus tard à Élie Maltais, un jeune homme de vingt-deux ans.  Alphège n’a pas encore deux ans[4].  Sophronie Potvin (1836-1922) aura trois autres enfants de cette nouvelle union.  Alphège et sa fratrie seront donc élevés par Élie Maltais à Hébertville, mais pour peu de temps, car ce dernier décède dans des circonstances tragiques, « morfondu » à l’âge de vingt-sept ans, en septembre 1875[5].  Il perd donc celui qui lui avait servi de figure de paternelle, alors qu’il n’a pas encore huit ans.  Sa mère ne se remariera pas.  On peut penser que le frère aîné d’Alphège, Thomas dit Pierre Thomas (1858-1956), lui servira dorénavant de figure de père.  Selon la tradition orale chez les Maltais, c’est toute la tribu des Maltais qui se chargera des orphelins aidant la veuve et accueillant de temps en temps les enfants sans distinction de nom de famille[6]



Vers la fin de la décennie, sa mère quitte Hébertville avec ses enfants, où elle vivait depuis son mariage à Élie Maltais, pour s’installer à Saint-Fulgence[7].  Le frère aîné d’Alphège s’y éprend d’une voisine.  Si les figures paternelles ne firent que passer dans la vie d’Alphège, cela se poursuivra en 1882 alors qu’il n’a que quatorze ans.  Son frère aîné après s’être marié avec la voisine à la fin de l’été 1881 quitte Saint-Fulgence pour aller vivre en Pennsylvanie. 


La famille bouge à nouveau et on la retrouve à Saint-Alexis de la Grande Baie à la fin de la décennie; sa mère Sophronie s’est rapprochée de trois de ses frères, voisins les uns des autres[8]. Alphège y apprendra le métier de charpentier qu’il exercera toute sa vie.

C’est le 18 janvier 1892 qu’Alphège, vingt-cinq ans, épouse Laure Tremblay qui est du même âge.  Native des Éboulements, Laure est arrivée dans la région avec sa famille au cours des années 1870.  Le mariage est double puisque Agnès Maltais (1870-1969), la demi-sœur d’Alphège, se marie au même moment[9]

Le nouveau couple ne tardera pasà partir.  Alphège et Laure ont déjà planifié d’aller vivre aux États-Unis où un frère de Laure, Philippe (1866-post.1930), est établi depuis 1887[10].  On les retrouve déjà à Salem au Massachusetts en 1892.  Ils y auront quatre enfants : Edmond (1896), Joseph (1897), Alice (1899) et Charlemagne (1899)[11].

À leur arrivée ils avaient loué un appartement de la rue Palmer, dans le quartier de La Pointe, le ghetto des Canadiens français de l’endroit.  Ils n’y seront pas longtemps; quelques années plus tard, la famille emménage hors du quartier dans une maison unifamiliale à trois kilomètres de leur ancien appartement, dans un secteur de la ville qui est en développement[12].

Contrairement à la plupart des Canadiens français de Salem, Alphège ne travaille pas dans une usine de textiles ou de chaussures; il construit plutôt des maisons.  De menuisier qu’il était, il se fait charpentier et deviendra rapidement entrepreneur en construction.  C’est ainsi qu’il se fera connaître dans cette ville prospère de trente et un miles habitants.

La famille est toujours à Salem à la fin du siècle.  Alors que Laure est enceinte de son cinquième, elle vient avec ses enfants, habiter temporairement chez sa sœur aînée Arthémise à Saint-Alexis au Saguenay, le temps de l’accouchement.  Pourquoi fait-elle un si long déplacement alors qu’elle avait déjà mis au monde quatre enfants? Peut-être vivait-elle une grossesse difficile; il faut noter qu’après son mariage il aura fallu quatre ans avant qu’elle n’accouche d’un premier enfant.  Peut-être avait-elle vécu des fausses couches auparavant ou donné naissance à des enfants mort-nés, ce que les registres américains ne révèlent pas.  Quoi qu’il en soit, bien qu’elle ne soit âgée que de trente-trois ans, ce sera son dernier enfant.  Emma naît le 2 novembre 1900 à Saint-Alexis de la Grande-Baie.  Sa nièce, fille d’Arthémise, et le marchand Joseph Gautier, auquel elle est mariée depuis un mois seront marraine et parrain.  « Le père est évidemment absent » au baptême,[13] car il continue de construire des maisons à Salem, plus pour longtemps par contre.  Dès qu’elle est rétablie de l’accouchement, Laure retourne rejoindre Alphège avec ses enfants.  Elle n’est déjà plus au Saguenay en avril 1901[14].

Les affaires d’Alphège à Salem ont été prospères, suffisamment pour qu’il envisage un retour au pays afin de créer une entreprise au lac Saint-Jean.  Pendant que la famille est toujours à Salem, Alphège est de retour au pays et brasse des affaires à Mistouk (Saint-Cœur-de-Marie) où il construit une maison pour y loger sa famille.  À la fin de l’hiver 1902, il s’associe à « Alfrede Gagné », un marchand de l’endroit, pour l’exploitation d’un moulin à scie et la construction d’autres moulins.  La nouvelle société nommée « Gagné et Harvey » exploitera donc un moulin sur la rivière Mistouk à partir du lot numéro 19c du troisième rang.  Tout comme son associé, Alphège investit cinq mille dollars dans la nouvelle société[15]

Ce ne sera qu’un an plus tard, en 1903, que la famille reviendra finalement au pays laissant derrière elle une décennie de prospérité.  Alphège et Laure ramènent dans leurs bagages cinq enfants[16].  Ils s’établissent comme prévu dans le troisième rang de Mistouk. 

C’est le 11 mai 1911 qu’Alphège et Laure perdent leur premier enfant, Joseph, qui n’avait que quatorze ans[17].  En juin, la famille est toujours sur ce lot numéro 19c du même rang.  Alphège, déclaré « industriel », y opère toujours le moulin avec plusieurs employés.  Celui qui se dit d’origine écossaise comme tant d’autres Harvey le croyaient à l’époque, est l’un des seuls individus du rang à pouvoir s’offrir un nouveau concept, une assurance sur la vie[18].

Comme entrepreneur en bois, Alphège continue de commercer au cours de cette décennie.  Les différents greffes de notaires autour du lac Saint-Jean en témoignent abondamment.

À Saint-Jérôme, le 9 octobre 1917 Alice qui a dix-neuf ans épouse le mécanicien de Roberval, France dit François Perron. Les parents ont quitté leur terre du troisième rang de la paroisse Saint-Cœur-de-Marie pour s’établir à Saint-Jérôme de Métabetchouan où Alphège est toujours qualifié d’« industriel »[19]. 

L’année suivante, la famille voit partir Edmond, conscrit pour la Grande Guerre.  Heureusement, lors de son examen médical en octobre à Chicoutimi, le médecin le déclare inapte au combat, en raison d’un problème de vision.  De toute façon, le conflit meurtrier se termine 11 novembre 1918[20].  Deux ans plus tard, Alphège et Laure voient deux de leurs enfants se marier la même journée.  Edmond épouse Yvonne Plourde alors qu’Emma de son côté épouse Louis Donat Fortin[21].

La maison construite par Alphège au village de Saint-Jérôme devait être fort spacieuse puisqu’en 1921 outre lui et son épouse, tous ses enfants y vivent toujours même si trois d’entre eux sont mariés et qu’Edmond a déjà un premier enfant[22].

En 1923, leur fille Alice qui était née aux États-Unis, après avoir vécu chez ses parents après le mariage, part vivre et travailler dans le quartier de Brooklyn à New York.  Elle qui n’a pas d’enfant lorsqu’elle quitte le lac Saint-Jean pour les États-Unis avait-elle un plan? Elle reviendra seule l’année suivante pour le mariage de son frère cadet et également seule le 19 mars 1925 pour rendre visite à sa mère malade à Saint-Jérôme au lac Saint-Jean[23].  Elle est sans doute retournée vivre aux États-Unis par la suite[24].  

Charlemagne, qui avait épousé Yvette Cossette le 15 septembre 1924, prend peu à peu la relève de son père comme entrepreneur en bois de sciage[25].  En janvier 1927 on retrouve Alphège et Laure en Haute-Mauricie, à cent cinquante kilomètres au nord-ouest de La Tuque, à la limite est de la réserve indienne d’Obedjiwan.  Ils sont choisis comme parrain et marraine du deuxième enfant de leur fils cadet Charlemagne, lequel est « entrepreneur en bois de St-Jérôme »Charlemagne de passage à Parent lors de la naissance de l’enfant est en voyage d’affaires et comme l’endroit n’est accessible que par train, les grands-parents ont accompagné le couple pour voir au bien-être de l’épouse qui avait perdu son premier enfant à l’âge d’un mois, deux ans plus tôt[26].  D’ailleurs, le « père est absent » lors du baptême; ce dernier effectue une tournée de surveillance dans les chantiers[27].  Parent est né grâce à la construction du chemin de fer National Transcontinental.  Son emplacement est le terminus principal du lien ferroviaire entre Québec et Cochrane en Ontario.  Depuis 1920, la compagnie E.B. Eddy y opère un dépôt pour le bois d’œuvre et c’est probablement avec les représentants de cette compagnie que Charlemagne fait des affaires.

Âgé de seulement soixante ans, Alphège décède chez son fils Charlemagne nouvellement installé à Dolbeau, le 5 août 1928[28].  Peut-être qu’Alphège et Laure aidaient le couple dans son installation, car Yvette Cossette est enceinte de sept mois[29]

Au temps de la crise en 1929, les frères Edmond et Charlemagne dit Charles, tous deux natifs de Salem, retournent travailler aux États-Unis.  Ils y seront jusqu’en 1933, d’abord à New York, avant de se rapprocher de leur oncle Philippe Tremblay à Salem.  On peut imaginer qu’ils y faisaient des allers-retours pour revenir dans leur famille de temps à autre[30]

Après la mort de son mari, Laure Tremblay partira vivre à Québec; en 1933, elle demeure sur la Grande Allée où ses fils Edmond et Charlemagne lui rendent visite[31].

Comme la moitié des Canadiens français qui se sont rués en Nouvelle-Angleterre, Alphège, le sans-terre cadet de sa famille, aura été faire son coup d’argent aux États, ce qui lui aura permis de revenir s’établir décemment au pays.  Nombreux ont été les jeunes gens, du Saguenay en particulier, à partir pour et revenir de la Nouvelle-Angleterre.  Il faut garder en tête qu’à l’époque, l’élite d’affaires de Chicoutimi mordait à pleines dents dans le rêve de faire du Saguenay et du lac Saint-Jean une nouvelle province progressiste calquée sur le modèle étasunien axé sur l’entreprise et l’industrialisation.  Le rêve américain était promu régulièrement dans les journaux locaux, en autre dans « Le Progrès du Saguenay », dont son rédacteur était l’un des chefs de file de cette pensée.  Des centaines de jeunes gens quitteront le Saguenay pour chercher richesse, Alphège fut l’un de ceux-là.  Considérant sa condition, ne voyant pas se réaliser suffisamment rapidement ce rêve chez lui, il avait quitté son patelin pour la Nouvelle-Angleterre, mais alors qu’il entrevoyait les possibilités d’avenir au Saguenay et au lac Saint-Jean, il était revenu avec une petite fortune en poche pour y investir.  

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[1] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception de Laterrière, 27 octobre 1867.

[2] A.N.Q., GN. Minutier Louis-Zéphirin Rousseau, no 284, 4 juillet 1853.

[3] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception de Laterrière, 9 septembre 1868.

[4] Ibid., 5 avril 1869.

[5] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-de-l’Assomption d’Hébertville, 5 septembre 1875.  Décédé d’un choc dû à l’épuisement et l’absorption trop rapide d’un liquide.

[6] L’histoire du drame vécu par Sophronie Potvin et ses enfants me vient de Donald Maltais qui lui, la tient de son père. Donald Maltais est ce chercheur qui se spécialise dans l’histoire des moulins de Charlevoix, du Saguenay et du lac Saint-Jean; il a beaucoup écrit et publié sur le sujet.

[7] B.A.C., G., Recensement de 1881, district de Chicoutimi et Saguenay, Saint-Fulgence, microfilm 31229_C_13209-00048.

[8] B.A.C., G., Recensement de 1891, district de Chicoutimi, paroisse de Saint-Alexis, microfilms 0953_148193-00481 et 0953_148193-00482.

[9] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Alexis de la Grande Baie, 18 janvier 1892.

[10] 1930, Recensement fédéral américain, État du Massachusetts, comté d’Essex, ville de Salem.

[11] State of Massachusetts. Record of Birth for Salem, 19 janvier 1896, 22 mars 1897 et 14 novembre 1899.

[12] The Salem, Massachusetts, City Directory for 1893-1901.

[13] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Alexis de la Grande Baie, 2 octobre et 2 novembre 1900.

[14] B.A.C., G., Recensement de 1901 pour le Québec.  Laure et les enfants ne sont pas recensés au Québec lors du recensement qui a débuté le 31 mars 1901.

[15] A.N.Q., GN. Minutier Joseph Pierre Gagnon, no 3677, 17 mars 1902.

[16] B.A.C., G., Canadian Immigration Service, Passages frontaliers des États-Unis au Canada pour 1925, Border Entries; Roll : T-15287.  Née aux États-Unis, Alice déclare être entrée au Canada une première fois en 1903.

[17] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Cœur de Marie, 13 mai 1911.

[18] B.A.C., G., Recensement de 1911, district de Chicoutimi et Saguenay, la paroisse de Saint-Cœur de Marie, microfilm e082_e002049772.

[19] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jérôme de Métabetchouan, 9 octobre 1917.

[20] B.A.C., G., Dossier militaire, Edmond Harvey, 2 octobre 1918.

[21] Ibid., 5 avril 1920.

[22] B.A.C., G., Recensement de 1921, district de Chicoutimi et Saguenay, canton Caron, village de Saint-Jérôme, microfilm E003068041.

[23] B.A.C., G., Canadian Immigration Service, Passages frontaliers des États-Unis au Canada pour 1925, Border Entries; Roll : T-15287.  Bien que nous soyons en 1925, le document mentionne qu’elle est divorcée, une réalité américaine qui n’avait pas encore traversé les frontières.

[24] Je n’ai pu trouver aucune trace d’Alice dans les registres civils ou religieux au pays après 1925.

[25] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame-Immaculée de Roberval, 15 septembre 1924. 

[26] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Jérôme de Métabetchouan, 6 juillet et 7 août 1925.

[27] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Thomas de Parent, 29 janvier 1927.

[28] BAnQ., Registre de la paroisse Sainte-Thérèse-d’Avila de Dolbeau, 7 août 1928.

[29] Ibid., 7 octobre 1928.

[30] B.A.C., G., Canadian Immigration Service, Report of Admissions and Rejections at the Port of Hereford Road, Que. for the Month ending April 30, 1933.  Les documents du gouvernement du Canada n’indiquent que les noms des deux frères, rien n’indique que leur famille respective les accompagnait.  Je n’ai pu trouver d’autres documents qui auraient démontré des voyages allers-retours pendant cette période.

[31] Ibid.