12 Jeannette Harvey

8.6.12.05.03.01.12 Jeannette Harvey (1918-1998), 8e génération

Jeannette est la benjamine de la fratrie Harvey. Ses parents, Thimothé Harvay (1871-1945) et Amanda Mailloux (1876-1939) se sont mariés à Baie-Saint-Paul en 1896.  Dans l’ordre, ils ont eu : Joseph, Hélène, Vilmont, Marie, Cécile, Blanche, Henri, Gérard, Omer et puis la benjamine, Jeannette[1].  Elle naît à Baie-Saint-Paul le 11 avril 1918[2].  La Grande Guerre prendra fin bientôt.  Sa mère a quarante-deux ans.  Elle grandira en enfant solitaire auprès d’une mère adorée, mais déjà malade, et d’un père absent en mer de longs mois, un peu rude, mais attaché à sa famille.  Ses frères et sœurs sont plus la plupart partis de la maison.  Ceux qui restent sont déjà à l’école ou naviguent avec leur père.  Elle est tante avant l’âge de trois ans.  Elle grandira dans les jupes de sa mère, et aura toujours un statut spécial auprès de ses nombreux neveux et nièces.  Une fois par été, elle embarquera sur le navire familial, pour effectuer un voyage à Québec ou à Trois-Rivières, et ce sera pour elle chaque fois une source d’enchantement.

Jeannette est fière, elle tient cela de son père.  C’est une élève brillante, qui réussira bien en classe, et qui se prendra d’amour pour la lecture et les travaux d’aiguille.  Elle récite des poèmes et des fables, elle aime citer Victor Hugo.  Elle gagne des prix, s’habille élégamment avec des robes de sa création.

Amanda, sa mère, décède prématurément, alors que Jeannette a vingt ans.  Alors qu’elle se sait sur la fin, Amanda fait promettre à sa fille qu’elle ne quittera pas son père et prendra soin de lui jusqu’à sa mort.

À ce moment, la belle Jeannette a bien eu quelques prétendants, mais aucun ne trouvera grâce à ses yeux. Pourtant, c’est sans doute la plus belle fille de la Baie.  Elle n’est pas sûre qu’elle veut se marier.  Et puis, elle doit tenir la promesse faite à Amanda.  Les premiers mois sont difficiles.  Thimothé est malheureux.  Les talents de cuisinière de sa fille ne sont pas à la hauteur de ceux de sa chère épouse manquante.  Pendant ce temps, Jeannette voit sa mère en rêve la nuit.  Celle-ci vient lui enseigner la cuisine, le filage, bien des choses qu’elle n’a pas eu le temps de lui montrer, avant de partir.

Je peux en témoigner, ma mère était un cordon bleu.  Nul doute que ces rêves l’ont beaucoup réconforté et permis de prendre confiance en elle.

Pour autant, la vie avec son père n’était pas facile.  Parfois, après un gros éclat, le père Mothée lui achetait un cadeau de prix, une jolie montre, par exemple, qu’il lui laissait sur la table de la cuisine.  C’était sa façon de lui dire qu’il l’aimait et regrettait ses excès.

Même après les deuxièmes noces paternelles, Jeannette est restée auprès de Mothée.  Elle allait avoir vingt-cinq ans.  C’était l’âge des vieilles filles.  Plus le temps avançait, plus son rêve se forgeait : elle allait ouvrir un cabinet de couture après la mort de son père.  L’idée de mariage ne l’effleurait plus.  Sa belle-maman avait allégé l’ambiance de la maison.  De temps à autre, Jeannette allait en Abitibi pour relever ses sœurs quand elles avaient des nouveau-nés.  Parfois elle amenait de l’argent du père, car les temps étaient durs en Abitibi.

Puis, le 3 août 1945, Thimothé faisait ses adieux à ce monde.  Pour la première fois de sa vie, Jeannette allait voir tous ses frères et sœurs réunis.

Dans l’héritage, son père lui avait laissé une somme qui paraît dérisoire aujourd’hui, mais qui représentait beaucoup pour l’époque : 10 000 $ (33, 420 $ en 2024).

Jeannette allait pouvoir ouvrir son cabinet de couture à Montréal.  Mais le hasard allait en décider autrement.

Peu après l’enterrement, Jeannette retourne en Abitibi, sans doute à la faveur d’une autre naissance.  Elle arrive tout habillée de noir, et débarque telle une star d’Hollywood sur le quai de la gare de Val-d’Or.  En tout cas, elle fait sensation.  Le bruit de l’arrivée d’une belle veuve en ville arrive bientôt dans la Barber Shop de Roger, où les nombreuses chaises d’attente sont toujours pleines.  Nous sommes au sortir de la Deuxième Guerre. Il est donc très plausible que cette femme soit veuve.  On ne se pose même pas la question.  C’est un cœur à prendre.  On lance un pari, c’est à qui sortira le premier avec elle! Pari tenu par le beau Roger, barbier de la place, qui compte déjà de nombreuses conquêtes à son compteur.


Et, bien placé pour tout savoir, Roger ne tarde pas à découvrir que cette veuve n’en est pas une, et qu’elle est en fait la tante d’un de ses clients, Réal Perron, fils de Cécile Harvey et Omer Perron.  Le neveu est ravi d’organiser une rencontre.  Et Roger Boucher gagne son pari.  Mon père avait ce mélange de charme et d’humour qui le rendait irrésistible.  Comment ne pas se laisser séduire? Le cabinet de couture pouvait attendre.  Jeannette décide de rester à Val-d’Or pour quelque temps.  Ils sortiront en camarade ensemble, car ni l’un ni l’autre ne veulent se marier.  Puis elle se trouve un emploi de téléphoniste.

Elle est heureuse à Val-d’Or : trente nationalités s’y côtoient, c’est un monde jeune et dynamique qui s’offre à elle, ses sœurs, neveux et nièces adorent le couple qu’elle forme avec Roger, elle se sent libre et bien.  Elle patiente, sans doute, car elle est indubitablement tombée amoureuse.   Elle résiste aux avances de Roger.   Non, pas avant le mariage.  Comme on dit, il n’y a que les fous qui ne changent pas d’idée.  Au bout de deux ans, le beau barbier lui fait sa demande, et ils se marient le 8 juillet 1947.  Il a trente-deux ans et elle vingt-sept.

Sur la photo de mariage devant l’église Saint-Sauveur, on la voit habillée d’une robe de mariée qu’elle a cousue elle-même.  Ses sœurs, Cécile et Blanche sont juste derrière elle, avec leurs maris respectifs, et bien sûr, une partie des neveux et nièces.  Roger et Jeannette se marient en séparation de biens et construisent une maison.  Mes frères Robert (1949) et Jean-Louis (1951) y naissent, je serai la première à voir le jour à l’hôpital (1955), puis deux petites sœurs arrivent coup sur coup, Josette (1958) et Huguette (1959-2017).

Entre-temps, la barber shop passe au feu.  Mon père rebâtit un immeuble, avec le nouveau salon de coiffure au rez-de-chaussée et un grand logement à l’étage.  Nous y emménageons alors que maman est enceinte de la dernière et que Josette commence à marcher.  La vente de la première maison permet aussi d’acheter un chalet à l’île Siscoe, ainsi Jeannette retrouve pendant l’été ses sœurs Blanche et Cécile, qui s’y sont installée à demeure.  Le chalet rose est rustique.  On ajoute une véranda et en bas un grand terrain de croquet.  Ho les belles soirées à courir les mouches à feu avec les petits cousins et cousines pendant que les adultes jouaient à ce jeu ennuyant! L’esprit de la baie flottait un peu dans l’air avec les trois sœurs réunies.

Puis, l’ancienne maison du gérant de la mine Siscoe fut mise en vente.  Une maison magnifique, que nous admirions de loin, un vrai manoir, comme dans les romans de Jeannette.  Et mon père l’acheta, et contre une certaine promesse, l’offrit à ma mère.  Il avait à se faire pardonner et elle avait à cesser de boire.

Jeannette avait commencé à avoir des problèmes de santé à l’aube de la quarantaine, soit la dépression, puis la polyarthrite rhumatoïde.  Je soupçonne que c’est à ce moment-là qu’elle s’est mise à boire, en cachette, du gin, comme son papa.  Mon père avait vendu sans sa permission leur première maison, dans laquelle ma mère avait mis l’argent hérité de Thimothé, et cela l’avait beaucoup fâchée.

Ainsi la grande maison blanche réconciliait mes parents, pour un temps.  Elle était superbe, mais bien mal en point.  Quel travail ils ont mis à sabler les planchers, redonner leur lustre aux moulures, repeindre.  Ma mère était aux anges.  Elle retrouvait dans cette maison un peu son statut spécial de fille de capitaine, dans un lieu qui faisait l’envie de tout le monde.  Puis arriva la pendaison de la crémaillère, avec ses deux sœurs et leurs nombreux descendants, car l’île était maintenant à moitié peuplée de gens de la famille, neveux et nièces qui avaient des enfants de notre âge.  Pas moins de trente personnes ont festoyé jusque tard dans la nuit, et je suis persuadée les belles histoires de la famille Harvey ont flotté dans l’air.  Un peu partout dans la maison, on retrouvait des souvenirs de l’ancienne demeure de Baie-Saint-Paul.


Peu importe les tempêtes qu’ont traversées mes parents par la suite, ils sont toujours restés unis dans l’amour de leurs enfants.  Ma mère avait donné la passion du bridge à mon père.  Elle avait en effet fondé le premier club de bridge de Val-d’Or, et restait très active.  Blanche et ses fils Marcellin et Donald étaient d’excellents joueurs.  Mes parents partaient souvent participer dans des tournois jusqu’en Ontario.  Tous les trophées qui garnissaient le dessus du foyer étaient les leurs.

À la mort de Jeannette en 1998, cinq ans après son cher Roger, j’ai hérité de certains de ces souvenirs et photos, qui sont avec moi, dans mon chalet de la Mauricie.  J’ai quitté Val-d’Or depuis bien longtemps pour rouler ma bosse à travers le monde, et je pense être la digne héritière de cette lignée de marins.

Le dernier voyage que j’ai fait avec ma mère en 1997, de Val-d’Or à Baie-Saint-Paul, m’a bien prouvé qu’elle avait le pied marin.  Elle n’a eu de cesse, même si nous devions arrêter souvent pour qu’elle se dégourdisse les jambes, que je les conduise le jour même à Baie-Saint-Paul.  Mon cousin Donald, et ma filleule Rosalie étaient du voyage, mais j’étais le seul chauffeur.  C’est les mains tremblantes que je suis arrivée, après 868 kilomètres, sur le quai de Baie-Saint-Paul.  Nous avions réservé le motel à proximité.

Mais, sans que je le sache, Jeannette avait donné rendez-vous à son neveu Conrad Harvey (Gérard [1910-1994]), qui l’attendait dans son voilier amarré au quai.  La joie de ma mère, j’en ai encore les larmes aux yeux.   Aussitôt débarquée de la voiture, elle mit immédiatement pied dans le bateau.  C’était le plus beau cadeau à lui faire.  Et je serai éternellement reconnaissante à Conrad pour cela.  Elle ne cessait de dire que c’était son dernier voyage à Baie-Saint-Paul, et ce fut le cas.  Nous avons pu passer devant la maison paternelle, voir la parenté, puis aller sur l’île aux Coudres, jusqu’à la maison natale de son père.  Je me souviens du paysage, de son émotion. Nous dominions l’île, au loin se profilait L’Islet, et ma mère me montrait du doigt ce bout de terre, ou jadis, les ancêtres Hervé/Hervet avaient accosté.

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Ceci termine la sous section des enfants et petits-enfants de Grégoire Harvé.  

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[1]Le couple eut trois autres enfants qui n’ont pas survécu.  Pour la liste complète, voir : https://sites.google.com/site/histoiredesharveyquebecois/4--sebastien-dominique-herve-1736-1812/13-ses-enfants-leurs-histoires/12-louis/12-09-george-hervai/12-05-04-1-thimothe-harvay

[2] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Pierre et Saint-Paul de Baie-Saint-Paul, 11 avril 1918.