05. Lendemains difficles

Des lendemains difficiles et le moulin (1763-1764) 

Le 10 février 1763 est ratifié le Traité de Paris qui met fin à la guerre de Sept Ans entre la France et la Grande-Bretagne.  Cette dernière obtient donc la plus grande partie des territoires qui constituaient jadis la Nouvelle-France : l’île Royale, l’Isle Saint-Jean, l’Acadie, et le Canada, y compris le bassin des Grands Lacs et la rive gauche du Mississippi.  Pour Dominique et les siens, outre le fait de changer de maîtres, conformément à la capitulation conditionnelle de 1760, la Grande-Bretagne leur garantit une liberté de religion limitée.  En échange de cette liberté de religion, l’Église se fait le porte-parole du pouvoir britannique en invitant les habitants à la soumission.  Seule consolation pour Dominique et Geneviève, au prix de la mort de milliers des leurs, la paix leur était revenue sans qu’ils soient astreints à la servitude et à l’exil comme pour ceux de l’Acadie.  Le pouvoir britannique ne tarde pas à faire connaître à ses nouveaux sujets l’abandon par la France de son ancienne colonie et à démontrer ce dont il est capable. 


Le 18 avril 1763, Marie Josephte Corriveau[1] dite « la Corriveau », est condamnée à mort par une cour martiale britannique pour le meurtre de son second époux et pendue à Québec.  La « cage » de fer dans lequel son corps est exposé et laissé à pourrir à Pointe-Lévy, sur ordre des autorités militaires, marque fortement l’imaginaire de la population.  Lorsque la nouvelle parvient à l’Isle aux Coudres à la fin du printemps, la peur de l’anglais s’installe chez les habitants qui se souviennent comment les anglais ont traité les prisonniers à Baie-Saint-Paul en 1759. 

Dominique, par son métier de pilote sur le fleuve, a dû également entendre parler d’un événement similaire survenu à Montréal[2] deux ans plus tôt en 1761, mais cette fois-ci c’est aux portes de l’Isle, à Québec que l’anglais fait état de sa barbarie.  Cette fin atroce, qui est à des lieues des coutumes ayant eu cours durant le Régime français, inspire la soumission et engendre peurs et légendes qui seront véhiculées par la tradition orale longtemps plus tard.

Lors de ses nombreux passages à Québec, Dominique, qui devait rencontrer bon nombre de coureurs des bois de retour des Pays-d’en-Haut au marché de Québec, savait sans doute que pendant ce temps, Pontiac, un chef de la tribu des Amérindiens Outaouais de Détroit qui avait mobilisé toutes les tribus de la région des Grands Lacs, se battait férocement contre les britanniques.  Les Outaouais, ces anciens alliés et partenaires commerciaux des Français, avec les Miamis, les Wyandots, les Ojibwés, les Potawatomis, les Shawnees les Renards, les Winnebagos et d’autres tribus algonquines tentaient d’arrêter l’expansion britannique vers l’ouest et de ramener les Français afin rétablir un certain équilibre des forces dans cet immense territoire.  Les nouvelles des nombreuses défaites britanniques parvenaient à Québec au compte goûte, mais on n’était pas sans savoir que tous les postes de la région des Grands Lacs avaient été défaits et détruits à l’exception de Niagara et de Détroit.  Cette révolte force le roi George III à proclamer les droits illimités des Indiens sur les terres qu’ils occupaient et à interdire toute nouvelle colonisation au-delà des Appalaches[3].  Dans quelques années, comme nous le verrons, cette interdiction qui entraîna le mécontentement des marchands et des colons britanniques conduira à la Révolution américaine[4].

En cette même année de 1763, James Murray, général d’origine écossaise, qui avait été chargé de l’occupation de Québec après la victoire des anglais devient le premier gouverneur de la province britannique de Québec.  Il profite de ses fonctions pour donner à de nombreux compatriotes écossais de belles terres, partout dans le Québec d’alors, et particulièrement pour notre histoire, dans la région connue aujourd’hui comme Charlevoix.  De fait, en quelques années ce sont presque toutes les seigneuries, le long du fleuve en aval de Québec, qui passent aux mains des conquérants,[5] car les autorités coloniales avaient promulgué que seuls des britanniques pouvaient se porter acquéreurs des anciennes terres seigneuriales du précédent régime[6].  Si noblesse et petite noblesse française vendaient leurs seigneuries à petit prix en raison de leur retour en France après la conquête, il n’en ira pas ainsi pour l’Isle-aux-Coudres car ces messieurs du séminaire garderont leurs acquis.

Heureusement pour les habitants de l’Isle, en 1763, la distribution à de nouveaux immigrants de la surface du sol non réservée est à peu près terminée ; quand les seigneurs concéderont leur « domaine » dorénavant, ils le feront au bénéfice de fils d’« habitants » établis à l’île.  On ne verra donc pas l’anglais débarquer à l’Isle pour s’y installer, contrairement à ce qui se passe au pays de Charlevoix où ils prennent le contrôle, du commerce à Baie-Saint-Paul par exemple et dans une plus large mesure de l’ensemble du développement à la Malbaye devenue sous leur emprise la Murray Bay.

Les gens à l’Isle sont d’un naturel aidant et tolérant.  Depuis le tout début de la colonisation, c’est entre frères et beaux-frères, pères et fils, cousins et voisins que se font les grands travaux qui sont une entreprise collective qui a pour cadre la famille élargie.  Ceci n’empêchera pas l’anglais d’y semer la discorde.  Peu après la conquête, ces parents et voisins choisiront leur camp.  Boulianne dit le Suisse, le beau-frère de Dominique passera à l’histoire pour s’être rangé du côté anglais lors de la conquête, mais bien d’autres n’auront d’autres options que de devoir courtiser l’ennemi d’hier.   Ceux trouvant leur subsistance par le commerce par exemple, ont dû se rapprocher des nouveaux maîtres du pays, alors que les autres, vivants de leurs cultures, ont eu le moyen de rester attachés à leurs racines françaises.  Ces déchirements seront plus nombreux dans quelques années alors que la majorité des enfants de Pierre et Dominique partiront s’établir sur des terres des seigneurs écossais de Murray Bay et de Mount Murray.

Les moulins

La reconstruction du premier moulin à vent dans la partie ouest de l’île appelée  L’Islette ou L’Islette d’en Haut est sûrement l’événement le plus important pour la quarantaine de cultivateurs de l’Isle en cet été 1763. 

Il y aura bien également un autre événement en 1763, la proclamation royale anglaise du 7 octobre qui renomme le Canada, cœur de la Nouvelle-France, sous l’appellation de « Province of Quebec » et qui devient la quinzième colonie britannique en Amérique, mais cela les insulaires ne l’apprendront pas.

Ces messieurs du Séminaire allaient accorder un bail à ferme pour le moulin à vent à Joseph Laure (1725-1775)[7] le 23 avril de l’année suivante.  Ces messieurs sont toujours demeurés propriétaires de la pointe au sud-ouest de l’Isle, sur laquelle le moulin à vent était bâti[8].

Ce moulin de L’Islette avait été construit vers 1727[9].  Endommagé par un incendie avant 1734[10], il fut rebâti au cours des années 1753 et 1754[11] par François Xavier Tremblay[12], l’oncle de Dominique au sud de l’extrémité ouest de la butte des chasseurs, sur la Pointe de L’Islette.  L’oncle, François Xavier décédé en 1755, y possédait également un moulin à scie en société avec ses frères André et Joseph et Jacques Bouchard[13].

Les insulaires furent donc privés d’un moulin pour près de vingt ans.  Le seigneur n’a pas été pressé d’investir pour la reconstruction puisque les insulaires étaient trop bien établis pour songer à abandonner leurs biens.  Malgré le sacrifice, certains « habitants » pour qui la terre est la seule source de revenus, cet inconvénient sera suffisant pour les voir quitter l’île et au cours de cette période, plusieurs le feront, mais pour être remplacés par d’autres.   

Cette fois-ci, Joseph Laure le meunier, Dominique et les autres habitants du côté de la Pointe de L’Islette doivent participer encore une fois à sa remise en exploitation, car les troupes anglaises ont rendu le moulin inutilisable à l’été 1759 dans leur tentative d’affamer la population pour l’inciter à repartir en France.  On n’avait pu entreprendre ces travaux plus tôt, les habitants étant trop occupés, les trois dernières années, à reconstruire chez eux et à se refaire des provisions. 

Comme tous les grands travaux à l’Isle étaient réalisés à coup de grandes corvées, Dominique qui avait dix-sept ans à l’époque participa avec son frère Zacharie à la reconstruction de 1753-54.  Ce type de grandes corvées au profit du seigneur n’est donc pas nouveau, elle fait partie dans ce cas de la convention entre le Séminaire et ses censitaires pour que ces derniers obtiennent leur moulin.  Comme son père avant lui Dominique y participe à nouveau et y fournit huit jours de corvée[14].  Les censitaires ne doivent pas se contenter de fournir leurs bras, mais également les matériaux de base.  

L’arrière-arrière-grand-père de ma grand-mère Élida, Jean Baptiste Desgagnés (1741-1814) de même qu’Étienne Debien (1719-1783) sont dits « obstiné » parce qu’ils fournissent moins de jours de corvée que les autres[15].  Les deux concernés sont en rogne depuis un certain temps contre ces messieurs du Séminaire en raison d’une affaire de pêche où le gouverneur anglais Murray, acoquiné avec ces messieurs du Séminaire, les a déboutés[16].  Pourtant sous le Régime français, dans une situation identique, l’intendant Bégon avait donné raison aux censitaires de Rivière-Ouelle en 1712.    

Le moulin est essentiel à la vie des censitaires qui veulent s’éviter d’avoir à traverser à la baie Saint-Paul comme ils doivent le faire depuis les ravages de la conquête.  De toute façon, où qu’ils fassent moudre leurs grains, ils devront payer le droit de banalité de moulin au seigneur, donc autant le faire moudre près de chez soi.  Dominique doit donc s’acquitter du droit de mouturage qui a été fixé au quatorzième minot depuis près de cent ans et qui est toujours au même tarif.  En effet, le Conseil Souverain de la Nouvelle-France avait fixé le tarif de ce droit le 20 juin 1667 et l’anglais n’a pas cru bon de le changer jusqu’à présent[17]

Bien sûr, ce moulin de L’Islette amenait son lot d’inconvénients.  Le meunier « … faisait marcher un moulin qui ne pouvait moudre de la farine que quand il plaisait à Dieu d’envoyer du vent. »[18]À tout le moins, quand les vents étaient au rendez-vous, Dominique n’avait pas à attendre que six ou sept hommes de l’île soient disponibles pour haler une grande barque pesante et la faire traverser à Baie-Saint-Paul chez le meunier qui avait une rivière pour s’aider en plus du vent.

Dominique, comme la plupart de ses compatriotes à l’Isle, cultive surtout le blé.  Outre cette culture principale, il cultive également les pois, une tradition apportée de France.  Sur une petite portion de sa terre poussent de l’avoine, du maïs, de l’orge, du seigle, le lin et des haricots. 

Le moulin banal

« En Nouvelle-France, et par la suite jusqu’à l’abolition du régime seigneurial en 1854, le moulin banal était le moulin où tous les censitaires étaient obligés de moudre leur grain.  Il n’y avait pas de boulanger dans les campagnes.  Le seigneur, dans notre cas, ces messieurs du Séminaire, disaient à leurs censitaires : la construction d’un moulin coûte cher, nous ferons ces dépenses, mais, en retour, vous devrez moudre vos grains à notre moulin.  Les lois donnèrent ces droits au seigneur, c’est-à-dire qu’elles en firent un privilège en faveur du seigneur.  En Nouvelle-France, ce droit était fixé par Pacte de concession du seigneur à son censitaire, et le Conseil Souverain ou Supérieur, tout le long de son existence, c’est-à-dire de 1663 à 1759, contrôla sérieusement le droit de mouture.  Très souvent des seigneurs sont condamnés à l’amende ou à d’autres peines pour avoir négligé de tenir leurs moulins en bon ordre.  Parfois même, des censitaires eurent la permission de faire moudre leurs grains à d’autres moulins parce que le moulin seigneurial n’était pas en ordre »[19]

À l’Isle, c’est le vent qui faisait le plus souvent défaut et de plus, les trois autres moulins sur la côte appartiennent également à ces messieurs du Séminaire. 

Geneviève continue d’épauler sa sœur Charlotte.  Notre couple assiste le 17 octobre 1763 au mariage de l’aîné de Charlotte, Louis Marie Boulianne (1740-1824) qui épouse la cousine de Dominique, Marie Anne Tremblay (1741-1770), une autre fille de l’once André.  La cérémonie fut d’ailleurs remarquée et, longtemps commentée puisque non seulement le traître Jean Marc Boulianne, le père du marié se présentait dans la chapelle de sa communauté, mais, il avait de plus invité Jacob Bettez (1733-1807), un autre suisse huguenot non-convertit.  Ce Bettez s’associe, dès son arrivée dans la colonie en 1760, avec les Écossais nouvellement installés dans Charlevoix et devient marchand à Baie-Saint-Paul.

Et puis… quelque part entre novembre 1763 et avril 1766 naissait un deuxième fils au couple Dominique et Geneviève.  Le registre de Saint-Louis-de-France de l’Isle aux Coudres pour cette période a été largement endommagé par l’eau.  Seules subsistent quelques inscriptions lisibles.  L’enregistrement du baptême de David Louis Dominique s’est effacé avec l’encre du vieux cahier du missionnaire.  Seul un document de tutelle datée du 18 septembre 1781 nous apprendra son prénom complet[20].

Bien que ce dernier ait laissé une longue lignée de petits et petites Hervé, Harvé et Harvey, personne n’a pu à ce jour, percer le mystère de la date de sa naissance ou de son baptême.  Seuls le document de tutelle que nous verrons plus tard, et la mémoire de son épouse de soixante-huit ans lors du décès de David Louis Dominique en 1837 nous permettent d’estimer sa naissance.  Elle se situerait vers la fin de 1763 et plus probablement au début de 1764 puisqu’il aurait eu dix-sept ans en septembre 1781 et soixante-quatorze ans à son décès.

De toute façon, il y a maintenant six bouches à nourrir sous le toit de Dominique.

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[1] DE GASPÉ, Philippe Aubert. Les Anciens Canadiens. 1re édition, Québec, Éditions Desbarats et Derbishire, 1863, 411 pages. 

[2] « Dans la nuit du 7 au 8 mars 1761, un dénommé Paul, homme engagé de la famille Bélanger du rang Saint-Elzéar de l’île Jésus, tue Charles Bélanger, 39 ans, sa femme, Angélique, 34 ans, leurs fils, Charles, 11 ans, et une cousine, Charlotte Bélanger, 11 ans ; le carnage est découvert le matin par des voisins ; Charles Bélanger qui n’était pas encore mort dénonce Paul qui est bientôt retrouvé caché dans le bois environnant ; il est conduit à Ville-Marie où il est jugé et pendu ; son cadavre est encagé et exposé aux vents durant un an en face de la maison du crime. »   BIZIER, Hélène-Andrée. La Petite histoire du crime au Québec. Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, 1981, 222 pages..

[3] PECKHAM, Howard H.  Pontiac and the Indian Uprising.  Détroit, Wayne State University Press, 1994, 346 pages. 

[4] Le chef Pontiac fut assassiné en 1769 par un Amérindien Illinois à la solde de marchands américains.  Il fut enterré avec les honneurs militaires dus à son rang sur la rive ouest du Mississippi par la garnison française de Saint-Louis dans le Missouri d’aujourd’hui, commandés par le lieutenant-gouverneur Louis Saint-Ange de Bellerive.  Saint-Louis était devenu en 1765, la capitale de la Haute-Louisiane.  Elle fut remise en 1769 aux Espagnoles. 

[5] Outre la seigneurie de la Malbaie divisée en deux et passer aux mains de deux écossais, les deux autres seigneuries sur la côte nord, Mille-Vaches et Mingan, sont vendus à des conquérants.  Avant la fin du siècle, ce sera la presque totalité des seigneuries des deux côtés du fleuve qui passeront aux mains de britanniques et d’écossais. 

[6] Traité de Paris de 1763, article 4.

[7] Joseph Laure était un Acadien arrivé à Québec vers 1755 que ces Messieurs du Séminaire avait envoyé à l’Isle comme meunier.  Il y vivait avec sa famille comme bien d’autres Acadiens chassés de leur terre par l’anglais comme les Boudreault, les Carré et les Pitre.  Il est l’ancêtre directe de mon oncle Gustave Laure (Lord), l’époux de tante Gemma Harvey. 

[8] A.S.Q., Procès-verbal d’Ignace Plamondon, père (1710-1795) arpenteur royal, le l5 juillet 1754.

[9] A.S.Q. Seigneurie 5, no 5. 

[10] A.S.Q., Séminaire 5, n° 57.

[11] A.S.Q., Seigneuries 46, n° 4C, 4C bis, Procès-verbal du moulin, 17 juillet 1752.

[12] A.S.Q., Seigneuries 46, 4, n° 25. Bail du moulin de l’Île-aux-Coudres, 18 juillet 1752. 

[13] A.N.Q., GN. Minutier Crespin, 3 mai 1756.

[14] A.S.Q., Seigneuries 46, n° 4b. « Liste des habitants de l’Île-aux-Coudres ayant travaillé à la construction du moulin à vent »

[15] Ibid. 

[16] A.S.Q., Seigneuries 46, 8c. « Supplique d’Étienne Debien de l’Ile-aux-Coudres, au gouverneur Murray ; pour son droit d’usage au devant de sa terre »

[17] CUGNET, François-Joseph. Traité de la Loi des Fiefs. Québec, Chez Guillaume Brown, 1775, page 38. 

[18] MAILLOUX, Alexis. Histoire de l’Île-aux-Coudres depuis son établissement jusqu’à nos jours. Avec ses traditions, ses légendes, ses coutumes. Montréal, La Compagnie de lithographie Burland-Desbarats, 1879, Page 9.

[19] ROY, Joseph-Edmond. Histoire de la seigneurie de Lauzon. Lévis, Éditions Mercier & cie, 1897-1904, 5 volumes.

[20] BAnQ., Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Tutelles et curatelles, S1 Dossier Cote : CC301, S1, D5697. Tutelle aux mineurs de Dominique Harvey, pilote, habitant de l’île-aux-Coudres, et de feue Geneviève Savard. 18 septembre 1781 au 12 novembre 1781.