2. Marie de Lima Harvey et le meurtre de Kamouraska

Saviez-vous que… Marie de Lima Harvey a vécu avec l’un des assassins présumés du seigneur de Kamouraska 

 

Lorsqu’en 1970, l’écrivaine québécoise Anne Hébert rédige son roman Kamouraska, celui qui la rendra célèbre, elle le fait en se basant sur une histoire vécue.  Le roman a été traduit en sept langues et a été adapté au cinéma en 1973. Les événements historiques ayant inspiré Anne Hébert se sont déroulés en 1839. Achille Taché, le seigneur de Kamouraska, est assassiné à l’âge de vingt-six ans par l’amant de sa femme avec la complicité présumée de celle-ci.

Mais comment diable Marie de Lima Harvey (1848-1928), a-t-elle pu être associée à cette histoire scabreuse ?

D’abord, rappelons les faits avant d’expliquer comment une Harvey fut reliée à cette histoire d’assassinat.

Le 16 juillet 1834, Louis Paschal Achille Taché (1813-1839), seigneur de Kamouraska, épouse à Québec Joséphine Éléonore d’Estimauville (1816-1893)[1].  Taché, à la mort de son père quatre ans plus tôt, avait hérité entre autres, de la partie du fief qui compose la paroisse Saint-Louis de Kamouraska et où se trouve le manoir familial.

Son épouse Eleonore est née le 30 août 1816 à Québec[2].  Elle est la fille de Jean Baptiste Philippe d’Estimauville, membre de l’aristocratie militaire et Grand voyer du district de Québec et de Marie Joseph Drapeau, fille d’un marchand fortuné, seigneur et homme politique.  Orpheline de père dès l’âge de sept ans, Joséphine Éléonore d’Estimauville grandit à Québec, rue Saint-Jean, auprès de ses tantes et de sa grand-mère maternelle.  Elle fait ses études chez les ursulines.

Le jeune couple s’établit au manoir seigneurial de Kamouraska.  Très tôt, Joséphine Éléonore, petite-fille du baron de Beaumouchel par son père et du seigneur de Rimouski par sa mère, commence à se plaindre de l’ivrognerie de son mari, de ses absences, des mauvais traitements qu’il lui inflige et même des menaces de mort qu’il profère à son endroit.  Trois ans après avoir convolé en justes noces, en décembre 1837, Joséphine Éléonore quitte Kamouraska avec ses deux enfants pour aller vivre chez sa mère qui habite William Henry[3].  En janvier 1838, son mari vint la rejoindre, mais après de nouvelles disputes, il retourne seul à Kamouraska dès l’ouverture de la navigation.

À William Henry, Joséphine Éléonore rencontre George Holmes, jeune médecin célibataire, nouvellement arrivé et qui fréquente assidûment le presbytère du curé Jean Baptiste Kelly, parent par alliance de la famille Drapeau. Taché et Holmes se connaissent ; ils ont été confrères de classe au collège de Nicolet.  Éléonore avait eu recours aux services de Holmes pour soigner ses enfants ainsi qu’elle-même, car sa santé était soi-disant fragile. Holmes et Joséphine Éléonore deviennent rapidement amants aux vues et aux sues des habitants du petit village.  Joséphine Éléonore accouchera d’un troisième enfant qui n’atteindra pas deux ans, en octobre de cette même année.  Si l’enfant est baptisé sous le patronyme du mari d’Eleonore, qui n’a pas remis les pieds à William Henry depuis l’hiver précédent, personne n’est dupe au village et les ragots vont bon train dans le petit bourg de trois mille habitants.

George Holmes et son amante, selon la documentation de l’époque, ourdirent le plan pour se débarrasser de Taché.  À l’automne de 1838, à deux reprises ils essayent vainement d’envoyer quelqu’un à Kamouraska afin d’empoisonner le seigneur avec de l’arsenic.  Entre autres, ils recourent à une certaine Aurélie Prévost dite Tremblay pour qu’elle réalise le meurtre.  Aurélie est alors domestique au service de Joséphine Éléonore et complice de la liaison depuis le début.  Elle s’installe dans une auberge de Kamouraska sous un faux nom.  Le 4 janvier 1839, elle réussit à faire boire le poison à Taché, mais ce dernier n’en meurt pas.  Devant l’échec, Holmes part alors lui-même assassiner le mari gênant.  Il le tue de deux coups de pistolet à la tête le 31 janvier, puis l’ensevelit sous la neige dans l’anse Saint-Denis, où on le découvrit trois jours plus tard.

Une enquête est déclenchée et Joséphine Éléonore est arrêtée et emprisonnée à Montréal jusqu’à la fin février alors qu’elle est libérée après avoir nié toute participation au meurtre.  Pour sa part, le docteur George Holmes se réfugie aux États-Unis pour échapper à la justice avec la complicité présumée du curé Kelly, ami des amants et parents par alliance de Joséphine Éléonore.

Après la fin de l’enquête, Joséphine Éléonore d’Estimauville est accusée d’avoir administré ou fait administrer un poison à son mari.  En 1841, lors du procès à Québec, le témoignage du curé Kelly en faveur de l’accusée et celui très confus d’Aurélie sa domestique, fournissent le doute raisonnable qui amène le jury à un verdict d’acquittement le jour même du début du procès.  Joséphine Éléonore est à nouveau libérée.

Le meurtre du seigneur Taché avait fait couler beaucoup d’encre dans les journaux de Québec en raison de la notoriété des familles concernées par cette affaire[4].  Joséphine Éléonore d’Estimauville devait sans doute vouloir se faire oublier.  La ville de Québec, avec près de cinquante mille habitants, devait lui sembler bien petite dans le regard des gens.  Joséphine Éléonore, à qui la tradition a attribué une beauté remarquable, ne tarde pas à trouver une porte de sortie.  Dix-neuf mois après le procès, le 18 mai 1843, la belle se remarie dans la plus stricte intimité à Léon Charles Clément (1814-1882), un veuf sans enfant notaire des Éboulements.  Le couple se réfugie loin de la grande ville, au village du nouvel époux.  Joséphine Éléonore enfantera encore six fois.

Et si l’on parlait de Marie de Lima Harvey.  Cette dernière est née à Saint-Étienne de Murray Bay le 18 octobre 1848[5] du mariage de Pierre Hervey (1807-1872) et de Flavie Dufour (1810-1904).  Son père est un marchand prospère dans l’industrie forestière et l’un des coassociés de la Société des Vingt-et-un qui contribua à l’ouverture du Saguenay.  Grâce à la situation financière de ce dernier, Marie de Lima aura une enfance aisée et verra l’élite régionale passer dans le salon familial.  Outre son père, Marie de Lima a comme généalogie patrilinéaire son grand-père Dominique Romain dit Joseph Hervé (1768-1830), Pierre Hervé (1733-1799), Sébastien Hervé (1695-1759) et le migrant Sébastien Hervet (1642-1714).

De bonne éducation, Marie de Lima fréquente les fils de notables.  Coquetterie de femme, Marie de Lima se fait maintenant prénommer Marie Aurélie Delima.   En 1868, elle se laisse faire la cour par Jules Virgile Clément (1846-1912), fils du notaire aux Éboulements.  Jules Virgile, cousin de l’homme de lettres Arthur Buies (1840-1901), est le fils de Léon Charles Clément, écuyer notaire et membre du parlement.  Clément père est bien établi.  Notaire depuis trente ans et exerçant aux Éboulements tout ce temps, ce lieutenant-colonel dans l’armée de réserve et premier maire des Éboulements est connu dans la région.  En septembre de l’année précédente, il avait été élu député bleu de Charlevoix à l’Assemblée législative.  Jules Virgile Clément est donc un fils de Joséphine Éléonore d’Estimauville, le troisième enfant du couple qu’elle forme avec le notaire. 

Si Joséphine Éléonore d’Estimauville s’était réfugiée aux Éboulements pour se faire oublier, elle n’en menait pas moins une certaine vie mondaine.  Un mois avant l’élection de son mari au parlement, elle avait organisé un mariage d’envergure pour l’une de ses filles où l’on vit défiler tout le gratin de Québec.  Le quai des Éboulements en bas, n’en dérougissait pas d’un tel va et viens de calèches et de beau monde venu à cette noce.

Après une période de fréquentations convenables, Jules Virgile Clément et Marie Aurélie Delima Harvey ne tardent pas à envisager de s’unir.  Les cérémonies entourant le mariage avaient été préparées de longue date, car Pierre Hervey, marchand très prospère, faut-il le rappeler, ne voulait pas que sa fille soit en reste après l’exubérance des noces organisées deux ans plus tôt par Joséphine Éléonore d’Estimauville.

Les amoureux scellent civilement leur union par un complexe contrat de mariage devant le notaire John Andrew Joseph Kane, qui s’est déplacé dans la maison du père de Delima à Saint-Étienne de la Malbaie le 11 janvier 1869.  Pierre Hervey, le prudent et prospère marchand, ami du notaire Kane, s’est assuré que sa fille mineure soit adéquatement protégée par la loi[6].  Le lendemain, c’est autour de l’église de bénir l’union[7].   

Le couple part habiter aux Éboulements chez le notaire et son épouse Joséphine Éléonore.

Des huit enfants connus de Joséphine Éléonore d’Estimauville, il semble que seul Jules Virgile soit demeuré aux Éboulements.  Pendant toutes les années où elle est demeurée à cet endroit, Marie de Lima, devenue Marie Aurélie Delima, mais bien vite Rose de Lima, fut la seule femme l’ayant côtoyée chaque jour, du moins après le départ de sa cadette au tout début de 1873.  Celle qui fut accusée du meurtre de son premier mari s’est-elle confiée à sa bru ? Si Rose de Lima fut confidente de la belle-mère, on peut facilement présumer qu’elle n’a connu qu’une version abrégée et largement modifiée d’un passé que la belle Éléonore avait tenté de faire oublier.  Quoi qu’il en soit, Rose de Lima Harvey n’a laissé dans sa correspondance aucune trace de secrets révélés qui nous soient parvenus.

Quelque temps après la mort de son mari en 1882[8], Éléonore prend le chemin pour Montréal où elle va vivre chez sa cadette.  Elle décédera en 1893 et son corps sera ramené aux Éboulements pour y être inhumé[9].  Josephte Joséphine Éléonore d’Estimauville a-t-elle revu George Holmes avant son décès ? Le docteur et amant avait été vu une dernière fois dans la région de Burlington au Vermont à moins de cent cinquante kilomètres de Montréal.  Holmes, bien que plus jeune, n’avait-il pas parcouru plus du double de cette distance pour matérialiser le plan qui allait lui permettre de vivre avec sa belle ?

Pour sa part, Rose de Lima Harvey, sans enfant, perd son époux en 1912.  À la fin de sa vie alors qu’elle est malade, Rose de Lima est placé à l’hospice Sainte-Anne de la baie Saint-Paul où elle décède le cinq décembre 1928.  Deux jours plus tard, ce sont ses neveux, Gaston (1874-1932) et Dorville Harvey (1878-1956)[10] qui la portent en terre[11].

Celle qui venait d’être inhumée sous le nom de Rose de Lima Harvey, n’en avait pas moins une belle-mère très célèbre.

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Tiré de :

[1] BAnQ., Registre de la basilique Notre-Dame de Québec, 16 juillet 1834.

[2] Ibid., 31 août 1816.

[3] La seigneurie de Saurel sous le régime français fut renommée William-Henry en 1787, sous le régime anglais.  La seigneurie conservera ce nom jusqu’en 1862.  Le nom original reprendra alors presque ses droits puisque l’endroit sera nommé Sorel.  Si le greffier du gouvernement l’avait bien orthographié, Sorel s’écrirait encore Saurel, du nom de Pierre de Saurel, son seigneur.

[4] BAnQ., Revue du journal Le Canadien de 1839 et 1841.

[5] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Étienne de la Malbaie, 19 novembre 1848.

[6] A.N.Q., GN. Minutier John Andrew Joseph Kane, no 324, 11 janvier 1869.

[7] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Étienne de la Malbaie, 12 janvier 1869.

[8] BAnQ., Registre de la paroisse L’Assomption-de-la-Sainte-Vierge des Éboulements, 31 août 1882.

[9] Ibid., 28 juin 1893.

[10] Dorville Harvey est celui qui en 1918, acheta un commerce d’embouteillage à La Malbaie et décrocha la franchise lui permettant d’embouteiller le Coca-Cola pour le territoire qui va de Saint-Tite-des-Caps à Forestville tout en produisant les produits de marque « Harvey » comme la bière du même nom.

[11] BAnQ., Registre de la paroisse L’Assomption-de-la-Sainte-Vierge des Éboulements, 5 décembre 1928.