14. Agnès Bouchard

Agnès Bouchard, deuil après deuil (1741 à 1744) 

Comme ses voisins, Sébastien devait assumer bien des tâches indispensables pour entretenir sa famille, tâches qui l’obligeaient à vivre la plus grande partie de son temps en dehors de la maison.  Il fallait progressivement agrandir la surface labourable, par de pénibles abattis tout en assumant les travaux de semis et de récolte.  L’alimentation des animaux était relativement simple en été ; les quatre cochons et la vingtaine de volailles pouvaient bien recevoir leur nourriture de la main des enfants, la quinzaine de moutons, la dizaine de bêtes à cornes et le « petit cheval de fer » brouteraient jusqu’à l’automne le foin de grève[1].  Il était cependant nécessaire de prévoir la période hivernale et souvent, pour compenser le fourrage insuffisant on avait recours au varech, en particulier aux « flammes »[2] qu’on devait ramasser à marée basse, transporter, sécher et entreposer.  Le fleuve était généreux en poissons de toutes sortes et la batture en «sangsues »[3] pour les attraper, mais c’était aussi un travail qui exigeait du temps, même si les enfants pouvaient fournir une aide à leur mesure.

Sébastien devait aussi apporter sa collaboration à la pêche à marsouins qui était maintenant en exploitation[4].  En plus des pénibles séances d’abattage, de dépeçage et d’extraction de l’huile lorsque les bêtes étaient au rendez-vous il fallait, tous les printemps, réinstaller le piège qui exigeait la coupe de centaines de jeunes arbres sur les terres de la communauté

Il serait difficile de dresser l’inventaire complet de toutes les tâches imposées par cette vie insulaire comme, par exemple, la construction et l’entretien des lourds canots qu’ils concevaient eux-mêmes pour les nombreuses traversées nécessaires vers la côte nord et, parfois, vers la plus lointaine côte sud.

Il fallait absolument quelqu’un pour prendre en charge la maisonnée et Marie-Anne, qui était certainement devenue une aide précieuse pour sa mère, ne pouvait assumer seule toute la responsabilité.  On fit donc appel à une vieille fille de trente et un ans, celle dont l'histoire avait fait scandale treize ans plus tôt en mettant au monde un enfant naturel, Agnès Bouchard .

La jeune sœur d’Agnès Bouchard, Catherine (1715-1778), avait épousé André Tremblay (1719-1804), l’avant-dernier fils de Louis et, par conséquent, beau-frère de Sébastien.  Le jeune couple venait de s’installer sur la Côte de La Baleine en faisant l’acquisition de la terre réservée par Louis en 1728[5].  L’inauguration du registre de la paroisse Saint-Louis-de-France se fera d’ailleurs par l’inscription du baptême de leur deuxième enfant, Marie-Anne (1741-1770), le 28 mars 1741[6].

Comme on le constate encore, le tissu social de ce petit monde était tricoté serré par les liens familiaux qui s’entrecroisaient et il fut probablement évident qu’Agnès était la personne libre toute désignée pour remplacer Rosalie dans la demeure de Sébastien maintenant âgé de quarante-six ans.  Le code moral devait sûrement imposer certaines règles comme, peut-être, l’obligation pour Agnès de dormir chez un voisin, mais la nature humaine contourne souvent les obstacles en certaines circonstances.

Plus jeune que Sébastien de quinze ans, on peut imaginer que cette femme était encore belle et ardente de sorte que, promiscuité aidant, elle se retrouva enceinte au cours de l’été.  Les circonstances étaient telles que le fait d’avoir devancé l’œuvre pouvait être vu charitablement comme un mariage de facto, mariage qui fut officialisé religieusement dès l’automne, soit le 27 novembre 1741.

C’est la copie civile du registre de Baie-Saint-Paul qui nous raconte l’événement.  Sébastien et Agnès reçurent la bénédiction nuptiale du curé missionnaire Chaumont qui assumait les fonctions curiales à Petite-Rivière-Saint-François, après avoir publié les trois bans requis pendant les messes des dimanches précédents soit les 12, 19 et 26 novembre.  Puisque la cérémonie avait lieu dans la paroisse de la mariée, les Bouchard étaient nombreux parmi les témoins : outre son père François (1674-1756) meunier et capitaine de milice de la côte, Agnès était assistée par des frères, des oncles et des cousins. Sébastien avait fait la traversée avec Joseph Simon Savard qui portait fièrement son titre d’officier de milice (autrement dit le policier de l’époque) et quelques autres témoins que le mauvais état du document ne nous permet pas de tout identifier.  Notons également la présence de quelques Tremblay résidents à la Petite-Rivière.

Exactement trois mois plus tard, soit le 27 février 1742[7], Agnès donnait naissance à des jumeaux auxquels on donna les prénoms de Pierre Dieudonné et Joseph Dieudonné.  Ils furent baptisés dans l’église Saint-Louis, le premier jour d’avril, le même jour que Madeleine Brisson et Thècle Tremblay lorsque le curé de Baie-Saint-Paul put traverser à l’île[8].

Le choix des prénoms est assez curieux, car il y avait déjà un Pierre parmi les enfants de Sébastien et le deuxième prénom, Dieudonné[9], doit avoir une signification ; il est cependant difficile de savoir laquelle. Si on avait voulu noter ainsi que, sans nécessairement avoir été conçus par l’opération du Saint-Esprit, les jumeaux n’étaient pas de Sébastien, il faudrait que l’hypothèse très crédible émise quelques paragraphes plus hauts soit remplacée par celle d’un mariage arrangé à la suite d’un certain marchandage ; mais dans ce cas, qui aurait pris soin de la famille Hervé depuis la mort de Rosalie, Marie-Anne, l’aînée de Sébastien peut-être ? Aucun document de l’époque ne peut trancher la question.  Nous nous en tiendrons à l’image d’un Sébastien amoureux d’une femme ayant déjà suffisamment payé pour ce qu’on lui avait fait subir dans sa jeunesse  et qui pouvait enfin jouir d’un foyer bien à elle même si, pour cela, elle devait assumer le lourd fardeau laissé par une autre.

Agnès venait de donner naissance à deux enfants que, cette fois, elle pourrait garder sans honte, mais le destin, comme pour la punir encore, devait continuer à s’acharner sur elle.  Le quatre avril, à peine âgé d’un mois et demi, le petit Joseph décédait[10] et il fut suivi de l’autre Dieudonné le onze du mois suivant[11].  Les deux premières funérailles inscrites au registre de la paroisse furent celles des jumeaux d’Agnès et de Sébastien[12].  On ne sera pas surpris de noter que l’acte de sépulture, remplit par le prêtre, ne comporte pas les noms des parents.  Ce dernier connaît la famille et l’histoire relatée dans les paragraphes ci-haut.

Il est certain que les épreuves de la famille Hervé étaient partagées par toute la communauté familiale.  La compassion et les encouragements circulaient vite sur les sentiers de berge, car le voisinage était facilité par l’étroitesse des terres, un découpage seigneurial propre au développement agricole de la Nouvelle-France.

Les malheurs qui touchaient parfois l’une ou l’autre des familles n’empêchaient cependant pas la vie de suivre son cours : les tonnes de hareng continuaient à venir engraisser les terres fertiles, et progressivement, une génération de défricheurs se préparait à laisser la suivante construire sur ses fondations comme la précédente venait de le faire…

Louis Tremblay, le patriarche de soixante-quinze ans décidait en cette année 1742 de donner son bien[13] à son gendre Bonaventure Dufour marié à Élisabeth, la plus jeune de ses filles, en s’assurant par contrat qu’il pourrait vivre quand même dans sa maison avec sa quatrième épouse Madeleine Marquis (1675-1747).  En conséquence, Bonaventure demeurera sur la terre de Louis à Petite-Rivière et vendra sa concession de La Baleine[14], retardant encore l’établissement des Dufour sur l’île.  Cette concession, située entre celle d’Ignace Brisson et la pointe du « bout d’en haut » non encore concédée, sera achetée par Étienne Debien pour l’établissement de son fils aîné, Étienne (1719-1783).

Pendant ce temps, sur la seigneurie des Éboulements et à l’exemple de bien des femmes riches héritières à l’époque de la Nouvelle-France, c’est Marie Roussin (1669-1752), veuve de Pierre, le frère aîné de Louis, qui règne comme une reine mère.  C’est elle par exemple qui concédera une propriété au curé Chaumont pour l’établissement de la fabrique de la nouvelle paroisse[15] et qui donnera quittance du tiers de la seigneurie à son fils François (1702-1778)[16].

Sur l’île, les champs furent peut-être épargnés par l’envahissement des chenilles et les humains par l’épidémie de typhus, des maux qui sévirent dans toute la colonie entre 1742 et 1744, mais Sébastien n’avait pas encore vu le bout de ses épreuves.  Un an après le décès des jumeaux, leur mère Agnès alla les rejoindre au cimetière le 2 mai 1743.  Elle n’avait que trente-trois ans lorsqu’elle décéda la vieille.  Agnès était avec Sébastien depuis moins de dix-huit mois.  Son père, François Bouchard (1674-1756) son oncle Antoine, Joseph Simon Savard, Dominique Bonneau dit Labécasse (1691-1755), Joseph Marie Lavoye (1731-1799)…

« … et toute la paroisse vinrent aux funérailles »[17].

Cette longue série de décès n’était pas encore terminée et Sébastien n’eut guère plus d’un an pour se consoler avant d’apprendre le décès de sa mère.  C’est à l’Hôpital Générale de Québec qu’était décédée Françoise Philippeau à l’âge de quatre-vingt-un ans le 24 juillet 1744.

La famille Hervé perdait ainsi le dernier maillon qui la rattachait à l’ancienne France ; la Nouvelle-France appartenait à ceux qui y étaient nés… mais pour peu de temps encore.

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[1] Évaluation du nombre d’animaux en diminuant un peu celui de l’inventaire de 1749 que l’on verra plus loin.

[2] Grands rubans ondulés d’un à deux mètres de long et de 10 à 20 cm de large qu’on trouve encore facilement sur les battures de la Pointe de l’Islet. (Voir aussi : MAILLOUX, Alexis. Histoire de l'Île-aux-Coudres depuis son établissement jusqu'à nos jours. Avec ses traditions, ses légendes, ses coutumes. Montréal, La Compagnie de lithographie Burland-Desbarats, 1879, p. 7.)

[3] Ce mot inapproprié était celui qu’utilisaient les gens de l’Isle pour désigner une sorte de vers bruns (probablement du groupe des polychètes) au corps un peu ovale et muni de cirrhes latéraux et de pinces qui émergent à un bout. Alexis Mailloux en parle en page 8 dans son « Histoire de l'Île-aux-Coudres depuis son établissement jusqu'à nos jours » citée précédemment.

[4] A.S.Q., Manuscrit 435, p 148.

[5]  A.S.Q., Seigneurie 46, note ajoutée au document de concession No 13 Bis. 

[6] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France de L’Île-aux-Coudres, 28 mars 1741. 

[7] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, le 1er avril 1742.  Date mentionnée par le curé. 

[8] Ibid. 

[9] Dieudonné n.m. Donné de Dieu, surnom attribué à des fils de princes dont la naissance est regardée comme une faveur directe du ciel.  Dans : BÉLISLE, Louis-Alexandre. Dictionnaire Bélisle de la langue française au Canada. Montréal, Éditions Leland Limitée, 1957, 1390 pages. 

[10] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, le 5 avril 1742. 

[11] Ibid., le 12 mai 1742. 

[12]  MAILLOUX, Alexis. Histoire de l'Île-aux-Coudres depuis son établissement jusqu'à nos jours. Avec ses traditions, ses légendes, ses coutumes. Montréal, La Compagnie de lithographie Burland-Desbarats, 1879, Page 21. 

[13] A.N.Q., GN. Minutier Michel Lavoye, 16 octobre 1742.

[14] Ibid., 13 juillet 1744.

[15] Ibid., 28 décembre 1743.

[16]  Ibid., 3 juillet 1744 

[17] BAnQ., Registre de Saint-Louis-de-France, 1er mai 1743.