06. Françoise Philippeau
Québec
À son retour à Québec, Sébastien vécut un dépaysement dans cette ville qui l’avait accueillie environ quinze ans plus tôt et où vraisemblablement il n’avait pas mis les pieds depuis. Presque toute la basse-ville avait été reconstruite en raison de l’incendie qui l’avait rasée à l’été 1682. À son grand étonnement, les maisons étaient maintenant toutes construites en pierre, en mi-colombage ou mi-pierre comme l’avait ordonné le conseil souverain[1]. Sébastien savait que dans cette ville où il abordait, plus qu’à Ville-Marie, la valeur des gens était mesurée à l’aune de leurs richesses, de leur notoriété et de leur rang. Il allait donc en tenir compte encore plus qu’il ne l’avait fait depuis son arrivée en Nouvelle-France.
Sébastien, après s’être établi à Québec, multiplia les amitiés avec d’anciennes connaissances de Ville-Marie comme Jacques Le Ber[2] ancien associé de feu Charles Bazire et Geneviève Macard (1649-1724) la femme de ce dernier, remariée au lieutenant du Roi au gouvernement de Québec, ainsi qu’avec des commerçants de Québec œuvrant dans la fourrure. Parmi ses relations d’affaires, on retrouve des marchands influents de Québec comme François Hazeur, Jean Sébille, Denis Riverin (1650-1717) et Pierre Constantin (1666-1750). C’est sans doute grâce à leur appui qu’il put ouvrir boutique à Québec et se livrer à son métier de potier d’étain tout en poursuivant le commerce et la traite des fourrures. Dès 1690, Sébastien avait pris place parmi la communauté du monde des affaires de la vieille ville et il ne fut pas long à se joindre à la Compagnie de la Colonie dès sa formation en 1700 ; la compagnie avait pour but d’exploiter la traite des pelleteries entre la Nouvelle-France et la métropole.
Françoise Philippeau, le tournant de sa vie et de la nôtre
C’est à Québec en 1688 que Sébastien Hervet fait la connaissance de Françoise Philippeau, veuve de Louis Marien (1653-1688) depuis peu. Françoise est née dans la paroisse de Saint-Étienne d’Ars-en-Ré, sur l’Île-de-Ré dans l’ancienne province de l’Aunis en France le 20 mars 1663. Migrante, Françoise est arrivée en Nouvelle-France vers 1667 avec ses père et mère, ainsi que ses deux sœurs Madeleine (1664-1748) et Jeanne (1666-1708). Son arrivée se situe entre la naissance de sa sœur Jeanne en 1666 en France et la naissance de son frère Louis à Québec le 28 avril 1668. Elle est la fille d’un maître tailleur d’habit œuvrant à Québec, Claude Philippeau (1638-1713) et de dame Jeanne Énard (1638-1694)[3]. Françoise, qui est l’aînée de la famille, verra naître quatre de ses frères et sœurs en Nouvelle-France, Louis (1668-1754), Anne (1669-1703), Jacques (1672-1704) et Louise (1674-1702). Claude Philippeau devait bien chercher à trouver un second mari pour sa fille. Il venait probablement de trouver le gendre parfait, car à l’époque, bien que ce ne fût pas toujours possible, on essayait de marier ses filles en fonction des affinités traditionnelles de France comme la même aptitude à signer chez les deux époux, ce que Sébastien et Françoise possédaient, et la même appartenance sociale, le père de Françoise était artisan tout comme Sébastien.
Françoise Philippeau s’était mariée une première fois alors qu’elle venait d’avoir treize ans à Louis Marien originaire de Gardes-le-Pontaroux dans l’ancienne province française de l’Angoumois. Le couple avait eu quatre enfants. Après la naissance de leur premier enfant à Québec, Anne Françoise (1677-1749), la famille s’était établie à Saint-Michel-de-la-Durantaye[4] au moment de la fondation de la seigneurie de La Durantaye, car Louis Marien, qui y était « au nombre des tout premiers colons »[5], y est qualifié d’« habitant non déclaré » au recensement de 1681 ; la naissance de leur premier fils prénommé Gentien y était d’ailleurs survenue l’année précédente[6]. Le baptême de leur deuxième fille, Marie (1681-1760), est enregistré à L’Islet au début de cette année-là. À la naissance de leur fils Louis (1684-post.1701), le 24 décembre 1684, la famille est de retour dans la Basse-Ville de Québec et le père y pratique alors le métier de matelot. Le baptême de son deuxième fils sera la dernière apparition du père dans les registres de la colonie. S’est-il noyé ? Possiblement puisque son corps ne fut pas inhumé à Québec ni ailleurs en Nouvelle-France apparemment. Françoise se retrouve donc veuve avec trois jeunes enfants sur les bras.
Le 9 février 1688, ce n’est pas un hasard si le serrurier, armurier et arquebusier Pierre Prud’homme (1658-1703) demande à Sébastien d’être témoin de son mariage à Québec alors qu’il s’unit à Anne Andrée Chasle (1669-1720)[7]. Sébastien connaît le jeune Prud’homme de son passage à Ville-Marie. Ce dernier en 1681, demeure chez son beau-père Pierre Verrier dit La Saulaye troisième époux de sa mère, Roberte Gadois[8]. On se souviendra que Sébastien et François Hervet, un possible parent, servirent de témoins à Verrier lors de son mariage en 1673. De plus, Verrier est charpentier, un confrère de travail, le voisin de Sébastien en 1681 à Ville-Marie. Que le monde est petit quand un si grand territoire ne compte pas encore dix mille âmes. Les neveux de Sébastien, les fils Étienne et Jacques de Renée Hervet, assistent également à la cérémonie.
Le 27 juillet, devant le notaire Paul Vachon, il assiste à la signature du contrat de mariage entre son neveu Gabriel Thibierge (1654-1726) et sa seconde femme, Marie Madeleine Lepage (1672-1754)[9].
Le 17 octobre suivant, Sébastien est présent lors de la signature de deux contrats de mariage engageant deux autres de ses neveux. D’abord, celui qui unit Étienne Thibierge à Jeanne Chasle puis celui de Jacques Thibierge et de Marie Anne Joly. Outre la signature de Sébastien, on voit celles du gouverneur (1685-1689) Jacques René Brisay de Denonville et celle de l’intendant (1687-1702) Jean Bochart de Champigny[10]. Comme nous le verrons, Sébastien tissera des liens serrés avec ces hommes puissants.
Le lendemain, Sébastien assiste au double mariage de ses neveux. Jacques Thibierge (1664-1732) arquebusier et armurier du Roy, épouse Marie Anne Joly (1671-1698) et Étienne Thibierge (1663-1740) tonnelier qui épouse Jeanne Chasle (1672-1702)[11], la sœur de la femme du protégé de Sébastien, Pierre Prud’homme.
Tous ces mariages de 1688 lui ont-ils donné des idées…
Sébastien contracte mariage avec Françoise devant le notaire Gilles Rageot le 9 janvier 1689 avec chacun une brochette de parents et d’amis. La coutume de passer un contrat de mariage devant un notaire était généralisée au XVIIe siècle. Outre le fait d’établir le cadre juridique de la future union, le contrat de mariage avait aussi une fonction sociale ; sa signature était un événement auquel les futurs époux désiraient faire participer le plus de monde possible[12]. Les biens des tourtereaux Sébastien et Françoise seront un et communs.
Sébastien doue[13] sa bien-aimée de la somme de cinq cents livres ; le préciput[14] d’égale valeur sera réciproque. Les enfants : Françoise, Marie et Louis seront nourris et entretenus aux dépens de la nouvelle communauté jusqu’à l’âge de seize ans. Un peu plus tôt, le même jour, la fiancée avait assisté à l’inventaire des biens appartenant à la communauté qu’elle formait avec Louis Marien et qu’il fallait partager entre elle et ses trois enfants[15].
La bénédiction nuptiale entre les époux Sébastien Hervet et Françoise Philippeau est célébrée par le curé François Dupré (1648-1720) le 10 janvier 1689, à l’église Notre-Dame de Québec[16], devant les témoins Paul François Chalifour (1663-1718), l’époux de Jeanne, la sœur de Françoise, et Nicolas Gervaise (1666-1750), le fils d’un ami de Sébastien du temps de Ville-Marie et aussi le cousin du témoin Chalifour. À l’évidence, la rencontre de Sébastien avec Françoise fut probablement facilitée par les Chalifour et les Gervaise.
Sébastien Hervet a quarante-sept ans lorsqu’il épouse Françoise Philippeau, la jeune veuve de vingt-sept ans, mère de trois enfants.
Au début de leur union, le couple semble avoir vécu dans la maison des Philippeau, « sur la rue comme l’on va de la Haute-Ville à la Basse-Ville de Québec » (aujourd’hui la Côte de la Montagne).
Sébastien et Françoise auront cinq enfants, entre 1689 et 1700. Marie Renée (1689-1764) François (1692-1694), Sébastien, le fils (1695-1759), Marie Charlotte (1698-1757) et Jean Baptiste (1700-1718).
On ne connaît pas le degré de ferveur religieuse qui habite Sébastien. Né sous l’Édit de Nantes dans une province à mi-chemin entre catholicisme et protestantisme, il semble avoir été un pratiquant engagé comme la plupart des bourgeois de son temps. Sa sœur Renée est une dévote affirmée : deux de ses filles entreront en religion, un de ses fils passera sa vie au Séminaire de Québec et un autre sera marguillier de la paroisse Notre-Dame. Dix de ses petites-filles deviendront religieuses, la plupart hospitalières avec mère Saint-Joachim, leur tante Catherine Thibierge (1681-1757) supérieure de l’Hôtel-Dieu de Québec[17]. En 1689, Sébastien « s’est enrollé pour le titre de la Confrérie de Ste Anne pour participer aux prières de la ditte Confrérie Et a aumosné pour son entrée la somme de vingt sols et promis payer pour chaque année pareille somme de vingt sols... » et il s’y conformera jusqu’à sa mort[18]. La même année, sa sœur Renée adhérait à cette confrérie. Françoise, son épouse, joindra la confrérie le 6 juillet 1705[19].
Sébastien devait être consterné en juillet 1689 lorsqu’il apprit la mort de Jeanne Danis, « massacrée par les sauvages le 12 juillet » [20], alors qu’elle n’était âgée que de seize ans seulement. Il avait connu Jeanne enfant à Ville-Marie ; elle était la fille d’Honoré Danis dit Tourangeau, son voisin d’alors.
C’est le 13 octobre 1689 que naîtra et sera baptisé à l’église Notre-Dame de Québec le premier enfant du couple. Elle prend le prénom de Marie Renée et a pour marraine sa tante Marie Renée Hervet épouse d’Hypolite Thibierge. C’est Charles Catignon (1647-1714), le garde-magasin du roi[21] et ami de Sébastien qui est son parrain. Le patronyme a déjà commencé à se modifier, Marie Renée portera celui d’Hervé[22] comme pour la plupart des autres enfants à venir de Sébastien et Françoise.
En avril de l’année suivant son propre mariage, Françoise Philippeau voit sa jeune sœur Anne, la cinquième de la famille, épouser Thomas Barthélemy (1669-1722), un maître tailleur d’habits de Québec. Sébastien agit comme témoin à la cérémonie[23].
Comme on l’a vu, le contrat de mariage avait une fonction sociale et les futurs époux ne manquaient pas de faire participer le plus de monde possible à sa signature. Sébastien ne ratait aucun de ces événements lorsqu’il y était invité par un membre de sa famille élargie où par une connaissance. On retrouve sa signature sur des dizaines de ces contrats de mariage pendant la période où il vécut à Québec. Le 9 avril 1690, tout comme une quinzaine d’autres invités, il est encore présent lors de la signature du contrat de mariage d’une des filles de sa sœur Renée, Marie Anne Thibierge (1669-1705), qui épousera Martin Cheron (1663-1717), un Blésois bourgeois marchand et garde magasin du Roy qui, dans une vingtaine d’années, deviendra membre du Conseil supérieur de Québec à titre de conseiller[24].
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[1] DUBÉ, Pauline. La Nouvelle-France sous Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre. Lettres, mémoires, instructions et ordonnances, Sillery, Septentrion, 1993, page 60.
[2] Jacques Le Ber a toujours vécu à Montréal. Il deviendra l’un des principaux actionnaires de la Compagnie de la Colonie où Sébastien y sera sergent d’armes. Comme les réunions des dirigeants de la compagnie se tiendront à Québec, les contacts entre les deux hommes qui s’étaient connus à Montréal seront fréquents.
[3] Le patronyme est connu en France et à l’arrivée de Jeanne comme étant « Esnard ».
[4] Aujourd’hui appelé Saint-Michel-de-Bellechasse.
[5] ROY, Léon. Les premiers colons de la rive sud du Saint-Laurent : de Berthier-en-bas à Saint-Nicolas, 1636-1738, tiré en partie de l’Histoire de la seigneurie de Lauzon, de Joseph-Edmond Roy. Lévis, Société d’histoire régionale de Lévis, 1984, page 339. 435 pages.
[6] En 1689, lors du mariage de Françoise et Sébastien, Gentien n’est plus.
[7] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Québec, 9 février 1688.
[8] LAFONTAINE, André. Recensements annotés de la Nouvelle-France 1681. Sherbrooke, A. Lafontaine, 1981, page 130.
[9] A.N.Q., GN. Minutier Paul Vachon, 27 juillet 1688.
[10] A.N.Q., GN. Minutier François Genaple de Bellefonds, 17 octobre 1688. Contrat de mariage entre Étienne Thibierge et Jeanne Chasle. Et contrat de mariage entre Jacques Thibierge et Marie Anne Joly.
[11] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Québec, 18 octobre 1688.
[12] A.N.Q., GN. Minutier Gilles Rageot, N° 3676, 9 janvier 1689. Bien que presque disparue aujourd’hui en raison des lois protectrices, cette coutume existait encore sous une forme plus modeste au début des années soixante-dix au siècle dernier ; lors de ma première union, j’ai contracté mariage devant notaire à l’insistance de mes parents qui l’avaient fait, comme leurs parents avant eux l’avaient fait également. Même après deux cent quatre-vingt-cinq ans, la coutume n’avait pas terriblement changé au moment de mon premier mariage en 1974 ; tout comme Sébastien et Françoise, nos biens allaient être un et communs et comme lui, j’avais doué ma future épouse, dans mon cas des meubles de notre logis.
[13] Du verbe français du XIIe siècle « doer » et signifiant « doter de ».
[14] Il s’agit d’un avantage matrimonial conféré par contrat de mariage à un époux survivant consistant, pour son bénéficiaire, dans le droit de prélever avant tout partage, sur la masse commune, lors de la dissolution de la communauté, un bien déterminé ou une somme d’argent.
[15] BIZIER, Hélène Andrée et Jacques LACOURSIÈRE, Nos Racines, l’histoire vivante des Québécois. Saint-Laurent, Les Éditions Transmo Inc., 1981. Chapitre 92, Nos grandes familles, Les Harvey, Troisième couverture.
[16] JETTÉ, René, « Sébastien Hervé », Dictionnaire généalogique des familles du Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1983, page 567 et BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Québec, 10 janvier 1689.
[17] THIVIERGE, Robert. 1662 de Blois à l’Île d’Orléans. Montréal, À compte d’auteur, 2021, pages 171, 184, 201 et 222.
[18] Une bulle du pape Alexandre VII accordait des indulgences à la confrérie de Sainte-Anne de Québec le 11 décembre 1660 : une indulgence plénière le jour de l’admission, une à chaque année à la fête de Sainte-Anne et plusieurs autres. Les règlements promulgués par Monseigneur de Laval en 1678 insistaient sur la sanctification personnelle, la communion fréquente, des visites à la chapelle de Sainte-Anne, l’assistance à la messe et l’aumône. Monseigneur de Saint-Vallier fit confirmer la confrérie par une bulle du pape Innocent XII le 24 juillet 1694.
[19] A.S.Q., Polygraphe 29, No 16, pages 109, 115 et 205.
[20] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Ville-Marie, 12 juillet 1689.
[21] MOUSSETTE, Marcel, Site du Palais de l’intendant (Le) : Genèse et structuration d’un lieu urbain, Québec, Éditions du Septentrion, 1994, 232 pages.
[22] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Québec, 13 octobre 1689.
[23] BAnQ., Registre de la paroisse Notre-Dame de Québec, 10 avril 1690.
[24] A.N.Q., GN. Minutier Gilles Rageot, 9 avril 1690.