18. La fin de Sébastien Hervé…

La fin de Sébastien… et de la Nouvelle-France (1756 à 1760) 

Pendant que la famille Hervé s’éparpillait progressivement autour de L’Isle-aux-Coudres, la Nouvelle-France devenait un pion sans grande importance sur l’échiquier mondial.  Après avoir laissé la vallée de l’Ohio aux mains du commandant Washington, coupant ainsi le lien entre Québec et la Louisiane, la Mère Patrie assistait à la ruine de sa marine lors d’une audacieuse entreprise contre l’Angleterre.  En 1756, la guerre de Sept Ans commençait donc avec l’avantage de l’Angleterre pour la conquête des colonies.

Sans télévision, ni postes de radio, ni journaux, les gens de L’Isle-aux-Coudres et de Saint-Roch-des-Aulnaies ne voyaient probablement pas venir les sombres nuages qui allaient obscurcir leur quotidien dans moins de quatre ans.  Pourtant, la terrible déportation des Acadiens, l’année précédente leur était déjà connue.  Les premières familles à s’échapper du bourbier anglais de l’Acadie avaient commencé à arriver depuis 1741 sur la rive sud du fleuve entre Lévis et Notre-Dame-du-Portage, une région qui deviendra bientôt une « Cadie »[1]

Sur l’Isle, les 17 et 18 novembre 1756, deux mariages viendront terminer l’envol des oisillons Hervé[2].  

Marie Magdeleine épouse Jean Debien qui, disons-le tout de suite, sera veuf dans deux ans, car la petite dernière de Sébastien décédera à dix-neuf ans[3].  

Il n’en sera pas ainsi pour Pierre qui, le lendemain, épouse Magdeleine Tremblay, car, comme son frère Dominique, il sera pour cette génération l’un des deux ancêtres des Harvey du Québec.  Encore une fois, une dispense sera nécessaire pour une parenté déclarée au deuxième degré, mais la réalité est un peu différente, car Guillaume, l’oncle de Pierre et père de la jeune épouse, n’était que le demi-frère de la mère de Pierre.  La consanguinité se limitait donc à deux degrés et demi.  Le couple eut de nombreux enfants suffisamment sains pour procréer généreusement à leur tour.  

Et l’on écrivit à propos de cette période qui vit la célébration de quatre mariages en deux jours : 

« Je ne surprendrai personne si je dis que tous les habitants de l’île dûrent se trouver dans des fêtes de trois ou quatre jours consécutifs, et qu’on dut secouer les cotillons et faire force révérences dans les menuets, dansés par les vieux et les vieilles, car cette dernière danse était la grande danse du temps. »[4] 

Comme mentionné précédemment, Sébastien n’assiste pas au mariage de Pierre ni à celui de sa cadette, Marie Magdeleine.  Dans l’état de Sébastien, à presque soixante-deux ans, on ne traverse pas le grand fleuve en barque à la fin novembre. 

Pendant ce temps, à Saint-Roch-des-Aulnaies, Sébastien qui voit peut-être venir la fin passe beaucoup de temps à l’église.  Le registre du curé Charles Mangue Gareault dit Saint-Onge, celui qui avait quitté la curie de Saint-Louis-de-l’Isle en 1750, montre que Sébastien est présent à toutes les funérailles[5].

Pour démontrer la piété de Sébastien, ce témoignage, bien qu’authentique, n’est que partiel, mais on peut extrapoler en constatant que, pour le contrat de mariage de sa fille Rose[6] chez le notaire Dionne, deux curés sont présents comme amis.

« … de la part de lad. Demoiselle marie rosalie hervé et dud Sr son pere ; messire gareault pretre curé de ladt paroisse son amis ; messire joseph romain dolbec, pretre curé de la paroisse de notre dame de bonsecourt aussy son amis… » [7] 

Lors de la cérémonie nuptiale, le jour suivant, c’est le curé de Notre-Dame de Bonsecours de L’Islet, Joseph-Romain Dolbec (1717-1777), qui fut le célébrant « Sous le bon plaisir de monsieur Gareault » [8]Rose dite Marie Rosalie épousait Jean Hamon (1716-1760), un veuf de quarante et un ans qui avait cinq filles âgées de deux à seize ans et un garçon de onze ans. 

À l’automne 1757, le jeune Dominique reçoit de son frère Zacharie les quinze livres pour sa part de terre héritée de sa mère[9] et agrandit son domaine en rachetant à peu près l’équivalent de sa belle-sœur Marie Dorothée Savard, veuve de Joseph François Bouchard. 

Sébastien a-t-il continué d’avoir des contacts avec ses deux sœurs de Québec toutes ces années ?  On peut le croire, considérant qu’il a côtoyé ses sœurs longtemps, n’ayant quitté définitivement le domicile familial qu’à l’âge de vingt-trois ans.  Comme on l’a vu, il était courant pour les insulaires impliqués dans les pêches à marsouins de se rendre à Québec pour y vendre leur huile de marsouins à des marchands.  Comme il en avait l’opportunité, si Sébastien s’y est rendu jusque vers le milieu des années 1740 avant que son fils Dominique ne prenne la relève, il a sûrement profité de ces voyages pour visiter sa famille.  Quoi qu’il en soit, comme tous les enfants du migrant ont appris à lire et écrire, on peut imaginer sa sœur aînée Marie Renée, qui écrit à Sébastien pour l’informer du décès la cadette Marie Charlotte le 11 octobre 1757.  Marie Charlotte était invalide et hospitalisée à l’Hôpital général de Québec.  On sait bien peu de cette jeune sœur qui est demeurée célibataire toute sa vie.  Était-elle grabataire depuis longtemps ?  

En 1758, Sébastien continue à se rendre souvent à l’église[10].  

Le seize mars à Saint-Roch-des-Aulnaies Rose Hervé fait baptiser Marie Rosalie Hamon[11]

En avril la comète de Halley, qui n’avait pas encore été baptisée, fit son apparition dans le ciel[12] et on peut se demander quel bon ou mauvais présage lui fut attribué par les gens de la région, ignorant la cause de ce phénomène astronomique.  Quoi qu’il en soit, au cours de l’été, une nouvelle capitulation de la forteresse de Louisbourg n’était certainement pas de bon augure pour les habitants de la Nouvelle-France.  En effet, au début du mois de juin 1758, une flotte de quarante navires de guerre équipés de mille huit cent quarante-deux canons, escortée de cent vingt-sept vaisseaux transportant plus de quatorze mille hommes de troupe et douze milles marins, se présenta au large de Louisbourg.  C’était la plus imposante force armée jamais rassemblée par la Grande-Bretagne en Amérique du Nord.  Après près de deux mois de combats, la France capitulait[13].

Sébastien apprendra-t-il la tragédie qui se déroule sur son Isle-aux-Coudres à compter du 21 octobre 1758 alors qu’une épidémie terrible emportera neuf personnes, dont sa petite Marie Magdeleine,[14] le 22 novembre ?  Probablement et la douleur d’apprendre ce décès fera son œuvre chez lui également.

L’année 1759 commence par la fin officielle de la biographie de notre ancêtre Sébastien Hervé né à la fin du XVIIe siècle, le 19 janvier 1695 dans la Basse-Ville de Québec ; il s’éteint à Saint-Roch-des-Aulnaies à l’âge de soixante-quatre ans, un mois et dix jours, le 7 mars 1759[15].  Il est inhumé le jour suivant :

« Le huit mars mil Sept Cent Cin Quante neuf, par nous sousigné pretre de la paroisse de St Roc a eté inhumé dans le Cimetière avec les Cérémonies accoutumées Le Corps de Sébastien hervé agé de Soixante Et quelques années mort le Sept du même mois Et an que dessus après avoir été muni de tous Les derniers Sacrements. Les témoins de sa Sépulture Sont jean hamon et roch Lebel Lesquels ont declarés ne scavoir Signer de Ce Enquis Suivant lordonnance. Gareault ptre »[16].

Puisqu’il n’est pas question, comme dans des textes voisins rédigés de la même main, ni de mort subite ni d’extrême onction, Sébastien a sûrement vu venir la mort avec l’assistance de son curé, recevant tous les encouragements d’usage, après confession et communion. 

Il fut mis en terre dans un cimetière où la terre était encore celle de la Nouvelle-France, sans savoir ce qu’allaient bientôt vivre les habitants de la colonie, en particulier la petite communauté qu’il avait choisie pour finir ses jours et où vivaient maintenant deux de ses filles. 

Deux mois après la mort de Sébastien, en mai « 15 navires anglais sont signalés à la hauteur du Bic »[17]« Où le père a passé passera bien l’enfant! »[18]  Phips avait tracé le chemin en 1690, Wolfe le prend à son tour.  C’était le début de la fin, la conquête et le siège de la Capitale se préparait.  Les miliciens reçurent l’ordre de se rendre à Québec pour défendre la ville et la plupart des hommes en âge de combattre, c’est-à-dire de « 16 60 ans » [19] se mirent en route.  Les époux de Marie Anne et de Rose Hervé, Jacques Soulard et Jean Hamon sont probablement partis avec Chaussegros de Léry « le messager de Vaudreuil sur la Côte-du-Sud ».[20] 

Pendant que les hommes partent pour défendre Québec, les femmes, les enfants, les vieillards et les animaux domestiques s’enfoncent dans les bois pour se cacher des envahisseurs. 

Et ce fut la bataille des Plaines d’Abraham…

« Dissimulé derrière un buisson, au bord de la falaise surplombant le Saint-Laurent, un tirailleur canadien visa et tira. Un officier des grenadiers de Louisbourg vit Wolfe chanceler près de lui et il le recueillit dans ses bras. »[21] 

Ce tirailleur est le « milicien inconnu ».  Peut-on imaginer qu’il s’agisse de Jacques Soulard ou de Jean Hamon ? Si c’était vrai, ce serait une belle vengeance pour ce qui se passerait quelques jours plus tard à Saint-Roch-des-Aulnaies :

« Entre le 9 et le 17 septembre (donc même une fois le siège terminé depuis cinq jours) Scott et ses hommes brûlèrent pas moins de 998 maisons, granges et dépendances entre Kamouraska et Cap-Saint-Ignace. »[22] 

On avait beau fort réprouvé cette façon que l’anglais avait de tout détruire, ardoir[23], exiler ou ruiner, il semblait qu’il s’y adonnait de plus en plus.  Ils firent de même sur la rive nord du fleuve.  Les anglais venaient d’entreprendre leur nettoyage ethnique.  Contrairement à l’Acadie, ce qui restait de la Nouvelle-France le long du grand fleuve comportait trop d’habitants pour y faire une déportation.  On se contentera donc d’affamer sa population par le feu des champs et des récoltes en espérant qu’elle repartira nombreuse vers la vieille France.  Des soixante-dix mille habitants de la Nouvelle-France, seulement quatre mille choisiront ou pourront s’offrir de partir[24].  L’anglais n’avait pas compris combien cette population s’était attachée à sa terre et à sa liberté. 

Dans quelles conditions les quatre-vingts familles[25] de Saint-Roch-des-Aulnaies réussirent-elles à survivre en cet automne 1759 ?

« … c’est à ce jour qu’on vit sortir du fond des bois nos pauvres femmes, trainant après elles leurs petits enfants, mangés des mouches, sans hardes, criant la faim, quel coup de poignard pour les pauvres mères qui ne sçavent sy elle ont des maris… »[26] 

Ce qui est certain c’est que les deux filles de Sébastien n’en auront plus.  

Marie Anne ne reverra plus Jacques Soulard qui, blessé lors de la bataille des Plaines d’Abraham, décédera près d’un mois plus tard dans la capitale, soit le 6 octobre[27] et sera enterré dans une fausse commune de l’Hôpital Général de Québec, le lieu qu’on considère aujourd’hui comme le Cimetière des Héros.  Rose sera bientôt veuve également, car Jean Hamon décédera au début de l’année suivante lui aussi, à l’âge de quarante-trois ans, peut-être à cause de blessures que lui infligèrent les événements[28].

La vie de ce petit monde rural était cependant régie par la solidarité familiale et la confiance en leurs curés missionnaires.  Cette année 1759, qui avait débuté par le décès de Sébastien, se terminait le 20 décembre par la naissance d’un de ses petits-fils portant un autre nom:

« Le Vingt decembre milsept Cent Cinquante neuf par nous soussigné pretre Curé de La paroisse deSt Roch a Esté baptisé avec les Ceremonies ordinaires jean baptiste né Le meme jour et an que dessus du legitime mariage dejean hamon Et de marie rosalie hervé Ses pere Et mere. Le parain a Esté je Sousigné et La maraine marie anne hervé laquelle a déclarée ne Scavoir signer de cet Enquis Suivant l’ordance. Gareault ptre »[29]

Le curé Gareault a agi comme parrain.  Il le fait souvent ces derniers temps, car plusieurs hommes sont portés manquants. 

Voilà ! C’est sur cette note tragique que nous devons mettre fin au récit de ce premier ancêtre né et mort en Nouvelle-France

Laissons notre ancêtre le soin de signer sa biographie.  Comme son père, c’est tout ce qu’il nous a laissé de tangible qu’on peut effleurer du bout du doigt, sur de vieux papiers cassants… et avec des gants blancs[30]

Par les hommes, Sébastien, fils est le seul à avoir continué la lignée.  Ses enfants adopteront également le patronyme HERVÉ grâce aux bons soins des curés.  Le nom de famille Hervé devenu Harvé puis Harvey fut donc épargné du naufrage grâce au seul fils Sébastien.

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[1] « Au Québec, une « Cadie » ou « Petite Cadie » est une ville ou une région où des Acadiens se sont établis ». HÉBERT, Pierre-Maurice. Les Acadiens du Québec. Montréal, Éditions de L’Écho, 1994, p.90. 

[2] BAnQ., Registre de Saint-Louis-de-France, 17 et 18 novembre 1756 pour les cérémonies nuptiales ; minutier Michel Lavoye, 16 et 17 février 1757 pour les contrats de mariage. 

[3] Ibid., 23 novembre 1758.

[4] MAILLOUX, Alexis. Histoire de l'Île-aux-Coudres depuis son établissement jusqu'à nos jours. Avec ses traditions, ses légendes, ses coutumes. Montréal, La Compagnie de lithographie Burland-Desbarats, 1879, page 58. 

[5] BAnQ., Registre de Saint-Roch-des Aulnaies, 13 février, 18 avril, 22 avril, 24 mai, 29 mai … (1757). 

[6] Née Rose, elle est aussi prénommée Marie Rose et Marie Rosalie au cours de sa vie.

[7] A.N.Q., GN. Minutier J. Dionne, 5 juin 1757. 

[8] BAnQ., Registre de Saint-Roch-des-Aulnaies, 6 juin 1757. 

[9] A.N.Q., GN. Minutier Michel Lavoye, 8 octobre 1757. 

[10] Le registre de Saint-Roch-des Aulnaies continue à en témoigner. 17 février, 27 avril, 25mai… (1758). 

[11] BAnQ., Registre de Saint-Roch-des-Aulnaies, 16 mars 1758. 

[12] PROVENCHER, Jean. Chronologie du Québec. Édition Boréal, 1991, 220 pages. 

[13] CROWLEY, Terry. Louisbourg: forteresse et port de l'Atlantique. Ottawa, Société historique du Canada, vol. 48, 1990, 28 p. 

[14] Née Marie Magdeleine, elle est aussi prénommée Marie Hervé et Marie Madeleine au cours de sa vie. 

[15] BAnQ., Registre de Saint-Roch-des-Aulnaies, 7 mars 1758. 

[16] BAnQ., Registre de Saint-Roch-des Aulnaies, 7 mars 1759. 

[17] DES GAGNIERS, Jean. Charlevoix, pays enchanté. Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1994, page 156. 

[18] Alfred de Musset. 

[19] BRONZE, Jean-Yves. Les morts de la guerre de Sept Ans au Cimetière de l’Hôpital-Général de Québec. Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001, page 102.

[20] DESCHÊSNES, Gaston. L’année des anglais : la Côte-du-Sud à l’heure de la conquête. Québec, Les éditions du Septentrion, 1988, 180 pages. 

[21] LA PIERRE, Laurier L. 1759 la bataille du Canada. Montréal, Édition Le Jour, 1992, page 260. 

[22] François Baby, cité par : LESTER, Normand. Le Livre noir du Canada anglais. Volume 1, Montréal, Éditions Les Intouchables, 2001, page 39. 

[23] Ancien français : Brûler, incendier. 

[24] Ces soixante-dix mille habitants de la Nouvelle-France en 1759 sont issus des dix mille immigrants qui sont venus dans la colonie depuis ses débuts. Dans : MATHIEU, Jacques. La Nouvelle-France: les Français en Amérique du Nord, XVIe-XVIIIe siècle. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2001, 271 pages. 

[25] BAnQ., « Recensement du gouvernement de Québec en 1762 par Jean-Claude Panet », 5 avril 1721.  Rapport de l’Archiviste de la province de Québec pour 1925-26, 310 pages, pages 14-16. 

[26] FOLIGNÉ, sieur de. Journal mémoratif de ce qui s’est passé de plus remarquable pendant qu’a duré le siège de Québec, dans Doughty, A., The siege of Québec (…), Dussault et Proulx, 1901, (pp 163-218) Cité par : Gaston Deschênes, L’Année des Anglais, la Côte-du-Sud à l’heure de la Conquête, Septentrion, page 88. 

[27] BRONZE, Jean-Yves. Les morts de la guerre de Sept Ans au Cimetière de l’Hôpital-Général de Québec. Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001, page 108. 

[28] BAnQ., Registre de Saint-Roch-des-Aulnaies, 24 avril 1760. 

[29] Ibid., 20 décembre 1759. 

[30] Les habitués des archives comme Jacques Harvey connaissent bien ces gants blancs, conditionnels à la manipulation des documents originaux.  Aujourd’hui, les chercheurs s’en éloignent et favorisent leurs jumeaux électroniques.