04. Les Pays-d’en-Haut

Sébastien dans les « Pays-d’en-Haut » (1718 à 1720) 

Même s’il passe beaucoup de temps à Baie-Saint-Paul, Sébastien est toujours domicilié à Québec où il habite avec sa mère Françoise, sa sœur Marie-Anne et son jeune frère Jean Baptiste[1] qui, tout comme Sébastien, n’est pas souvent là étant entretenu comme apprenti par un cordonnier.  Françoise a comme voisine sa fille Marie-Renée ; la famille Pepie dit Lafleur, revenue à Place-Royale après avoir vécu quelques années à Beaumont, comptent maintenant cinq personnes avec les trois garçons qui ont entre quatre et sept ans[2].  


La rue Champlain (ancienne rue De Meulles) est toujours très animée. C’est « le boulevard des débardeurs, le coin préféré des aubergistes » avec ses nombreuses buvettes où coulent le cognac, le rhum, le gin et le whisky[3].  Tout près, au Cul-de-Sac, on a ouvert en 1712 le chantier naval royal qui est en pleine expansion et offre sûrement de l’emploi.

Mais la vie urbaine ne semble pas convenir à Sébastien, car, à Québec, il n’est toujours que de passage.  De toute façon, même s’il avait voulu y rester à la fin du XVIIe siècle Québec évacue vers la campagne les enfants de la dernière vague d’immigrants, celle avec laquelle le père est arrivé, ne pouvant offrir de possibilités d’emploi suffisantes.[4] Sébastien doit donc s’établir, mais pour cela les moyens lui manquent.  On est en 1717, et Sébastien a vingt-deux ans. L’an dernier, il n’a rien gagné à Baie-Saint-Paul, car ce fut une année de grande sécheresse et un incendie a ravagé les belles pinières de la vallée du Gouffre ; au lieu de payer pour des services, le Séminaire a plutôt prêté de l’argent aux « habitants » démunis.  Ce n’est pas beaucoup mieux cette année, car il n’a gagné que les quatre-vingt-dix-huit livres qu’il a reçues le 30 octobre 1718 à Baie-Saint-Paul.

Si Sébastien a l’intention d’obtenir une terre, il est grand temps de trouver le financement nécessaire, car, en 1716, le Seigneur de l’évêché a enfin décidé de concéder les plus belles terres qui lui restent sur son immense domaine limité par la rivière du Gouffre.  Il faut un minimum d’argent liquide pour créer une ferme et y faire vivre une famille.  Seulement pour les animaux nécessaires on doit prévoir pas loin de deux cents livres quand un bœuf en coûte cinquante, une vieille vache trente, un cochon vingt, un mouton dix et qu’il faut même débourser douze livres pour dix chapons[5] ; « ... quand on veut s’établir sur une ferme... l’activité n’a qu’un but, réunir le capital nécessaire à cet établissement, qui coïncidera souvent avec le mariage... »[6]

Où trouver rapidement l’argent ? Le castor ! C’est de loin le principal produit d’exportation et, avec la rareté du numéraire puis la dévaluation de la monnaie de cartes[7], la pelleterie est devenue la monnaie sécuritaire courante. La plupart des habitants en conservent une provision, mais pour en obtenir rapidement une bonne quantité il faut prendre un moyen radical : devenir coureur des bois ou s’engager pour aller dans les Pays-d’en-Haut[8].

Cette première solution, pour un jeune homme sans expérience, présente beaucoup d’incertitude et de dangers appréhendés.  C’est peut-être un investissement à croissance supérieure, mais c’est aussi un choix de carrière.  La deuxième option qui consiste à s’engager par contrat pour un marchand réputé c’est l’assurance d’un rendement garanti dans les limites d’une période précise, mais ce n’est pas non plus l’emploi idéal : partir pour les « Pays-d’en-Haut » comporte l’obligation d’ignorer une certaine opposition de façade de la part de l’Église à cause du danger moral que représente les licences sexuelles avec les Indiennes et d’ignorer le fait que « l’occupation de l’engagé est considérée, au moins par l’élite de la société coloniale, comme peu acceptable »[9] ; c’est cependant l’expédient auquel doivent recourir un grand nombre de jeunes hommes qui ont besoin d’un capital de départ[10]« Répétés deux ou trois fois, ces déplacements fournissent de quoi permettre à un jeune ménage paysan de mieux vivre pendant les premières années de défrichement d’une terre. »[11].

Un seul voyage peut rapporter jusqu’à deux cents livres ; c’est à peu près le double de ce que peut gagner un manœuvre dans le bas pays pendant toute une année, sans compter les frais de subsistance qui sont généralement assumés par l’employeur.

Pour cela, cependant, il faut s’expatrier en passant d’abord par Montréal, car c’est là que sont affrétés les canots qui partent vers les postes de traite.  Sébastien réalise certainement que la période est favorable, car on recrute même dans les campagnes les jeunes gens prêts à se louer.  L’an dernier, le Roi[12] a rétabli le système de congés et le commerce du castor est en progression. 

Parmi les motifs qui ont conduit Sébastien à ce choix de métier, il ne faudrait pas négliger non plus l’importance qu’a eu sur lui l’implication dans le commerce des fourrures, d’abord de son père, et ensuite d’autres parents proches, les Thibierge tanneurs prospères par exemple.

Montréal, Étude Adhémar[14] 28 août 1718 :

« fut Présent Bastien hervé Demt (demeurant) En Cette Ville[15] Lequel s’est volontairent Engagé a Sr Ignace Gamelin[16] Et le Sr de la morandière Pour Un an a Commencer Du jour De son despart Pour aller dans les pays D’En-haut... »

Il faut noter que le tabellion Jean Baptiste Adhémar, fils et petit-fils de notaire royal, précise que Sébastien demeure à Montréal.  Il est fort possible qu’après sa dernière saison de travail connue à Baie-Saint-Paul en 1716, Sébastien se soit dirigé vers Montréal comme son père l’avait fait avant lui.  Son cousin Jacques Thibierge, maintenant âgé de cinquante-trois ans, est arquebusier du roi à Montréal ; lui qui est fils d’un commerçant-tanneur prospère a très bien pu faciliter à Sébastien l’accès à des commerçants de la fourrure comme Jean Louis Plessy, marchand tanneur de Montréal, ami personnel de Jacques[17].  On se souviendra que Jacques Thibierge était marié à Marie Anne Joly, les enfants Joly dont le père de Sébastien était tuteur. 

Sébastien a également très bien pu s’engager, une première fois, par entente verbale ou sous seing privé en 1717 sans qu’aucune preuve ne nous soit parvenue. « Aucune des ententes sous seing privé... n’a été préservée dans les archives notariales... pour la première moitié du XVIIIème siècle. »[18]

Chose certaine, Sébastien s’est engagé en 1718 pour aller dans la région des Grands Lacs.  Il est impossible de savoir quel poste de traite marque le bout de son voyage : Détroit, entre les lacs, Huron et Érié ? Michillimakimac, entre les lacs Michigan et Huron ? Kaministaquia près de Fort William au nord du lac Supérieur ? Miamis ? Ouiatanons ?

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il passera l’hiver dans cette immense région qu’on appelle les « Pays-d’en-Haut », car la date et les conditions de son contrat en témoignent :

« ... moyennant La quantité de Cent quatre Vingt livres pesant de Castors...

... sera aussi permis au dt Engagé d’importer pour Cent livres de marchandise qu’il traittera à son proffit... ».

Une telle addition au salaire, celle qui consiste à profiter du voyage pour jouir, avec certaines balises, de son propre commerce n’est accordée qu’aux employés qui acceptent d’hiverner pendant le voyage.

Sébastien est donc parti avec cinq autres compagnons sous la direction de monsieur Louis-Joseph Rocbert de la Morandière[19] auquel il devra « obéir »[20].    Les six hommes rament, rament… durant des semaines, traversant les lacs et remontant les rivières.  Périodiquement, ils doivent avoir recours au dur portage, le canot dans les branches et les pieds sur le bord rocailleux d’une rivière.

Sous leur bonnet de laine rouge, ils sont vêtus « d’une chemise, de mitasses[21] de peau attachées au-dessus du genou et tenues par un cordon à la ceinture, d’un brayer[22] à la sauvage, c’est-à-dire d’une cotonnade passée entre les cuisses. »[23].

Leur menu quotidien se limite à la soupe aux pois et surtout à la sagamité, sorte de potage épais au maïs éclaté, salé et enrichi de suif. De temps en temps, quand l’occasion se présente, leur régime est agrémenté de poisson ou de petit gibier.

Sébastien, qui a vingt-trois ans, ignorera jusqu’au printemps la mort de son frère.  Il ne sera donc pas là pour consoler sa mère et ses deux sœurs.  C’est en effet le 29 septembre 1718 que Jean Baptiste, âgé de dix-huit ans, fut trouvé sur une grève de l’Isle d’Orléans [24]:

« Le vingt neuf du mois de septembre de l’année mille sept cent dix huit a ésté trouvé par Jean charles Leclerc habitant de cette parroisse le corps mort de Jean baptiste hervé fils du Sr hervé de Quebec agé de vingt ans environ sestant noyé en traversant de La pointe de Levy a Quebec par un gros vent de noroist et le dit jour a este Levé par moy Curé de St Pierre sousigné presence du Sr Jean Charles Leclerc et Michel Noel et Le trente du dit mois ayant este apporté a Leglise a este inhumé dans le cimetière de cette paroisse avec Les cérémonies prescrites par La Ste Eglise Romaine par moy    

 P Caillet Curé de St Pierres’»[25].  

Un tel événement ne nous est relaté que par quelques lignes écrites de la main d’un curé, mais on peut imaginer la peine de Françoise perdant bêtement ce fils qui, devenu cordonnier, serait vraisemblablement resté près d’elle à Québec.  Reverrait-elle seulement son Sébastien qu’elle imaginait « ... en butte aux insultes, aux violences et même aux cruautés des indiens qui ont massacré plus d’un de ces hardis coureurs des bois... »[26].  Des rumeurs inquiétantes circulaient en effet à propos des tribus Renards et Sioux. 

Sébastien survécut cependant à ce voyage et il est possible qu’il en ait fait d’autres, car il semble avoir été absent pendant deux ou trois ans.  Même si nous ne connaissons qu’un seul contrat notarié, celui de 1718, il faut tenir compte du fait qu’il existait aussi des accords par entente verbale ou sous seing privé dont il ne reste plus trace. De tels accords étaient probablement conclus avec des employés qui avaient fait leurs preuves, ce qui était le cas de notre héros après un premier voyage.  Bien qu’interdit, mais toléré, il a pu comme tant d’autres, vivre à son compte comme coureurs des bois durant ces années.

Même si nous ne trouvons que très peu de détails sur les activités de notre ancêtre pendant cette période, accordons-lui ces trois ans de mystère qui nous laissent une belle image d’aventurier comme on aime à en rêver.

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[1]  BAnQ., Recensement de 1716, ménage 352.

[2]  BAnQ., Recensement de 1716, ménage 351.  Il n’est pas certain que Marie-Renée et sa famille ne demeurent pas sous le même toit que la mère.  Le recensement paroissial ayant été fait par ménage et non par adresse, inexistante à l’époque, on ne peut en être certain.  Les coutumes françaises étant ce qu’elles étaient à l’époque, on peut penser que Françoise ait accueilli sa fille et sa famille après leur tentative manquée de s’établir sur une ferme à Beaumont.

[3]  JOBIN, Albert. Histoire de Québec : La petite histoire de Québec. Québec, Institut St-Jean-Bosco, 1947, 366 pages.

[4] MATHIEU, Jacques. La Nouvelle-France: les Français en Amérique du Nord, XVIe-XVIIIe siècle. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2001, pages 80 et 167. 

[5] A.S.Q., Grand-livre des Comptes du Séminaire de Québec, ici et là entre 1707 et 1715.

[6] COURVILLE, Serge. Le Québec, genèse et mutation du territoire. Les Presses de l’Université Laval, 2000, 508 pages.

[7] Les Harvey des neuvièmes et dixièmes générations connaîtront la monnaie de carte aux Fêtes de la Nouvelle-France vers 2005. 

[8] « Pays d'en Haut » est une expression utilisée à l'époque de la traite des fourrures qui désigne  la région où les voyageurs se rendent pour faire leur commerce. À l'époque de la Nouvelle-France, les Pays d'en Haut couvrent l'actuel Nord-Ouest du Québec (à l'exception des postes du roi, la majeure partie de l'Ontario, la région à l'ouest du Mississippi et au sud des Grands Lacs et s'étendent au-delà, vers les Prairies canadiennes. 

[9] ALLAIRE, Gratien. Les engagés de la fourrure 1700-1745: une étude de leur motivation. Université Concordia, 1981, page 14.

[10] Cette motivation, reprise par plusieurs auteurs n’est qu’une hypothèse. Gratien Allaire (voir note précédente), pensait pouvoir généraliser en commençant sa thèse de doctorat, mais il n’arriva à prouver que ce n’est qu’une motivation parmi d’autres.  Ici, cependant, il serait difficile de nier que ce soit l’hypothèse la plus probable, compte tenu du cheminement ultérieur de Sébastien.

[11]  HUBERT-ROBERT, Régine. L’épopée de la fourrure. Paris, Éditions de l’Arbre, 1945, 275 pages. 

[12]  Les ordres venaient vraisemblablement de Philippe d’Orléans, régent de France depuis la mort de Louis XIV en 1715.

Référence numéro 13 retirée.

[14]  « Le notaire Adhémar est celui qui a rédigé le plus grand nombre (1,818) de contrats d’engagement pour la pelleterie, soit 30,5 %. » ALLAIRE, Gratien. Les engagés de la fourrure 1700-1745: une étude de leur motivation. Université Concordia, 1981, p. 77.

[15] S’agit-il d’une formule automatique trop fréquente sous la plume du notaire ou Sébastien avait-il élu temporairement domicile à Montréal ? Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute qu’il s’agisse bien de lui, car, au bas du contrat, sa signature est parfaitement identifiable.  Son engagement est également confirmé dans : DESJARDINS, Louise. La transmission du patrimoine à I'Isle-aux-Coudres au XVIIIᵉ siècle. Hamilton, Éditions de l’Université de Mc Master, « Open Access Dissertations and Theses », No.7928, 1992, page 285.  L’auteur mentionne que Sébastien fut « engagé pour l'Ouest pendant quatre ans (1718-1722) ». Nous savons aujourd’hui qu’il était de retour à Baie-Saint-Paul en 1721.

[16]   Ignace Gamelin est un important commerçant qui équipera jusqu’à cinq canots par année (1740) et fera des affaires au moins jusqu’en 1751. (Rapport de l’Archiviste, 1922-1923).

[17] MOOGK, Peter N. «Plessy (Plessis), dit Bélair, Jean-Louis». Dictionnaire biographique du Canada. 1re édition 1966, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1974, 15 volumes, volume III (Décès de 1741-1770).

[18] ALLAIRE, Gratien. Les engagés de la fourrure 1700-1745: une étude de leur motivation. Université Concordia, 1981, page 74. 

[19] « Le sieur de la Morandière, marchand et garde-magasin du Roy à Montréal est un capitaine de génie qui servit dans l'armée de Montcalm. »  TRUDELLE, Pierre. L'Abitibi, d'autrefois d'hier et d'aujourd'hui. Amos, Chez l’Auteur, 1937, 260 pages.

[20] A.N.Q., GN. Minutier Jean Baptiste Adhémar, 28 août 1718.  Les citations relatives au contrat d’engagement sont toutes tirées du minutier du tabellion Adhémar.

[21] Les mitasses couvrent les jambes et, selon le modèle, peuvent arrêter au genou ou à la cuisse. 

[22] « Brayer (ou Braied): ceinture qui retenait les braies (sortes de caleçons) ». LELOIR, Maurice, Dictionnaire du costume et de ses accessoires, des armes et des étoffes : des origines à nos jours, Paris, Gründ, 1950, p. 44.

[23] HUBERT-ROBERT, Régine. L’épopée de la fourrure. Paris, Éditions de l’Arbre, 1945, 275 pages.

[24] TANGUAY, Cyprien.  À travers les registres: notes recueillies. Édition Librairie Saint-Joseph, Cadieux & Derome, 1886,  page 112. 

[25]  BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Pierre de l’Île d’Orléans, 30 septembre 1718.  Le curé Pierre Caillet, qui ne connaissait sans doute pas Jean Baptiste, a estimé son âge puisque ce dernier était né en 1700.

[26] KALM, Pierre. Voyage dans l’Amérique du Nord. Montréal, T. Berthiaume, 1880, page 210.