06. Le travail et la famille

Le travail et la famille (1765-1775) 

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le gouvernement de l’anglais maintint le système de pilotage établi par les autorités de la Nouvelle-France. 


Dominique continuera donc à piloter sur le grand fleuve toute sa vie.  À l’île, sa terre ne suffit pas seule à assurer la subsistance de sa famille.  Comme on l’a vu, la « pêche à marsoin » a pris très tôt une grande importance comme deuxième revenu, mais c’est la navigation qui constituait sa principale source de revenus, les pilotes du grand fleuve étant recherchés.  Un journal militaire de 1765 illustre le besoin du temps pour des gens comme Dominique :

« Le 30 (mai), nous mîmes les voiles de bon matin pour passer la Traverse. Cet endroit est assez dangereux pour les navires, si on n’a pas de bons pilotes. On en prend ordinairement à l’île aux Coudres… » [1]. 


La réglementation sur le pilotage fut au chapitre des premières préoccupations de l’anglais après la Conquête.  En 1762 et en 1768, deux ordonnances du gouvernement sont émises et régissent dorénavant la vie des pilotes comme Dominique.  Le 24 juin 1762, seulement deux stations d’embarquement en aval de Québec furent confirmées, l’une au Bic, à cent quarante milles marins de Québec, avec des pilotes autorisés à se charger des navires de mer dès le début de la saison de navigation jusqu’à la mi-octobre, et l’autre à l’Isle-aux-Coudres, station opérationnelle jusqu’à la mi-décembre considérant que le passage entre l’île et la rive nord du Saint-Laurent était généralement libre de glace en automne par la force des courants de marée particulièrement violents à cet endroit.  L’Isle demeura donc le poste de pilotage important qu’elle avait été sous le Régime français.   De plus, ces ordonnances imposent un droit de pilotage que les capitaines doivent acquitter.  À compter de cette date avec l’adoption des ordonnances du gouverneur anglais James Murray, désormais, il fallait détenir un brevet de pilote pour diriger un vaisseau dans le Saint-Laurent[2].  C’est ainsi qu’une vingtaine de pilotes est mise à la disposition des capitaines qui ne sont pas habitués au Saint-Laurent et Dominique est encore de ceux-là.

En septembre 1764, c’est le soulagement chez Dominique et Geneviève, car Catherine, la sœur de cette dernière, prend mari.  Elle qui avait perdu son mari lors de l’épidémie de l’hiver 1758-1759 épouse le forgeron André Couturier dit Sanschagrin (1736-1816), fils d’un garde-chasse de Saint-Christophe de Champlitte[3].  Son nouvel époux est un oiseau rare puisque moins d’une trentaine de migrants venus de France depuis les débuts de la colonie sont originaires de la Franche-Comté, cette ancienne province française.  Catherine Savard était la seule autre fille de Catherine Dallaire, la seconde épouse de Joseph Simon Savard.  Depuis le décès de son mari, on peut s’imaginer que ce sont Dominique et Geneviève qui ont supporté la veuve et ses quatre orphelins lesquels demeurent également au Cap-à-Labranche comme on l’a vu.  Il a fort à parier que la domestique identifiée par le curé chez Dominique lors du recensement de 1763 devait être Marie Louise[4], l’aînée de Catherine Savard.

Quarante et une familles demeurent maintenant sur l’île en 1765.  On ne reçoit plus de nouveaux arrivants.  La population augmentera dorénavant par les mariages et les naissances qui en résulteront, mais pour l’heure, la population a légèrement diminué depuis le recensement de 1762, car on y est maintenant deux cent treize habitants.  Bien que les naissances soient nombreuses, elles n’ont pas encore réussi à combler le vide créé par les épidémies de 1755 et de 1758-59, de même que par la guerre et par les décès qui continuent à leur rythme normal.

Zacharie, le frère aîné de Dominique a-t-il encore fait des siennes ? Le 15 avril 1765, il est parrain d’un enfant prénommé Marie Marguerite, né de père et de mère inconnue l’automne précédent, le 11 octobre 1764 plus précisément ; c’est du moins ce que le registre de la paroisse nous révèle[5].  L’enfant n’a sûrement pas été trouvé sur les berges de l’île ou dans ses champs… Marguerite Bouchard (1720-1799) la marraine, veuve depuis 1758, s’était mariée en secondes noces le 8 octobre 1764 à François Leclerc (1730-1815).  Le registre ne dit pas qui hérite de l’enfant.  L’épouse de Zacharie, Marie Charlotte Tremblay, ne devait pas être de la fête[6]. 

 

Comme on l’a vu, Dominique par son métier de pilote fut toujours près des navigateurs et a aussi facilité leurs installations dans l’île.  La plupart d’entre eux avaient pris épouse parmi les parentes de Dominique et avaient acquis une terre où il pratiquait le double métier d’« habitant-navigateur ».  En février 1767, il poursuit son aide en cédant à un confrère, Pierre Gilbert, un bout de terrain.  Gilbert, par son acquisition de la Côte-à-Labranche, devient le premier « emplacitaire » de l’Isle[7].  Dominique fait cette vente à condition que son confrère enseigne à lire et à écrire à ses enfants[8].  L’enseignement ne durera pas longtemps puisque Gilbert décède à l’Isle en 1771[9] sans qu’aucun enfant de Dominique ne sache écrire comme nous le révèle le registre de la paroisse où tous déclarent au fil des années ne savoir signer.

Le 3 avril 1767, Geneviève Savard accouche de Joseph Sébastien, le troisième fils de Dominique.  Le couple choisit Étienne, le frère de Geneviève, comme parrain et comme marraine Marie Victoire Dufour (1749-1813) une future belle-sœur de Dominique comme nous le comprendrons dans l’une des prochaines sections de ce chapitre[10].

Dominique devait être heureux du retour à l’Isle de sa sœur Marguerite Rosalie en cet été 1767.  Dès son mariage avec Joseph Gagnon en 1750, le couple s’était installé aux Éboulements où Marguerite avait eu ses neuf premiers enfants ; elle aura les deux derniers à l’Isle.   On se souviendra qu’aucun membre de la famille Hervé ne s’était présenté à son mariage en plein mois de juillet sans que l’on ne sache pourquoi outre ce doute, qui subsistera toujours, qu’une crise familiale avait cours ; une crise qui avait amené le père de Dominique à quitter son Isle pour trouver refuge chez son aînée à Saint-Roch-des-Aulnaies.

 

Le 24 août 1767, Geneviève et Dominique vont à la noce puisque ce dernier est nommé comme témoin au mariage de Charles Savard (1729-1823), son beau-frère[11].  Charles épouse Marie Dorothée Paré (1734-1807), une fille de la côte de Beaupré qui en est à son troisième époux en quinze ans.  Charles, quant à lui, vient de perdre son épouse trois mois plus tôt, le 1er mai.  Le couple ayant chacun de jeunes enfants, l’amour n’est peut-être pas tombé du ciel ; un parent, un ami ou le missionnaire de passage a probablement contribué à rapprocher les deux veufs pour convenir d’un mariage d’arrangements.

 

Plus tard en automne, les trois frères Hervé sont réunis pour le premier mariage d’un de leur enfant.  Le 9 novembre 1767, Charlotte Hervé, l’enfant unique de Zacharie Sébastien qui a seize ans, épouse Alexis Perron, trente-trois ans, l’un des miliciens qui, avec Dominique et d’autres, étaient revenus à l’Isle pour épier les anglais lors de la conquête[12].

En janvier, on a une nouvelle occasion de festoyer dans la famille.  Marie Madeleine Tremblay, l’épouse du frère Pierre, accouche de son quatrième garçon.  Le couple choisit Dominique comme parrain lors du baptême de Dominique Romain dit Joseph[13]. 

 

Au printemps 1768, avant de prendre la mer pour y piloter les navires, comme à l’habitude Dominique participe à la « pêche à marsoin ».  L’été précédent, lui et les autres habitants du Cap-à-Labranche en avaient reçu l’autorisation de leur seigneur… 

« je soussigne procureur du Seminaire de quebec ay promis au nom du dit Seminaire aux nommés... Zachari hervé,... Dominique hervé... tous habitants etablis sur lisle au coudre... detendre deux peches a marsoin sur les batures qui reignent depuis la pointe des sapins jusqu’a la pointe dite de l’islet en allant au large aux clauses et conditions suivantes... »

Évidemment, les conditions ne s’amélioraient pas pour les censitaires.  Comme de coutume, ils devaient assurer l’organisation de cette pêche à leurs frais et devaient payer leur seigneur, ces messieurs du Séminaire, avant de prendre leurs parts du butin.  De plus, contrairement à la tradition, le seigneur ne s’engage plus à fournir chaque printemps, au moment de la tente des pêches, les quatre à huit pots d’eau-de-vie habituels selon le nombre de membres de la société de pêche.  Ainsi, en plus de prélever une portion démesurée des profits de la pêche, de n’investir aucun capital, ni aucune force de travail, ces messieurs du Séminaire privent-ils Dominique et ses associés du « boir et festoit » entré dans la coutume[14].  La proportion des revenus de Dominique provenant de ces pêches du printemps et de l’automne ne cesse tout de même de s’accroître.  Alors que la colonie exporte environ trente-cinq mille gallons d’huile par année vers Londres et Bristol via Québec avant 1769, ce sera plus de cent mille gallons qui seront extirpés des côtes de l’Isle, de Petite-Rivière et de Rivière-Ouelle dès 1770[15].  Ce sont les marchands Perreault et Finlay de Québec qui achètent les huiles de l’Isle.  François Boucher, un confrère de métier de Dominique dans le pilotage, qui est le mari d’une de ses cousines, réside sur la première terre au nord au Cap-à-Labranche et reçoit les huiles pour les marchands[16].

Après la Conquête, l’anglais réorganise la colonie à sa façon.  Dans toutes les paroisses rurales, entre 1764 et 1775, on procède à la nomination des baillis. Ces postes d’officiers sont conçus par la nouvelle administration coloniale comme ses principaux représentants dans les campagnes « pour la prompte et parfaite exécution des lois, et pour l’aisance et la sûreté des sujets de sa Majesté ».  Ils ont des fonctions à la fois administratives et judiciaires, notamment en ce qui a trait au maintien des chemins et à l’exécution des ordres des tribunaux. Le poste, en particulier celui de bailli en chef, apporte à la fois pouvoir et prestige ; il est donc souvent convoité.  Les baillis, pendant leurs courtes existences, sont élus annuellement par des assemblées paroissiales[17].  C’est en 1767 que Dominique, alors devenu capitaine de milice comme son beau-père, fut élu pour la première fois comme « bailli » principal.  Son frère aîné Zacharie est son assistant, puis le remplace comme capitaine de milice.  Dominique gardera ce poste et sera réélu en 1769, 1770, 1771 et 1773.  Ces élections démontrent l’esprit de commandement de Dominique et les qualités que lui reconnaissait la population de l’Isle aux Coudres[18].  Il faut savoir que ce n’est « pas sur les seigneurs que s’appuie le pouvoir colonial lorsqu’il doit agir dans un territoire donné, mais plutôt sur les officiers de milice. »  Il en était également ainsi du temps du Régime français[19].  Cette situation ne plaisait guère aux ecclésiastiques comme nous le verrons sous peu entre un curé à l’Isle et Zacharie, le frère aîné de Dominique.  

Le 30 mai 1769, alors que l’Isle n’a toujours pas de curé et que Dominique est bailli principal, ce devait être lui qui reçut Thomas Wright, l’envoyé de l’astronome royal qui devait faire des observations relatives à la planète Vénus.  Ce dernier séjourna à l’Isle un certain temps au cours de l’année tout comme le capitaine James Cook séjourna aux îles Hawaï pour les mêmes raisons[20].  Dominique qui pilotait sur le fleuve devait bien avoir appris à baragouiner quelques mots d’anglais avec le temps.

Le 17 juillet 1769, Geneviève accouche de Félicité Sophie.  Un mois plus tard, le curé de la baie Saint-Paul de passage à l’Isle lui donne un parrain et une marraine.  Le cousin de Dominique, Louis Tremblay (1729-1785) le fils de l’oncle François Xavier est choisi.  La marraine est Thérèse Guay (1752-1776), la femme de Joseph François Demeules fils de Scholastique, la sœur de Geneviève.

Depuis le début de l’été, l’arpenteur royal Ignace Plamondon père (1710-1795) est à l’Isle.  À la fin juin, on l’avait vu travailler sur les terres de Guillaume Tremblay, l’oncle de Dominique décédé.   Le 19 juillet, à la requête de Dominique et de quelques autres censitaires dont Jean et Étienne Savare, Jacques Bouchard, Étienne et Louis Tremble il procède au chaînage de six terres.  Il tire ses lignes et place ses bornes à partir de la terre de Dominique.  Le beau-frère Jean Baptiste Savard (1734-1803) s’apprête à se remarier et bien que l’on n’en soit pas certain, il est probable que tout ce travail fait suite au décès de Félicité Elisabeth Tremblay (1742-1766) son épouse et du partage entre ses enfants de la part qui leur revient de la communauté qu’il formait avec Félicité[21]. 

Au lendemain de l’année « du grand siège »[22], les anglais sont confrontés aux mêmes difficultés de navigation que leurs prédécesseurs.  Ces derniers sont pressés d’établir une carte fidèle du fleuve que les Français ne leur ont pas laissée.  Le travail n’est confié à nul autre que James Cook[23].  À l’été 1770, Cook effectue une première série de sondages entre Matane et l’embouchure du Richelieu.  Un an plus tard, il produit une carte relativement précise de ce secteur.   Le chenal Nord était la route traditionnelle des pilotes du Saint-Laurent au temps de la Nouvelle-France.  Après les travaux de Cook, les anglais commencèrent à utiliser le chenal sud.  Et l’on introduit l’obligation dans la formation des apprentis de la connaissance du chenal du Sud uniquement.  À la fin du siècle, le chenal du Nord sera pratiquement méconnu de la majorité des pilotes.  Ce changement provoqua de vives protestations chez les pilotes de la rive nord qui connaissaient mal le chenal sud.  Dominique et les neuf autres pilotes de l’Isle[24] seront de ceux qui firent de vaines protestations auprès des autorités coloniales anglaises.  Cent ans plus tard, après de nombreux échouages et la tenue d’un comité de la Chambre d’assemblée où témoignera l’un des fils de Dominique qui est encore à naître, l’anglais comprendra et abandonnera le chenal du Sud[25]. 

Le 24 d’avril 1770, Geneviève perd Charlotte, sa sœur aînée[26].  Elle était la seule de ses demi-sœurs à demeurer au Cap-à-Labranche, les trois autres s’étant installées sur les terres de leur époux à La Baleine.  La pauvre Charlotte s’éteint-elle de chagrin après avoir vécu le rejet à la suite des actions de son mari Jean Marc Boulianne qui lui survivra une trentaine d’années ? On ne le saura jamais. 

Le frère de Geneviève, Jean Baptiste Savard, donne à notre couple une autre occasion de fêter en juillet 1770.  Le jour de ce qui deviendra sous peu, la fête des Français, il se remarie pour une troisième fois.  Le voisin et beau-frère de Dominique épouse cette fois-ci Charlotte Audibert, dit Lajeunesse (1750-1810)[27]Ce mariage amènera notre ancêtre à participer à l’élection de tutelle comme représentant de sa cousine défunte Félicité Élisabeth Tremblay (1742-1766), la deuxième femme de Jean Baptiste[28].    

Après avoir desservi la population de 1748 à 1770, la première chapelle sera remplacée.  En 1771, les habitants, sous la gouverne du curé de Notre-Dame de Bons Secours des Éboulements Jean Jacques Berthiaume qui assure la desserte de l’Isle-aux-Coudres de 1770 à 1775, commencent la construction d’une église en bois à comble élevé et à un seul clocher, puis en 1773, d’un deuxième moulin à vent à La Baleine sur le côté sud de l’île[29].  Dominique et ses voisins auront ainsi un meilleur accès au moulin voisin de chez eux les jours où les vents sont bons.

Entre 1771 et 1780, Geneviève aura encore trois enfants.  Marie Geneviève vient au monde en 1771, suivra Joseph en 1773 et Dominique Isaïe en 1775.  

Il n’est pas certain si la petite Marie Geneviève née « du légitime mariage de Dominique Hervé et de Geneviève Savard » le 1er juillet 1771 fut baptisée dans la nouvelle église de bois.  Cette dernière n’était sans doute pas encore terminée.  Le couple choisit Joseph Marie Bonneau (1740-1799) et Marie Angélique Dufour (1736-1811) comme parrain et marraine[30].  Joseph Marie Bonneau, un ami d’enfance de Dominique, devait être de passage à l’Isle puisque depuis son mariage en 1764, il réside à Cap-Santé à l’est de Québec.  Les héritiers de Jacques Bonneau dit Labécasse, dont Joseph Marie, ont vendus sur une période de quarante ans, la terre familiale par petites parcelles jusqu’à la fin du siècle.  Peut-être était-il de passage pour régler une de ces affaires.  Pour sa part, Marie Angélique Dufour est l’épouse de Pierre Gilbert, ce confrère navigateur à qui il a vendu un bout de terrain en 1767 pour permettre au couple de s’établir à l’Isle.

Tout près de deux ans plus tard, c’est au tour du quatrième garçon de la famille de naître.  Joseph se pointe le bout du nez le 6 juin 1773.  Le lendemain dans la chapelle de l’Isle, c’est Augustin Lavoie (1719-1810) et sa jeune et seconde épouse Marie Josephe Hamon (1740-1813) qui agissent comme parrain et marraine.  Marie Josephe est l’une des cinq belles-filles de Rose, la sœur de Dominique qui habite à Saint-Roch-des-Aulnaies et dont l’époux Jean Vincent Hamon est décédé.  La marraine de Joseph et sa sœur Geneviève (1750-1824) était venue vivre à l’île au décès de leur père.  Augustin et Marie Josephe sont installés à l’Isle[31].

L’année 1773 allait passer à l’histoire comme l’année de la grande honte dans la région.  En effet, cette année-là la syphilis, le « vilain mal », s’étend dans la région de Baie-Saint-Paul.  Elle se propage ensuite jusqu’en 1775 dans la majorité des paroisses de la colonie.  On la dénomme le « mal de Baie-Saint-Paul ».  Cette maladie prendra, selon certains témoignages, une dimension épidémique vers 1782, mais revenons-en au fait.  C’est, en fait, une maladie d’une grande ampleur qui frappa le village de la baie Saint-Paul, causant des ravages dans la population pendant une vingtaine d’années.  On l’appelait à l’époque le mal anglais ou le mal écossais.  Au début, les autorités et le clergé, par ignorance ou par déni, s’entendent alors pour attribuer la cause de cette maladie à l’usage commun des draps, des couvertures, des vêtements, des gobelets, des cuillères et de la pipe comme source de contamination ; une chose est sûre, cette calamité suscita beaucoup d’interrogations.  D’où pouvait bien venir cette maladie vénérienne pour se propager dans cette communauté si catholique et si fidèle à ses devoirs religieux ? On croit aujourd’hui, ce que certains devaient savoir du temps, que la maladie aurait été importée d’Écosse.  En effet, ce n’est que relativement peu de temps après qu’un capitaine de navire d’Écosse et des soldats écossais passèrent l’hiver à la baie Saint-Paul en 1773, que la maladie se déclara.  Quoi qu’il en soit, c’est justement au cours de cette même année que les premiers signes cliniques de la syphilis se sont manifestés chez les villageois de la baie Saint-Paul.  Double honte pour cette pieuse société ; une relation non bénite et honnie de tous et, qui plus est, avec un mercenaire de l’anglais qui tua les nôtres moins de quatorze ans auparavant[32].  Une île isole ses habitants, mais les protège en même temps, puisqu’un seul décès discutable, celui d’un célibataire de vingt-huit ans, est enregistré pour cette période, mais le curé de Saint-Louis-de-France, Jean Jacques Berthiaume, n’en précise pas la raison.  Les autres décès sont des enfants naissants ou en très bas âge, quelques vieilles dames de plus de soixante-dix ans et une triple noyade[33]. 

Ce n’est probablement pas cette histoire honteuse qui fit en sorte que l’évêque de Québec attendit la fin de sa seconde visite pastorale de son diocèse pour visiter la région.  Lui qui avait entamé cette visite deux ans plus tôt est à l’Isle-aux-Coudres le 1er septembre 1773[34].  Bien qu’à cette date Mgr Briand signe le registre de la paroisse, il n’y est pas mentionné s’il a profité de son passage pour bénir la nouvelle chapelle dont la construction avait débuté en 1771.  L’évêque avait peu de respect pour le « marguillage » et il s’était mis à dos les marguilliers de plus d’une vingtaine de paroisses et ceux des Éboulements étaient de ceux-là[35].  Comme les marguilliers savaient qu’ils allaient goûter à la hargne de son éminence et que ce dernier profiterait de sa visite pour en découdre avec eux, on le fit attendre avant de venir le chercher à l’île.  Il attendit suffisamment pour qu’il s’en plaigne six mois plus tard : « Je ne m’étonne plus si l’on a eu si peu d’ardeur pour venir me chercher à l’Isle aux Coudres.  On craignoit ma visite, parce que l’on n’étoit pas en règle.[36] »  Les paroissiens de l’île pour leur part s’en tiraient à bon compte cette fois-ci.

Un peu après le temps des fêtes, le 16 janvier 1774, Marguerite Rosalie, la sœur de Sébastien Dominique, donne naissance à son onzième et dernier enfant connu, le deuxième à voir le jour à l’Isle depuis son retour et celui de sa famille.  Avec un curé à plein temps à l’Isle depuis 1770, les baptêmes ne tardent plus, dans la même journée, l’abbé Jean Jacques Berthiaume administre le sacrement au nouveau-né.  Dominique est choisi comme parrain puisqu’il n’est pas à piloter sur cette mer de glace qu’est le fleuve en janvier.  Marguerite Rosalie, après avoir donné naissance à son dernier enfant, verra son fils aîné se marier en janvier de l’année suivante.  Pélagie Laforest dite Labranche (1751-1801) qui avait perdu son père peu après sa naissance en 1752 épousera donc l’aîné David Gagnon (1751-1839)Dominique « servant de père à la fille » assistera au mariage de son neveu[37].

Ces messieurs du Séminaire n’avaient guère de difficultés à regrouper les questions spirituelles et leurs intérêts économiques.  Les curés à l’Isle seront à maintes reprises utilisés pour vaquer aux affaires du seigneur et le seigneur ici n’est pas le seigneur spirituel.  Ainsi, le curé Jean Jacques Berthiaume en 1774 fait la lecture à ses ouailles du bail pour les « pêches à marsoin » de l’année à venir en pleine cérémonie dominicale.  C’est donc le 25 octobre 1774 que « Dominique hervé, augustin Lavoye, La Ve. Dallaire, fr. Boucher, Charles Savard, alexis Perron, antoine Perron, Etienne Debien père, André Tremblay, Joseph Tremblay, francois Savard, Pierre Savard fils, Barthelemy lapointe et francois LeClerc se voient accorder à nouveau aux mêmes charges et conditions la pêche dite La pêche du Milieu » pour l’année suivante[38].

En effet, le 15 avril 1775, Dominique et plusieurs autres habitants du bout d’en haut devaient être à tendre la « pêche à marsoin » à la Pointe de L’Îlette qui avait cours depuis le huit d’avril, alors que le capelan et l’éperlan frayent le long de la grève, lorsqu’ils aperçurent la chaloupe du meunier Joseph Laure renversée au large. 

À l’Isle en avril, ne pars pas entre les glaces qui veut sans que les autres habitants du Cap-à-Labranche ne le sachent alors que la navigation ne soit pas commencée.  Ainsi, le meunier et deux cousins de Dominique partis la veille revenaient de la baie Saint-Paul.  L’un des cousins était Joseph Marie Tremblay (1749-1775), non pas le Joseph Marie Tremblay (1740-1800) fils de son oncle Guillaume et de Marie Jeanne Glinel, mais plutôt l’autre Joseph Marie, le fils de l’oncle Joseph et de Marguerite Bouchard (1720-1799).  L’autre cousin, n’était en fait qu’un petit-cousin, Louis Tremblay (1753-1775) le fils de Marie Monique Demeules (1728-1798) et de Louis à François Xavier Tremblay, l’oncle de Dominique[39]. 

Pour en revenir à Dominique et aux autres qui sont à la pêche sur les rives de l’île, ils partirent dans leurs grands canots de bois qui servaient à la « pêche à marsoin » pour leur porter secours.  Les corps des deux parents de Dominique avaient été emportés par l’onde et le meunier était décédé couché sur la chaloupe renversée[40].

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[1] Rapport de l’Archiviste de la province de Québec pour 1928-29, p. 217.

[2] LECLERC, Jean. Les pilotes du Saint-Laurent et l’organisation du pilotage en aval du havre de Québec, 1762-1920.  Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, page 13. 

[3] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 24 septembre 1764.

[4] Marie Louise Marier (1754-1786) était âgée de neuf ans lors du passage du recenseur au printemps 1663 ce qui en faisait une domestique d’un âge tout à fait raisonnable pour l’époque.

[5]  Ibid., 15 avril 1765.

[6] Rien ne prouve cette calomnie, mais c’est tout de même une hypothèse intéressante.

[7] À la campagne, propriétaire d’une habitation construite sur un emplacement détaché d’une ferme, d’une terre, d’une métairie, par opposition à cultivateur.  Le terme « emplacitaire » correspond au terme insulaire de journalier c’est-à-dire « un homme qu’a rien qu’un emplacement pi une maison d’sus ». L’emplacitaire ne travaille pas nécessairement aux travaux agricoles, mais vend son temps de travail dans tout autre secteur : construction, navigation, etc.

[8] A.N.Q., GN. Minutier Crespin fils, 24 février 1767. Cession par Dominique Hervé à Piere Gilbert.

[9] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 10 décembre 1771.

[10]  Ibid., 10 avril 1767.

[11]  BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 24 août 1767.

[12]  Ibid., 9 novembre 1767.

[13] BAnQ., Registre de Saint-Louis-de-France de l’Isle aux Coudres, 1768.  Lors du baptême, le curé Louis Chaumont de la Jannière de Baie-Saint-Paul qui, faute de curé, faisait le plus souvent fonction curiales sur l’île, ne mentionne que l’année de naissance. Il fit de même pour toutes ses inscriptions au registre en 1768 après le 24 janvier.  La dernière inscription datée est celle du baptême d’Alexis Savard le 24 janvier 1768.  Neuf baptêmes sont ainsi inscrits sans date précise en 1768.  La prochaine inscription datée est celle du baptême de Pierre Dufour le 9 janvier 1769.  Louis Chaumont de la Jannière n’en était pas à sa première erreur.

[14]  A.S.Q., Seigneuries 46, no 26 F.  1er juin 1767, Beaux des pêches à marsoins pour 1768.

[15]  LALANCETTE, Mario.  La seigneurie de l’île-aux-Coudres au XVIIIe siècle.  Montréal, les presses de l’Université de Montréal, 1980, page 32.

[16]  A.S.Q., Polygraphe 26, no 28 ; Séminaire152, no 246 ; manuscrit C-36 livre de compte, pour 1774.

[17] FYSON, Donald. « The Canadiens and British Institutions of Local Governance in Quebec, from the Conquest to the Rebellions », in Transatlantic Subjects: Ideas, Institutions and Identities in Post-Revolutionary British North America. Montréal, Éditions Michael Gauvreau et Nancy Christie, les presses des universités McGill et Queen’s, pages 45-82 et B.A.C., G., Rapport des archives du Canada 1913, pages 48-49.  Par une ordonnance du 17 septembre 1764, les nouvelles autorités coloniales instituent les baillis de justice dans les diverses paroisses de la colonie.

[18]  BAnQ., Gazette de Québec, 17 septembre 1767, 8 septembre 1768, 7 septembre 1769, 4 octobre 1770, 10 octobre 1771 et 9 septembre 1773.

[19] PELLETIER, Louis, La seigneurie de Mount Murray : Autour de La Malbaie 1761-1860. Sillery, Septentrion, 2008, page 194.

[20] Royal Astronomical Journal, London, février 1948 et DES GAGNIERS, Jean. L’Île-aux-Coudres. Montréal, Leméac, 1969, page 26.

[21] BAnQ., CA301, Fonds Cour supérieure. District judiciaire de Québec. Greffes d’arpenteurs (Québec), S43 Ignace Plamondon père, minutes No P645-4.  Procès-verbal de chaînage, lignes et bornes de six terres situées à l’île aux Coudres, dans la seigneurie de l’Île-aux-Coudres, 19 juillet 1769.

[22] CASGRAIN, Henri Raymond. Légendes canadiennes et variétés. Une excursion à l’île aux Coudres. Montréal, Éditions Beauchemin & Valois, Tome I, 1884, page 18.

[23] James Cook, explorateur et cartographe, est le premier Européen à débarquer sur la côte Est de l’Australie, en Nouvelle-Calédonie, aux îles Sandwich du Sud et à Hawaï. Il fut également le premier navigateur à faire le tour de l’Antarctique et à cartographier Terre-Neuve et la Nouvelle-Zélande.

[24] LECLERC, Jean. Les pilotes du Saint-Laurent et l’organisation du pilotage en aval du havre de Québec, 1762-1920.  Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, page 63-64.  Page 63 pour les données sur le nombre de pilotes à l’Isle en 1768. 

[25] Ibid., Pages 347, 348 et 354.

[26] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 24 avril 1770.

[27] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 14 juillet 1770.

[28] A.N.Q., GN. Minutier Jean Néron, 23 avril 1771.

[29] A.S.Q., Séminaire, 24 janvier 1773.

[30] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 1er juillet 1771.  L’abbé Jean Jacques Berthiaume, le curé des Éboulements qui procède au baptême, inscrit le parrain comme étant « Joseph Bono ».

[31] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 7 juin 1773.  Le curé des Éboulements, Jacques Berthiaume, qui ne connaît pas tous les habitants à l’Isle, inscrit au registre Marie Charlotte Hamon.  Il n’existe pas dans la colonie à cette époque de Marie Charlotte Hamon.  Des sept filles nées des deux unions de Jean Hamon, aucune n’est prénommée Marie Charlotte. 

[32] MILOT, Jean. « Le mal de la Baie Saint-Paul », Le Médecin du Québec. Chronique, Les maux du passé. Fédération des médecins omnipraticiens du Québec, volume 42, numéro 1, janvier 2007, pages 87-89.

[33] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, années 1773-1775.

[34] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 1er septembre 1773. 

[35] VACHON, André. « Briand, Jean-Olivier ». Dictionnaire biographique du Canada. 1re édition 1969, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1980, 15 volumes, volume IV

[36] A.A.Q., 13 avril 1774.  Lettre de Mgr Briand à Jean Jacques Berthiaume, curé des Éboulements.

[37] Ibid., 30 janvier 1775.

[38] A.S.Q. Seigneuries 46, no 27B et 27C (bis) 1774.

[39] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Louis-de-France, 17 avril 1775.

[40] MAILLOUX, Alexis. Histoire de l’Île-aux-Coudres depuis son établissement jusqu’à nos jours. Avec ses traditions, ses légendes, ses coutumes. Montréal, La Compagnie de lithographie Burland-Desbarats, 1879, page 75-76.