6. Un patronyme aux allures anglophones

Les origines françaises d’un patronyme aux allures anglophones

Dès leurs arrivées en terre d’Amérique autour des années 1660, les quatre « Hervet » d’une même famille de Blois en France ont vu leur patronyme se transformer en « Hervé » sous la plume des curés.  Comme ils savaient tous lire et écrire, les actes notariés enregistrés en Nouvelle-France continuèrent par contre de refléter le patronyme originel « Hervet » jusqu’à leurs morts puisque c’est ainsi qu’ils signaient.  On retrouve d’ailleurs aujourd’hui plusieurs contrats signés de la main de l’ancêtre Sébastien Hervet (1642-1714).

Son fils Sébastien (1695-1759), de la deuxième génération, était le premier à porter le patronyme « Hervé ».  Dès son arrivée à l’Isle-aux-Coudres vers 1722 et jusque vers la fin du siècle, les missionnaires et curés continueront d’écrire le patronyme sous cette forme.  C’est dans cette période que naîtront les fils de Sébastien Hervé, Pierre Hervé en 1733 et Dominique Hervé en 1736, les deux uniques géniteurs de la plupart des Harvey du Québec d’aujourd’hui.  Puis viendra la quatrième génération, les quatorze fils de Pierre et Dominique ; ils porteront également tous le patronyme « Hervé » à la naissance. 

À la fin du siècle, un curé d’origine anglophone de La Malbaie écrit le patronyme des enfants de la cinquième génération sous la forme « Hervez ».  Par la suite, les curés commencent à hésiter dans leurs façons d’écrire le patronyme : « Hervé », « Arvé », « Hervai », « Hervey », « Harvé » et « Harvay » en autres, parmi les onze formes que prendra notre patronyme dans la première moitié du dix-huitième siècle.

Il faut se rappeler que la Nouvelle-France est maintenant une colonie britannique et qu’après la conquête en 1762, la région de La Malbaie fut concédée à des Écossais ayant combattu sur les Plaines d’Abraham pour la couronne britannique.  De nombreuses personnes originaires des îles britanniques s’y sont installées.  Les contacts de nos ancêtres qui y font leur vie à partir de 1785 sont donc beaucoup plus nombreux avec l’anglais. 

Le frère Éloi-Gérard Talbot (1899-1976), généalogiste du siècle dernier, a avancé que l’apparition du patronyme sous sa forme « Harvey » à La Malbaie s’était faite pour la première fois en 1792.  Bien que les registres paroissiaux ne supportent pas cette affirmation, un écrit du seigneur de Murray Bay qui courtisait alors ses compatriotes d’Écosse qu’il voulait attirer dans sa seigneurie, mentionnerait la présence de porteurs du patronyme Harvey.  Il y avait bien un Hewett à La Malbaie à cette époque, mais aucun Harvey originaire des îles britanniques. 

La présence dans la seigneurie de Murray Bay et celle de Mount Murray de patronymes écossais tels, Nairne, Fraser, McNicoll, McDougall, Blackburn, Hewett et Thomson à cette époque explique très bien la transformation phonétique du nom « Hervé » en « Harvey », patronyme écossais et anglais particulièrement connu.

Lors du recensement de 1825 à La Malbaie, les porteurs du patronyme furent inscrits avec le patronyme « Hervé ».  Six ans plus tard, au recensement de 1831, les mêmes individus étaient alors devenus des « Hervay ».

 Contrairement aux quatre premiers arrivants de France, cent trente ans plus tard, au début du dix-huitième siècle, nos ancêtres ne savaient plus lire ou écrire.  Pour bon nombre d’années avant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, plusieurs instituteurs de La Malbaie étaient bilingues, mais d’origine anglophone.  Selon les contrats d’engagements retrouvés, pendant un court laps de temps, l’instruction y était même donnée en anglais pour une moitié de journée et en français pour l’autre moitié.  La transformation de notre patronyme n’est donc pas surprenante.  Il n’y a pas que le patronyme qui se modifie, des Harvey prénommés Guillaume ou Jean à la naissance par exemple, prendront les prénoms de William ou Johnny, une fois être passé par l’école. 

Le patronyme « Hervet » apporté de France a donc connu toutes sortes de formes transitoires avant d’adopter sa forme actuelle « Harvey ».

 

Les Harvey des Îles britanniques

Le patronyme « Harvey » a été d’abord introduit en Angleterre dans sa forme gauloise « Herve » dans le Norfolk.  Des terres et un manoir furent accordés très tôt dans l’histoire de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, en remerciement des services rendus par Robert Fitz Herve et les siens lors de la conquête Franco-Normande de l’Angleterre à la bataille d’Hastings en 1066.  

Comme de ce côté-ci de l’Atlantique bien plus tard, le patronyme « Herve » après avoir quitté la France pour l’Angleterre fut en contact dès lors avec la culture anglo-saxonne et se transforma pour prendre la forme « Harvey » au siècle suivant. 

Tout comme en Angleterre vers le douzième siècle, un changement similaire s’opérera chez nous sept cents ans plus tard. 

 

Le mythe de l’origine écossaise

La grande majorité des Harvey du Québec (plus de 90 %) sont de descendance française.  Malgré ce fait reconnu par les historiens depuis longtemps, une croyance erronée relative à une origine écossaise perdure. 

Dans son berceau de l’Isle-aux-Coudres d’où cette famille prit d’abord son envol, on se croyait toujours d’origine écossaise en 1939.  Le généalogiste Éloi-Gérard Talbot, dont il a été question plus tôt, fut un témoin de première ligne de cette croyance familiale.  Celui qui publia le « Recueil de Généalogies des Comtés de Charlevoix et Saguenay » en 1941 avait pour ce faire visité bien du pays.  Lors d’une visite à l’Isle-aux-Coudres, il écrivit :

« Ca fait beaucoup des discussions que j’ai avec les Harvey au sujet de leur origine.  Tous veulent avoir une origine écossaise.  A l’Ile aux Coudres, cette année, une dizaine se sont groupés dans une maison et me sachant dans les parages, on m’a envoyé chercher pour me prouver le fait.  Un vénérable de la tribu a pu remonter jusqu’à Dominique (1736-1812) marié à Madeleine Dufour.  C’est lui “qui est venu d’Ecosse” m’a-t-il assuré.  Eh bien, lui ai-je dit, c’est le grand-père de celui-là qui est venu de Blois et s’est marié à Québec.  Je ne crois pas les avoir convaincus. »

La tradition orale relative à l’origine écossaise des Harvey fut pour longtemps l’opinion générale dans Charlevoix et un peu partout où il y avait des Harvey au Québec.  L’origine de ce mythe a des racines bien ancrées dans le passé.  On en trouve un exemple dans la revue Saguenayensia de mars-avril 1973 où un ancien, Napoléon Harvey (1851-1937), raconte ses souvenirs :

« Mon grand-père paternel, Pierre Harvey à “Ménic”, était un Écossais pur ; (...) Le père de tous les Harvey s’appelait Aménic ; il s’est marié avec une Canadienne du nom de Marie Tremblay “Calemin” ; il est mort à L’Isle-aux-Coudres. »

Les connaissances généalogiques de Napoléon ne remontaient vaguement qu’à son arrière-grand-père dont le prénom déformé (Dominique) devient celui du premier ancêtre en reléguant aux oubliettes les trois générations précédentes.  Il ne faut pas s’en surprendre lorsqu’il s’agit d’une tradition orale, car la plupart des gens ne connaissent même pas les noms de leurs arrière-grands-parents.  Napoléon ne fut pas seul à ainsi croire à ses origines écossaises, certains historiens du siècle dernier, sans trop fouiller, ont cru également que les Harvey avaient été amenés dans la région de La Malbaie par les seigneurs écossais Nairne et Fraser tout comme les Blackburn, Hewett, McNicoll et autres.

Plusieurs des enfants des frères Pierre et Dominique Hervé de l’Isle-aux-Coudres s’installeront dans les seigneuries de Murray Bay et de Mount Murray à partir de 1785, mais en 1762, il n’y en a que trois qui sont nés, ils sont à l’Isle-aux-Coudres et le plus vieux vient tout juste d’avoir cinq ans.  Le grand-père de ces trois enfants est décédé assez jeune et est disparu de l’Isle-aux-Coudres vers 1750.  Conséquemment, aucun des vingt-neuf enfants de Pierre ou de Dominique n’a pu le connaître et entendre les histoires de ce grand-père qui avait quitté l’Isle-aux-Coudres bien avant leur naissance ou celles qu’il aurait pu conter à propos de son père venu de France.  De plus, les enfants du premier lit de Dominique et tous ceux de Pierre auront quitté l’Isle très jeunes pour s’établir principalement à La Malbaie et sur la Côte-du-Sud, les coupant ainsi de leur origine française et cela dans un pays (Murray Bay et Mount Murray) dont les Écossais étaient les dirigeants.  Lorsque l’on comprend le cheminement de ces enfants de quatrième génération, on saisit la légitimité qu’avaient ces Harvey de se définir ou à s’inventer des racines écossaises.  

 Il ne faut pas également sous-estimer la possibilité que certains de nos ancêtres aient pu faire preuve d’un peu d’opportunisme en associant leur nom à la communauté d’origine écossaise puisqu’à l’époque, faveurs, contrats et emplois allaient d’abord aux fils des conquérants et qu’il fallait bien faire vivre sa famille.

Par contre, les descendants du migrant Sébastien Hervet n’ont pas tous très tôt adopté le patronyme « Harvey » comme on a pu le laisser croire.  Bien que la majorité porte déjà le patronyme contemporain vers la fin du dix-huitième siècle, il a fallu attendre l’entre-deux-guerres du siècle dernier pour voir se normaliser notre patronyme.  Dans plusieurs villages de Charlevoix, à Québec et à Montréal, on avait beau prononcer le patronyme « Arvé » partout, on ne l’écrivait pas encore de façon uniforme au début du vingtième siècle. 

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