Chapitre 10

Les Harvey et
la Première Guerre mondiale

Les Harvey et la Grande Guerre 

Le 4 août 1914, quand l’Angleterre déclare la guerre aux empires allemand et austro-hongrois, c’est tout l’Empire britannique, duquel fait alors partie le Canada, qui se retrouve en guerre sans aucune consultation préalable.  C’est à contrecœur que le Parlement canadien s’engage dans la guerre en 1914, les affaires étrangères du pays étant gérées depuis Londres. 

À ses débuts, la guerre fait une certaine unanimité au Canada.  Alors que le gouvernement tente de recruter vingt-cinq mille volontaires pour le front, il s’en présente environ trente-trois milles, dont six mille proviennent du Québec.  C’est bien plus qu’en attendait l’Angleterre de son dominion canadien.  Les francophones ne constituent par contre que mille des trente mille volontaires.  Faisant peu de cas des volontaires francophones, l’armée dirigée en anglais par des Anglais les éparpille parmi les unités anglophones.

Ce premier contingent est formé surtout d’immigrants britanniques arrivés depuis peu au pays.  Ils sont plus des deux tiers de ces volontaires à être nés dans les îles britanniques.  La plupart d’entre eux se sont installés au Canada durant les quinze années d’immigration massive d’avant la Grande Guerre.  L’attachement à leur mère patrie dont ces derniers font montre est moins évident chez les Canadiens qui sont nés au pays, surtout parmi les Canadiens français, qui y sont enracinés depuis trois cents ans.  La décision de l’Ontario de mettre en œuvre le règlement 17 qui vise à supprimer l’apprentissage du français, soulève toujours un tollé au Canada français et contribue à leur très faible appui pour la guerre.  Il n’y a apparemment aucun Harvey francophone parmi ce premier groupe de volontaires qui s’entraînent au nouveau camp de Valcartier au nord de Québec[1].  À la fin septembre, cet énorme premier contingent débarque des trains qui se suivent à la gare de la rue Saint-Paul.  Les kakis en rangs militaires empruntent les rues de la ville de Québec jusqu’au traversier de Lévis.  Une fois de l’autre côté du fleuve, les militaires volontaires y prennent d’autres trains, ceux-là de l’Intercolonial, lesquels les amèneront à Halifax pour leur embarquement vers l’Angleterre.

Avant le déclenchement de la Grande Guerre, il existait des bataillons de langue française dans la réserve, mais aucun dans l’armée.  Devant la faillite du recrutement des francophones lors de la première vague l’armée, dirigée essentiellement par des anglophones, accepte de constituer un régiment francophone.  Le 22e Bataillon, composé de Canadiens français, est créé le 14 octobre. 

En cette fin d’automne 1914, l’appui à la guerre chez les Canadiens français, qui n’était déjà pas très élevé, décline encore.  La suspicion et l’hostilité envers l’Empire britannique s’expriment librement; d’autre part, peu de Canadiens français sont prêts à risquer leur vie pour la France qui ne s’est jamais inquiétée du sort des Canadiens qui ont survécu après la conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques en 1760.  L’armée ramène au pays quelques soldats Canadiens français pour participer à l’effort de recrutement et mettre fin à la faible participation des leurs au conflit. Contrairement à la situation de 1914, les recrutements de 1915 attireront généralement des Canadiens de naissance, majoritairement anglophones et disposés à partir.  Tout comme l’année précédente, les chômeurs s’enrôlent en grand nombre.  C’est parmi ce lot que l’on voit apparaître les premiers volontaires descendants du migrant Sébastien Hervet (1642-1714)

Le premier Harvey volontaire


Le 8 janvier 1915, le sténographe chômeur et célibataire Joseph Charles Wilfrid Harvey, alors âgé de dix-neuf ans, s’enrôle dans le Canadian Over-Seas Expeditionary ForceWilfrid n’avait pas eu besoin de mentir sur son âge, car le recruteur avait noté qu’il fêterait son anniversaire le mois suivant.  Il est né à Québec, mais, à cette époque, sa famille demeure à Montréal.  Wilfrid rejoint rapidement le 22e Bataillon déployé en France.  Il gravit les échelons et, alors qu’il est sergent, il est blessé par balle sur le champ de bataille, en août 1917 puis démobilisé le 20 octobre 1920 avec le grade de lieutenant.  Pendant que Wilfrid est en France, on tente de conscrire l’un de ses frères à Montréal ; il ne se présentera pas à sa convocation de mobilisation et sera considéré comme déserteur.   En 1923, Wilfrid quitte le pays pour s’établir à New York où il rencontre et épouse María Teresa Seidel y Prat, une Cubaine née à La Havane.  Il décède le 26 juillet 1962 dans sa ville d’adoption.  Wilfrid (1896-1962) est le fils d'Elie Harvey (1867-1929) à Thomas Hervai (1829-1911) à Thimothé Hervé (1790-1867) chez Dominique Hervé (1736-1812).

Sur les milliers de volontaires qui se joindront à l’armée, peu de Harvey d’ici se sont ainsi porté volontaire.  Outre Wilfrid, on n’en compte que sept.  Trois d’entre eux sont cousins et deux autres sont frères.  C’est bien peu, mais l’attitude des Harvey vis-à-vis cette guerre d’empires qu’a engagée le Royaume-Uni est à l’image de celle du reste des francophones au Québec. 

Qui sont ces sept autres Harvey volontaires ?

Outre Wilfrid que nous venons de découvrir, il y eut également les volontaires suivants dont un fut tué au combat :

1.  Joseph Tancrède Victor Harvey

 Joseph Tancrède Victor Harvey rejoint le 22e Bataillon du corps expéditionnaire canadien d’outre-mer le 20 avril 1915.  Ce chômeur de vingt-quatre ans, commis de métier n’a pas, avec ses cinq pieds et un pouce, le profil généralement attendu pour l’emploi.  Qu’à cela ne tienne.  L’armée manque désespérément de soldats, car les pertes au front dépassent largement le nombre de nouvelles recrues.  Arrivé en Angleterre le 29 mai 1915, avant d’être déployé sur le champ de bataille, Joseph Victor, ce fils de Murray Bay, se suicide le 29 juillet au camp militaire de Shorncliffe près de Cheriton dans le Kent.  Shorncliffe servait alors de relais aux troupes destinées au front occidental pendant la Première Guerre mondiale. Joseph Victor (1890-1915) est le fils du marchand Elie Harvey (1845-1925) à Pierre Hervey (1807-1872) à Dominique Romain dit Joseph Hervé (1768-1830) chez Pierre Hervé (1733-1799).

2.  Joseph Charles Albert Harvay


Le cordonnier Joseph Charles Albert Harvay, natif de Québec et dont la famille réside maintenant à Montréal, se joint au corps expéditionnaire canadien d’outre-mer le 10 août 1915.  Les besoins sont grands et la formation écourtée; en octobre il est déjà en Angleterre.  Le plus jeune des Harvey à s’être porté volontaire envoie sa paye de militaire à Saint-Irénée-les-Bains pour sa sœur Rose Anna, mère de famille et veuve depuis peu.  D’abord attaché au Canadian Military Engineers Corps, en Angleterre il est drafter (choisi) pour rejoindre le 22e Bataillon en France en mai 1916.  Alors qu’il n’a que dix-neuf ans, il est tué au combat le 18 août 1916.  Joseph (1897-1916) est le fils du sergent de police François Nérée Harvay (1853-post.1915) à Thomas Hervai (1829-1911) à Thimothé Hervé (1790-1867) chez Dominique Hervé (1736-1812).  Il est le cousin de Wilfrid, le premier Harvey volontaire que nous avons rencontrés.


3.  Eusèbe Harvey


Comme on l’a vu, il existait des bataillons de langue française dans la réserve avant le déclenchement de la guerre, Eusèbe Harvey (1886-1949) fait partie de l’un d’eux depuis dix ans.  Ce natif de L’Isle-aux-Coudres, qui demeure dans la paroisse Saint-Zéphirin de Limoilou à Québec, est marié depuis un peu plus de quatre ans quand il se porte volontaire en janvier 1916 et se joint au cent soixante-septième bataillon du corps expéditionnaire canadien d’outre-mer.  Qu’est-ce qui a bien pu motiver Eusèbe, ce journalier de vingt-neuf ans, à se jeter dans la bataille ? Le manque de travail ou la pression qu’exerce alors l’armée sur ses miliciens qui n’osent plus se présenter devant les vrais soldats ? Peut-être simplement le découragement relié au fait que sa femme et lui aient perdu leurs cinq premiers enfants, coup sur coup, en quatre ans.    Quoi qu’il en soit, sa femme est à nouveau enceinte lorsqu’il s’embarque pour l’Angleterre à Halifax en septembre 1916.  Tombé malade peu de temps après son arrivée dans l’île britannique, il demeurera en Angleterre où il sera posté jusqu’à son rapatriement au pays en juin 1919.  Il est le fils d’Héli Harvay (1859-1919) à Germain Hervé (1808-1902) à Joseph Hervé (1782-1867) chez Dominique Hervé (1736-1812).

4.   Ludger Alcide Harvay 


Le plombier célibataire Joseph Ludger Alcide Harvay (1881-1932) s’enrôle le 12 février 1916. Ludger a déjà trente-cinq ans lorsqu’il est envoyé en France.  Le turbulent Ludger, comme en fait foi son dossier militaire, sera démobilisé en Angleterre le 19 juillet 1919, un mois après son retour de France.  Il est le fils de Gonzague Harvay (1857-1926) à Cléophas Hervei (1818-1891), le bedeau de Murray Bay dont le père est Michel Hervé (1791-1841) à André Laurent (1764-1831) chez Pierre Hervé (1733-1799).


5.  Joseph Israël André dit Willy Harvey


Le mystérieux cultivateur journalier, Joseph Israël André dit Willy Harvey (1883-1963) âgé de trente-trois ans, tente de s’enrôler le 29 février 1916 à Chicoutimi alors que l’armée ne compte encore que sur des volontaires.  Le docteur Edmond Savard de Chicoutimi le déclare apte à combattre dans le Canadian Over-Seas Expeditionary Force; quatre mois plus tard, une fois arrivés à Valcartier, il est immédiatement démobilisé parce qu’inapte au combat? Il est fort probable que derrière cette tentative d’embauche, se cache un drame familial; son père est mourant et son unique frère est bûcheron dans le nord de l’Ontario.  Il sera donc le seul à prendre soin de sa mère.  Même si Willy avait de la difficulté à voir à plus de dix pieds, il aura tenté de trouver un revenu pour sa mère et le docteur Savard n’aura peut-être pas voulu décourager cette tentative.  Né le 21 juillet 1883, Joseph Israël André dit Willy demeurera célibataire toute sa vie.  Il est le fils d’André Harvey (1841-1917) et de Marie Malvina Bilodeau (1848-1919).  Outre son père, celui que l’on surnommera Willie après la guerre, a comme généalogie patrilinéaire son grand-père le ferblantier Célestin Hervey (1812-1887) et les autres générations qui les ont précédés, Dominique Romain dit Joseph Hervé (1768-1830) chez Pierre Hervé (1733-1799).

6.  Joseph Louis Ludger Harvey


Il y eut aussi le frère du précédent, le bûcheron Joseph Louis Ludger Harvey, aussi natif de Chicoutimi.  Ludger est le onzième enfant d’une famille de douze et le cinquième du deuxième lit de son père le cordonnier André Harvey.  Né le 12 juillet 1885, Ludger, dont le père ne possédait pas de terre, avait peu à attendre de la vie outre celle de devenir journalier; il se fit donc bûcheron.  C’est entouré d’anglophones au camp de South River au sud du lac Nipising à quelque soixante kilomètres de North Bay en Ontario qu’il ira fournir ses bras.  Il se porte volontaire pour le combat le 4 mars 1916 et est assigné au camp militaire de Niagara en Ontario.  Jugé médicalement inapte, il est démobilisé le 23 septembre de la même année.  Revenu à Chicoutimi après la mort de son père en 1917, il décède deux mois après la mort de sa mère le 31 juillet 1919, probablement de la grippe espagnole[2].

7.   Étienne Harvey


Finalement, Étienne Harvey, un deuxième bûcheron, celui-là de Saint-Paul de Mille-Vaches sur la Côte-Nord, s’engage à quarante ans.  Célibataire et natif de L’Anse-Saint-Jean au Saguenay il est le plus vieux des Harvey à s’être présenté comme volontaire.  Au moment de s’enrôler le 27 avril 1916, il habite Makamik au Témiscamingue, village situé entre Amos et La Sarre, où il était arrivé avec les premiers habitants colonisateurs en 1914 par le chemin de fer Transcontinental; il travaille au camp de bûcherons de South Porcupine près du village de Timmins en Ontario.  À l’armée, on le retrouve sous le prénom d’Ichien, né au lake Changean, le meilleur effort du scribe militaire anglais pour écrire son nom et l’endroit d’où il croit qu’Étienne est natif.  Arrivé en Angleterre en septembre 1917, il y sera cantonné pour toute la durée du conflit.  Démobilisé en janvier 1919, il retourne à Makamik. Selon les registres militaires, il était déjà décédé le 3 janvier 1921.   Étienne (1876-c.1921) est le fils de Fortunat Harvay (1840-1936) à Roger Hervey (1809-1900) à Pierre Hervé (1759-1857) chez Pierre Hervé (1733-1799).

Absents du premier contingent, les Harvey n’auront donc été qu’au nombre de huit à s’être porté volontaire avant la conscription.

Le recrutement est difficile chez les Harvey comme dans les autres familles


Ce n’est un secret pour personne que dans l’ensemble, les Canadiens français n’appuient pas autant que leurs concitoyens de langue anglaise les engagements militaires du Canada outre-mer.  Même si lors du déclenchement des hostilités les Canadiens exprimaient généralement un appui à l’effort de guerre et que les voix dissidentes étaient noyées dans un concert d’appui, avec les nouvelles parvenant du front et les pertes considérables subies au printemps 1915, ce support s’effrite au Canada français.  Les scènes d’horreurs décrivant les Canadiens crachant leurs poumons dans les tranchées font la une des journaux à la suite de l’utilisation des gaz; rien pour amener plus de support à l’effort de guerre. 

Les rumeurs de conscription créent de l’agitation chez les Canadiens français de Montréal.  Ces derniers préfèrent grandement travailler aux chantiers de la Vickers pour fabriquer des machines de guerre plutôt que de traverser les utiliser en Europe.  Un rassemblement au Champ-de-Mars contre l’enrôlement mène à l’intervention des soldats.  Des bagarres éclatent et des arrestations sont effectuées.  Dès l’automne 1915, les résultats des efforts de recrutement s’étaient amenuisés et le nombre de volontaires pour les bataillons d’infanterie se voyait réduit à une poignée. 

L’année 1916 ne sera guère différente.  À grand renfort d’affiches de recrutement, on placarde le Québec tout entier. 

Les pertes chez les Canadiens français à la bataille de la Somme en septembre, bien qu’exagéré par les journaux, n’en demeurent pas moins nombreuses, proportionnellement au nombre de francophones impliqués.  À l’instar des autres cultivateurs, les Harvey agriculteurs, qui constituent encore une bonne part d’entre eux, s’inquiètent comme les autres de la menace qui pèse sur la tête de leurs fils, alors que dans les vieux pays ont votent la conscription.  Ils sont parmi les plus opposés à l’enrôlement.  

Les bagarres sont courantes dans les rues de Québec entre des militaires anglophones en permission de la base de Valcartier qui encombrent les trottoirs et jeunes francophones travailleurs des faubourgs de la Basse-Ville ne portant pas l’uniforme.  Les premiers reprochent aux seconds leur manque d’enthousiasme vis-à-vis la guerre.  Si une vitrine de commerce affiche un carillon-Sacré-Cœur,[3] elle vole souvent en éclat, fracassée par les militaires venus en ville pour y faire la fête et boire un coup. 

En août 1916, la crainte de la conscription est à l’origine d’une échauffourée sur la Place d’Armes à Montréal, pendant une assemblée de recrutement qui tourne en mouvement anti-conscription alors que les bagarres débutent à la suite de paroles injurieuses de soldats-recruteurs trop excités.

À l’automne, le gouvernement du Canada lance son service national qui vise à constituer une liste de tous les hommes en état de porter les armes et ceux plus utiles à l’effort de guerre au pays.  En décembre le premier ministre canadien vient lui-même au Québec tenter de vendre la mesure.  Il est mal accueilli par la population francophone qui craint que l’initiative ne vise finalement qu’à faciliter la conscription, permettant ainsi aux agents recruteurs de n’avoir qu’à cogner aux bonnes portes pour se saisir des fils en âge d’être conscrits.  Comme bien d’autres, plusieurs familles chez les Harvey choisissent de ne pas déclarer certains de leurs fils pendant ce recensement perçu comme le prélude à une conscription latente.  Il s’agissait-là d’un stratagème facile considérant le nombre d’enfants décédés en bas âge et derrière qui se cachait bien des jeunes gens.  Ils seront plus de deux cents chez les Harvey à ne pas s’être inscrits sur cette liste.

Le Nouvel An passe et le clergé se range derrière l’initiative.  Qu’à cela ne tienne! Dans la province, fort catholique à l’époque, s’ensuivent dès la fin janvier 1917 les premiers grands regroupements contre l’enrôlement pour l’Empire qui se tiennent sur les places publiques des grandes villes comme au Marché Montcalm à Québec.  Là comme ailleurs on n’hésite pas à soulever les foules en rappelant le sort réservé aux francophones de l’Ontario où l’enseignement dans la langue des ancêtres est dorénavant interdit.  Comme si ce n’était pas assez, la ferveur était alimentée par les nouvelles venant d’Europe où l’on se prépare à voter la conscription.  Ces regroupements sont encore rapidement dispersés.

Les ligues anti-conscription multiplient les manifestations à travers la province.  En juin, à Québec, la foule haranguée par des leaders nationalistes se lance à l’assaut des journaux conscriptionistes et en défonce les devantures.   À compter de juillet 1917, des manifestations violentes ont lieu à Montréal.   En août, la maison du propriétaire d’un journal favorable à la conscription est dynamitée.  En septembre, d’autres manifestations ont lieu à Sherbrooke où l’on saccage les propriétés de gens favorables à la mesure.

Au début de la guerre, le premier ministre canadien s’était engagé à ce qu’il n’y ait pas de conscription.  Au printemps 1917 et malgré cette promesse, comme le volontariat ne produisait pas les renforts nécessaires, il fut amené à préparer sa Loi du Service militaire laquelle fut promulguée le 28 août. 

Entre juillet 1916 et octobre 1917, moins de trois mille nouveaux volontaires s’enrôlent.  L’effort de recrutement au Québec, malgré la propagande intense pour inciter les hommes à s’engager, avait échoué en grande partie à cause de l’amertume causée par le Règlement 17 et le mauvais traitement réservé aux volontaires canadiens-français, lequel devenait de plus en plus connus.  La plupart des Canadiens français qui se sont offerts à la guerre jusqu’à présent viennent de la région montréalaise, de Québec, de l’ouest du Québec et de l’est de l’Ontario.  Même s’il constitue trente pour cent de la population, les Canadiens français n’ont fourni que quatre pour cent des volontaires.  La moitié des recrues du Québec est anglophone et près de la moitié de tous les volontaires francophones proviennent de l’extérieur du Québec.  Cette situation exacerbe les tensions entre Canadiens anglais et Canadiens français.

Les journaux du 13 octobre annonçaient que ce serait donc tous les hommes célibataires âgés de vingt à trente-quatre ans qui devront se présenter à l’examen médical d’enrôlement.  Parmi les trois cent mille candidats qui recevraient une convocation pour l’examen, de tous les descendants du migrant, ils étaient environ trois cents chez les Harvey, qui répondaient aux critères de la loi.  Ils auraient pu être une vingtaine de plus, mais grâce à des mariages précipités, plusieurs n’étaient plus terrifiés par la menace d’enrôlement.  Chez les Harvey, ils sont près de soixante à s’être mariés pendant les années de la guerre.  Alors que depuis le début du siècle on mariait environ dix descendants Hervet/Hervé/Harvey par année, cette moyenne passe à une quinzaine pendant la Grande Guerre.  Pour la seule année de la conscription, en 1917, il y en aura vingt qui se marieront.  Du jamais vu.

Absents du premier contingent et en nombre limité par la suite, les Harvey n’auront plus le choix de s’engager dans ce conflit, mais ils n’obéiront pas tous.

La conscription et ses répercussions chez les Harvey


Les conscrits sont nombreux à être appelés, mais ils seront très peu à se présenter et encore moins à participer à la guerre.  Seuls vingt-quatre mille seront finalement conscrits sur les trois cent mille convoqués à l’examen médical.

Au tout début de novembre 1917, les tribunaux d’exception commencent à entendre les demandes de révision de ceux qui se sont présentés à l’examen médical et ont été acceptés.  La nouvelle loi est vague et pleine d’échappatoires.  Outre les examens médicaux frauduleux qui permettent à bon nombre de Canadiens français de se soustraire à la loi, chacun se réclame soit comme personnel essentiel sur la ferme familiale, journalier travaillant dans une industrie de support à la guerre ou l’une de la dizaine d’autres raisons qui constituent des motifs d’exemptions.  La grande majorité des conscrits réussissent à éviter l’enrôlement et chez les Harvey on est nombreux à pouvoir ainsi échapper au couperet.   Par contre, les Harvey et les autres qui avaient choisi de ne pas s’enregistrer au service national en janvier 1916 et qui n’ont par conséquent pas reçu de convocation pour l’examen médical s’en mordent les doigts en constatant la facilité avec laquelle les exemptions sont maintenant accordées.  Ils devront vivre comme des fugitifs sans papiers pour la durée de la guerre. 


En ce début de novembre, Armand Lavergne, député nationaliste et avocat de Québec connu pour son opposition à la guerre, prêche ouvertement la désobéissance civile pour ceux n’ayant pas obtenu d’exemption.  De nouvelles manifestations ont lieu et les vitrines des journaux supportant la conscription volent en éclats une nouvelle fois; ce ne serait pas la dernière. 

Ceux qui n’ont pas eu la chance de se faire reconnaître une exemption doivent, dès le 10 novembre, se présenter à l’armée sous peine de cinq ans de prison.  À partir de ce moment, ce seront dix-huit mille huit cent vingt-sept Québécois qui vont disparaître dans la nature, vivant en forêt dans des camps de bûcherons, des cabanes à sucre et autres endroits reculés où la police militaire ne s’aventurerait pas[4].  Dix-huit d’entre eux sont des Harvey qui s’ajouteront aux sans-papiers qui avaient choisi de ne pas s’enregistrer au service national en janvier 1916.

Les premières échauffourées ont lieu à Québec et à Montréal entre les recruteurs Canadiens anglais qui harcèlent même les conscrits munis d’une exemption.  

Le gouvernement tient une élection qui porte essentiellement sur la question de la conscription.  Au sortir du vote le 17 décembre, les Canadiens français, largement sous-représentés dans le corps expéditionnaire canadien d’outre-mer, avaient voté en bloc contre la conscription, mais se voyaient imposer la loi de la majorité anglophone qui avait aussi voté d’une seule voix pour le parti supportant la mesure.  Le 18 décembre, on se retrouverait de nouveau à amasser les vitrines dans les rues.  Les jours suivants, de nombreuses manifestations éclatèrent dans plusieurs villes du Québec.

Le 1er janvier 1918, le gouvernement met sa conscription en application.  Les spotteurs, des constables spéciaux anglophones, chargés de débusquer les conscrits qui ne se sont pas présentés à l’un des bureaux d’enrôlement sont partout, principalement dans les villes.  Si un conscrit exempté n’a pas ses papiers d’exemptions sur lui, il est immédiatement arrêté et conduit au camp militaire sans autres enquêtes.  Une tentative d’arrêter des conscrits provoque des émeutes et des combats dans les rues de la ville de Québec qui durent près d’une semaine pendant la période de Pâques.  Deux mille soldats canadiens-anglais de Nouvelle-Écosse et de l’Ontario débarquent et patrouillent dans les rues.  Le 1er avril 1918, quatre francophones sont tués et soixante-dix sont blessés lorsque les militaires anglophones ouvrent le feu sur une foule à Québec.  L’arbitraire prévaut. 

C’est ainsi que, de passage à Québec, le navigateur de vingt et un ans, Joseph Onésime Grégoire Harvey (1896-1959) de Baie-Saint-Paul, qui avait assisté à l’émeute, annonça à son père, Thimoté Harvay (1871-1945), en sortant du bassin Louise, qu’il devrait être remplacé sur la goélette par un de ses frères plus jeunes.  Au retour du voyage, Joseph alla se cacher dans les bois près de Saint-Placide jusqu’à la fin du conflit.  Un mauvais sort fit cependant qu’une fois marié, vingt-trois ans plus tard, son fils aîné Joseph Lucien Gabriel (1920-1941), volontaire celui-là, disparaîtra au début de la Deuxième Guerre mondiale, probablement à bord d’un navire coulé par l’ennemi.  Joseph attendit longtemps et vainement des nouvelles de son fils; il en fut inconsolable jusqu’à la fin de sa vie[5].

L’application rigoureuse de la conscription provoque du mécontentement au Canada et surtout au Québec.  Les manifestations de Montréal et Québec qui avaient dégénéré et leur répression violente vont conforter les Québécois francophones dans leur position anti-conscription, ce qui ne fait qu’aviver les tensions déjà existantes entre francophones et anglophones.

Dans les familles de cultivateurs Canadiens anglais, on prêtait à contrecœur au roi d’Angleterre un jeune fils pour sauver l’aîné et les autres qui continuaient à faire vivre la terre.  Chez les Harvey comme chez les autres francophones, on ne voulait pas envisager un tel sacrifice.  

Si, en 1914, le premier contingent de soldats volontaires avait marché fièrement dans les rues de la ville au départ pour l’Angleterre, les choses avaient bien changé.  Tous réalisaient maintenant le carnage qui se produisait dans l’est de la France et l’enthousiasme était moins grand.

Selon les dossiers militaires canadiens, trente-huit Harvey n’ont pas été exemptés.  Deux d’entre eux se rendront en Europe et, comme on l’a vu, dix-huit autres déserteront.  Puisque la fin de la guerre approche, les dix-huit autres qui seront enrôlés ne termineront pas leur entraînement, ou n’auront pas encore pris le bateau d’Halifax pour se rendre en Europe, lorsque la fin du conflit est déclarée le 11 novembre 1918. 

Qui sont ceux qui ont traversé en Europe parmi les conscrits ?


Ils sont peu nombreux :


D’abord, le 4 janvier 1918, l’électricien célibataire de vingt ans, Joseph Émile Paul Harvey de la paroisse Saint-Zéphirin-de-Stadacona dans le faubourg Limoilou de Québec, répond à l’appel d’enrôlement obligatoire.  Arrivé en Angleterre en mai 1918, il y est posté pour la durée du conflit.  Bien après la fin du conflit, alors qu’il est toujours dans l’armée en Angleterre, il est atteint de ce qui s’apparente à la grippe espagnole et est hospitalisé au Ripon Military Hospital dans le Yorkshire en juin 1919.  Paul est ramené au pays et démobilisé le 21 juillet de la même année.  Bien que de retour au Canada, on perd sa trace par la suite.  Il n’apparaît pas au recensement de 1921.  Paul (1897-c.1919) est le fils de Benjamin Harvay (1861-1920) à Thomas Hervai (1829-1911) à Thimothé Hervé (1790-1867) chez Dominique Hervé (1736-1812).  Il est le cousin de Wilfrid, le premier Harvey volontaire et de l’autre cousin Joseph, tué au combat.

2.   Joseph Eugène Harvey


Puis ce fut le tour d’un charretier de trente-trois ans, Joseph Eugène Harvey (1884-1946) qui œuvrait dans le port de Montréal.  Le célibataire de trente-trois ans se présente pour son enrôlement le 4 mars 1918.  Huit mois plus tard, le 4 novembre 1918 et à sept jours de la fin de la guerre, alors qu’il est sur le champ de bataille en France, il est blessé à la jambe par un éclat d’obus.  Joseph est ramené au pays en mars de l’année suivante et démobilisé peu de temps par la suite.  À cinq pieds et trois pouces et cent vingt-cinq livres, celui que l’on surnommait shorty demeurera célibataire jusqu’à sa mort en 1946.  Joseph est le fils de Joseph Harvey (1859-1918) à François Nérée Harvay (1835-1897) à Thimothé Hervé (1790-1867) chez Dominique Hervé (1736-1812).

Qui sont ceux des Harvey parmi les conscrits qui sont demeurés au pays ?


Parmi les autres Harvey enrôlés après la loi de la conscription, trois ont feint une maladie pour éviter l’Europe; quatorze ont menti sur leur âge et leur relation familiale ou ont tenté de se faire passer pour un frère plus jeune, afin d’échapper à la guerre.  Dans plusieurs familles, c’est plus d’un enfant qui est conscrit; alors que l’un obtient une exemption, l’autre n’a pas la même chance.  Peut-on blâmer un Harvey de déserter quand son frère a été tué au combat l’année précédente.  Certains ont réussi à éviter le front en désertant ou par d’autres stratagèmes, mais pour le plus grand nombre la chance a voulu que se termine la guerre avant leur embarquement pour l’Europe.

Il n’y a pas ici de jugement à porter sur nos ancêtres Harvey qui ont agi comme la grande majorité des Canadiens français en prenant tous les moyens pour ne pas être impliqués dans cette guerre lointaine.  La grande majorité était fils de cultivateurs et travaillait au gagne-pain familial.  Cela avait permis à bon nombre des trois cents Harvey conscrits d’obtenir une exemption au début de l’application de la Loi du Service militaire.  Ce n’était plus le cas au printemps 1918 alors que le gouvernement d’Ottawa appliquait avec fermeté et de façon souvent très arbitraire sa conscription[6].  C’est ainsi que les Harvey suivants furent conscrits en 1918 :

Et les six déserteurs suivants dont on ne sait que peu de chose à l’exception du fait que l’on peut présumer qu’ils sont des descendants du migrant Sébastien Hervet considérant leurs régions d’origines :

1.      Charles

2.      François

3.      Joseph

4.      Joseph

5.      Thomas

6.      Wilfrid

[1] B.A.C., G. Canadian Over-Seas Expeditionary Force Files.  Les informations relatives aux Harvey ayant participé à la Grande Guerre ont été tirées de ces dossiers. 

[2] BAnQ, registre de la paroisse Saint-François-Xavier de Chicoutimi, 16 mai et 2 août 1919.

[3] Ancêtre du drapeau québécois conçu par Elphège Filiatrault en 1902 auquel on ajouta un Sacré-Cœur au centre en 1903.

[4] Plus de 20 lieux, rivières, lacs portent les toponymes conscrits ou conscrits dans la Banque de noms de lieux du Québec, comme le mont des Conscrits à 50 km au sud de Chicoutimi.  Le nom de cette montagne comme les autres toponymes rappelle les nombreux conscrits canadiens-français qui se sont réfugiés dans les forêts de la Haute-Mauricie, du Saguenay et du Lac-Saint-Jean durant la crise de la conscription en 1917 et 1918.

[5] Cette anecdote m’a été racontée par son neveu Jacques Harvey, lequel se souvient avoir vu, alors qu’il n’avait que cinq ou six ans, son cousin costumé en soldat, peu avant le départ de ce dernier pour la guerre.

[6] Les événements historiques cités dans le texte sont tirés des références suivantes :