Guillaume Harvey

(1849-c.1935) 

William Harvey, de la sixième génération, quittera les hauteurs de Saint-Siméon en 1892 pour aller survivre aux États.  Né Guillaume le 11 décembre 1849 à Murray Bay, on ne prendra pas de temps de l’affubler du prénom de William, abandonnant ainsi, comme tant d’autres, son prénom francophone.  Un tel changement qui fauchait ainsi les prénoms francophones comme une vague déferlante s’était abattue sur les seigneuries de Murray Bay et de Mout Murray au milieu du XIXe, de sorte qu’un grand nombre de Jean et Jean Baptiste devinrent des John ou Johnny, les Marie des Mary, les Elisabeth des Elizabeth, les George des Georges, les Henri des Henry.  De même, toutes les Anne, Albertine, Victoire et Aurélie qui virent la dernière lettre de leur prénom remplacée par un « a » pour faire dans le ton plus anglo-saxon, ouvrant ainsi les portes du travail en mer comme dans les hôtels des riches anglophones de Pointe-au-Pic et des environs.  William Harvey, navigateur de métier, est le fils cadet du navigateur François Arvé (1800-1871) à David Hervé (1764-1837) chez le pilote et navigateur Dominique Hervé (1736-1812).


Après avoir navigué pendant toute sa jeunesse sur les goélettes de son père, la Catherine d’abord vendue à William Charest en 1860, puis sur une autre achetée de Basile Dufour en 1853, William prendra la responsabilité de cette dernière un peu après le décès de son père dans les années 1870[1].


Dernier né de dix enfants, il s’unit à une voisine, Célina Saint-Pierre, le 10 juillet 1876 à Saint-Siméon[2].  Célina épouse donc un navigateur comme son père.  Après Rimouski où est née Célina, ce marin habite maintenant Saint-Siméon après avoir vécu dans plusieurs ports du Saint-Laurent à commencer par Saint-Rock-des-Aulnaies où beaucoup de ses plus vieux enfants sont nés, mais surtout Rimouski où ils sont demeurés longtemps.  Le couple formé de William et Célina aura neuf enfants à Saint-Siméon; cinq d’entre eux survivront au-delà de l’enfance.


En 1891, William semble avoir perdu sa goélette.  Cette dernière construite depuis quatre décennies devait avoir besoin d’être remplacée et il n’avait peut-être pas le pécule nécessaire pour en racheter une autre?   Demeurant toujours à Saint-Siméon il est toujours marin, mais pour le compte de quelqu’un d’autre;  il est aussi journalier à ses heures pour combler les fins de mois.  Outre ses quatre filles et son unique garçon, William héberge également Antoinette, sa mère, veuve depuis plus de vingt ans[3].  Quand Antoinette Audet dite Lapointe décède le 29 janvier 1892, plus rien ne retient William à Saint-Siméon[4].


Philomène Saint-Pierre (1838-1914), la sœur aînée de Célina, est expatriée aux États-Unis avec sa famille depuis 1877[5].  D’abord établie à Salem au Massachusetts[6], elle vit maintenant à Fall River, une centaine de kilomètres plus au sud.  Il ne fait nul doute que les deux sœurs devaient avoir correspondu et l’aînée était peut-être même venu visiter ses parents à Saint-Siméon, faisant miroiter le rêve américain, étant donnée la nouvelle facilité du trajet qui ne durait maintenant qu’une journée pour atteindre Québec.  Comme les départs des Canadiens français vers la Nouvelle-Angleterre étaient une question de réseautage familiale ou à tout le moins entre les gens de même village, il n’y a pas de raison que le départ de William et sa famille fût différent. 

William a en commun avec plusieurs Harvey qui sont partis vers les moulins à coton de la Nouvelle-Angleterre le fait d’avoir plusieurs filles.  Contrairement aux régions de Charlevoix, du Saguenay ou du lac Saint-Jean où l’économie gravite surtout autour de l’agriculture et des scieries, un monde d’hommes, les états du Nord-Est américain offrent à volonté de l’emploi aux femmes et aux enfants.  Les revenus de William ne devaient pas être suffisants pour supporter la famille, car il quitte les paysages bucoliques de Saint-Siméon qui ne le font plus vivre au printemps 1892 pour tenter le rêve américain lui aussi[7].

Lorsque William et Célina débarquent du train à Fall River dans le comté de Bristol au Massachusetts, les enfants suivants sont avec eux : Henri (1878-1901), Eva dite Blanche (1880-post.1920), Olivia dite Eva (1885-post.1915), Maria (1886-post.1910) et Marie (1890-av.1900).  Aucun d’eux ne reviendra au pays. 

La famille débarque à Fall River, mais c’est plutôt à Flint qu’elle s’établit.  Flint est en fait un gros village dans la ville de Fall River, il en est une partie; nommé ainsi en l’honneur de John-D. Flint, président de la manufacture de coton qui y avait vu le jour en 1872.  À cette époque, l’endroit est un quartier largement canadien-français.  En venant de la gare, William et les siens remontent la rue South Main, tourne à angle droit après avoir dépassé le City Hall et enfile la rue Pleasant dans un tramway chargé de compatriotes.  Alors, mais alors seulement, ayant dépassé de vastes filatures à l’aspect de boîtes gigantesques, Flint apparaît et William est maintenant chez lui.  

Si Flint ne comptait que deux cent cinquante familles canadiennes-françaises en 1874, regroupées pour la plupart dans la rue Jencks, le portrait de l’endroit avait fort changé à l’arrivée de William.  Ses compatriotes se comptent maintenant par milliers.  Les rues du quartier s’ouvrent en éventail, traversées de bloc en bloc par de nombreuses rues transversales.  Sur une hauteur, au centre du quartier à peu près exclusivement francophone s’élève l’église de Notre-Dame de Lourdes, la nouvelle paroisse de la famille et tout à côté le parc Lafayette[8].  Les premiers paroissiens de Notre-Dame de Lourdes venaient pour la plupart des environs de Rimouski, surtout de Sainte-Flavie.  Ce n’est donc pas un hasard si Philomène Saint-Pierre, la sœur aînée de Célina qui vivait à Rimouski, s’était retrouvée à cet endroit en 1877 et que William et les siens arrivent à leur tour à Fall River.

William et les enfants trouvent rapidement des emplois au moulin de l’American Printing Company.  Ils ont loué un petit logement de la compagnie rue County en face du parc Lafayette.  La ville compte plusieurs moulins et à celui où travaillent les membres de la famille on compte plus de six mille travailleurs.  Les logements des employés de Fall River se composent de milliers d’immeubles multifamiliaux à ossature de bois, généralement de trois étages avec jusqu’à six appartements.  C’est dans l’un de ceux-là qu’ils habitent.  William sera tisserand de coton pendant plus de quinze ans.

Il ne le sait probablement pas, mais il arrive à Fall River à un bien mauvais moment.  On est à l’époque où l’afflux d’immigrants canadiens-français sème la peur chez les Américains.  Les grands titres des journaux, dont le New York Times, parlent de ces travailleurs Canadiens français agglutinés dans des  « Petits Canada » où les logements ont été construits à la hâte.  Ces maisons qui peuvent contenir jusqu’à cinquante familles, subsistant dans des conditions qui font honte à la civilisation, tout en suscitant la peur et l’aversion chez leurs voisins.  William assistera alors à une période assombrie par la crainte que ces immigrants qui avaient traversé la frontière terrestre aux États-Unis.  À cette époque, les Canadiens français résistent encore à l’assimilation en s’isolant, en créant leurs propres paroisses, leurs écoles et moult institutions qui les desservent.  Une partie de l’élite américaine les considère alors comme une menace potentielle pour l’intégrité territoriale des États-Unis, par un complot catholique visant à subvertir le nord-est des États-Unis.  Inutile d’ajouter que le quartier où William s’installe avec sa famille, milieu envahi par les Canadiens français depuis plus de vingt ans, offre une singulière animation par les familles nombreuses qui y habitent, ce qui n’était pas rassurant les Américains généralement peu prolifiques[9].


Mais cette hostilité n’amènera pas William à modifier sa destinée.  Il n’en a pas les moyens et pour lui, un retour aux conditions de Saint-Siméon serait encore pire. 


C’est vers 1896 que débarque à Flint un lointain parent.  Napoléon Harvey (1851-1937) de Saint-Louis de Chambord qui avait travaillé quelques années dans les usines de textile de Manchester au New Hampshire, venait tenter sa chance à Fall River.  Il ne fera que passer puisqu’à l’automne 1897 il sera revenu au pays.  Le père de William était cousin du grand-père de Napoléon.  Comme ce dernier était un joueur de violon réputé, peut-être se sont-ils croisés au parc Lafayette dans l’une de ces fêtes qu’organisait la société Saint-Jean-Baptiste de l’endroit, mais un monde les séparait, car William était navigateur sur le fleuve alors que Napoléon était cultivateur au lac Saint-Jean, il y avait donc peu de chance qu’ils aient discuté de leur cousinage.


En septembre 1897, William et Célina marient leur aînée en l’église Notre-Dame-de-Lourdes.  Blanche épouse Napoléon Drapeau, issu d’une famille qui fut l’une des premières à venir de Sainte-Flavie au Bas-Saint-Laurent pour s’établir à Fall River dans les années 1870[10].  La vie de William et Célina à Fall River n’est pas seulement remplie de bonheur et de modernité, avant 1900, ils auront perdu leur fille Marie alors qu’elle n’avait pas encore dix ans[11].  Ils n’ont plus que trois enfants à la maison et encore là, ces derniers travaillent de onze à douze heures par jour au moulin[12].  C’est en 1900 que, pour améliorer son sort, la famille déménage, mais pas très loin.  À un coin de rue du logement précédent et toujours dans une propriété de la compagnie, ils habiteront une maison comptant beaucoup moins de famille[13].  


Le malheur s’abat encore une fois sur eux en 1901 alors que, le 5 mai, William perd son seul fils.  Henri décède d’une pleuropneumonie à l’âge de vingt-deux ans.  Pour comble de malheur, la même journée et à un pâté de maisons de chez William, leur fille Blanche perd aussi l’une de ses propres filles[14].


Le 31 mars 1904, Maria, maintenant la cadette et célibataire, accouche d’un enfant à plus de cent vingt kilomètres au nord de Fall River, dans la petite ville de Tewksbury du comté de Middlesex.  Que faisait-elle à cet endroit, une banlieue de Lowell?  L’avait-on envoyé accoucher chez un parent pour cacher cette grossesse ou travaillait-elle à l’usine de coton de Lowell lorsqu’elle rencontra le père de l’enfant qui ne se manifestera pas?  Quoi qu’il en soit, William et Célina qui ont cinquante-cinq ans en feront leur enfant que l’on prénommera Gertrude Lilianne[15].


C’est en 1906 que William et Célina marient une autre de leurs filles.  Eva épouse Jerry T. E. Reeves, un machiniste travaillant au moulin comme elle, le 15 janvier à l’église Notre-Dame-de-Lourdes[16].  Le couple partira s’établir à Newport au Rhode Island.


William continue de travailler au moulin de l’American Printing Company.  Vers 1908, ils emménagent à quatre dans un nouveau logement de la rue Melrose, toujours dans ce même quartier de Flint constitué de Canadiens français.  Vers 1910, à plus de soixante ans, il n’a plus la main aussi forte qu’autrefois pour poursuivre son métier de tisserand et il se convertit en préposé à l’entretien au moulin.  Maria, leur fille et la petite Lilianne, déclarée comme leur enfant, vivent avec William et Célina[17].   


Dix ans plus tard, William s’éreinte toujours au moulin.  Il vit seul avec Célina et Lilianne.  Leur fille Maria a quitté la maison, laissant derrière elle sa fille naturelle[18].  Encore une fois la famille a déménagé, toujours dans le même quartier; ils sont maintenant sur la rue Harrison.


C’est en 1930 que William perd sa compagne de vie qui décède à quatre-vingt-un ans dans sa ville d’adoption[19].  William, maintenant rentier, part vivre alors chez sa fille adoptive Lilianne qui s’est mariée dans la dernière décennie.  Il y finira sa vie.

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[1] PELLETIER, Louis, La seigneurie de Mount Murray : Autour de La Malbaie 1761-1860. Sillery, Septentrion, 2008, pages 202 et 318.

[2] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Siméon, 10 juillet 1876.

[3] B.A.C., G., Recensement de 1891 du Canada, Charlevoix, Saint-Siméon, microfilm, 30953_148192-00566.

[4] BAnQ., Registre de la paroisse Saint-Siméon, 29 janvier 1892.

[5] 1910, Recensement fédéral américain, État du Massachusetts, Fall River, comté de Bristol, ville de Fall River, page 7A.

[6] State of Massachusetts, Record of Marriages, 19 février 1876.  Mariage de Philomène Tremblay, fille de Philomène Saint-Pierre.

[7] 1900, Recensement fédéral américain, État du Massachusetts, Fall River, comté de Bristol, ville de Fall River, page 8.

[8] Magnan, op.,cit. pages 28, 33 et 71-72.

[9] Magnan, op., cit. page 39.

[10] Registre de la paroisse Notre-Dame-de-Lourdes de Fall River, 26 septembre 1897.

[11] Je n’ai pu retrouver l’inscription du décès au registre de la paroisse Notre-Dame-de-Lourdes, mais Marie n’apparaît pas au recensement de 1900 ni aux suivants.

[12] 1900, Recensement fédéral américain, État du Massachusetts, op., cit.

[13] À son arrivée à Fall River la famille demeurait à l’appartement numéro 1 du 393 rue County, en 1901 il déménage au 424 de la rue County.

[14] State of Massachusetts. Record of Deaths for Fall River, 5 mai 1901.

[15] State of Massachusetts. Record of Birth for Fall River, 31 mars 1904.  Bien que la naissance soit enregistrée à Fall River, le registre indique que la naissance eut lieu à Tewksbury.

[16] State of Massachusetts. Record of Marriages for Fall River, 15 janvier 1906.

[17] 1910, Recensement fédéral américain, État du Massachusetts, ville de Fall River, page 13.

[18] 1920, Recensement fédéral américain, État du Massachusetts, ville de Fall River, page 8.

[19] State of Massachusetts. Index to Deaths for 1930.