11-3. L’exode des Harvey aux États-Unis

L’exode des Harvey aux États-Unis

Comme Sébastien Hervet (1642-1714), l’ancêtre de la plupart des Harvey du Québec, lequel était un migrant venu de France, il faudra attendre cinq générations avant que certains de ses descendants ne fassent comme lui et tentent leur chance ailleurs pour se faire un avenir meilleur.

L’émigration vers les États-Unis prend un rythme important pour les fils des francophones du Bas-Canada vers le milieu du XIXe siècle et elle est révélatrice d’un problème grave.  La province a une économie essentiellement agraire et le domaine cultivable pour les colons d’ascendance française n’augmente pratiquement pas malgré une démographie grandissante.  Pour la plupart, les sans-terre canadiens-français entament leur migration vers les États-Unis autour de 1840.  En 1848 par exemple, ce sont quarante mille Canadiens français qui émigrent aux États-Unis.  Avant que cette vague d’émigration ne prenne fin avec la crise économique des années 1930, bien qu’environ la moitié d’entre eux soient revenus, ils auront été un peu plus de neuf cent mille à quitter leur mère patrie pour s’établir aux États-Unis.  Parmi eux, on ne compte pas moins de cent soixante-douze Harvey qui sont ainsi devenus nos cousins américains.  Si l’on considère que les Harvey de souche francophone étaient un peu plus de trois-cent cinquante en 1850 et moins de mille au tournant du siècle dernier, ce nombre de cent soixante-douze départs vers les États-Unis est considérable[1].  Heureusement, cet exode s’est étalé sur quatre générations de Hervé/Harvey : un seul de la cinquième génération, vingt-trois de la sixième, quatre-vingt-sept de la septième et cinquante-cinq de la huitième génération.  Neuf Hervy/Harvey, huit de la troisième génération et une de la quatrième, seront aussi de cet exode.

Si comme le président américain John F. Kennedy avait dit au parlement canadien le 17 mai 1961 : « la géographie avait fait de nous des voisins.  L’histoire avait fait de nous des amis.  L’économie avait fait de nous des partenaires… Et la nécessité avait fait de nous des alliés… », l’économie du Québec dans le jeune Canada avait fait de cent soixante-douze des nôtres des dépendants économiques de l’oncle Sam[1a]

Les causes

Dans bien des régions du Québec où habitent les Harvey, l’agriculture est peu productive et arrive mal à faire vivre les familles.  Il suffit d’une ou deux mauvaises récoltes pour que l’agriculteur, endetté, soit forcé de vendre sa terre et de prendre le chemin de l’exil.  Dans les vieilles régions agricoles, il y a trop d’enfants pour le nombre de terres disponibles.  Arrivés à l’âge adulte, les enfants doivent chercher ailleurs un moyen d’assurer leur subsistance, la maigre pitance d’ouvrier de ferme et les bonnes prières ne suffisent plus à nourrir les nombreuses bouches.


«C’est ainsi que s’explique l’exode rural en direction soit des États-Unis, soit des villes du Québec. Ces dernières profitent donc d’un afflux de population en quête d’emploi.»[2]


 

Dans la même période, la guerre civile américaine éclate, ce qui amène le ralentissement de la production et la fermeture de plusieurs moulins en raison du blocus du coton par les états du Sud.  Les usines à coton de la Nouvelle-Angleterre perdent une grande partie de leur main-d’œuvre.  La majorité des travailleurs américains partent au combat ou trouvent un travail ailleurs et ne reviendront pas.  À la fin de la guerre de Sécession, les usines à coton livrent une campagne de recrutement agressive pour trouver de la main-d’œuvre bon marché au Québec et au Nouveau-Brunswick francophone.  Ces moulins, comme on les appelait, commence à faire de la publicité et même à envoyer des agents au Québec pour recruter des travailleurs, promettant des logements et des salaires et le passage gratuit jusqu’à destination.  Québec, Montréal et Chicoutimi sont sur le trajet de ces recruteurs.

En parallèle, depuis quelques années, l’économie au pays ne va pas bien.  En Europe, c’est la crise et sur le continent les producteurs de blé américains font chuter les prix grâce à leurs élévateurs à grains, leurs trains et de grands navires de transport.  La « Panique de 1873 » s’installe.  Plus qu’auparavant, c’est par milliers que les Canadiens français émigrent vers la Nouvelle-Angleterre pour y devenir les tâcherons des manufactures.  Le gouvernement va même jusqu’à fermer la frontière pour un certain temps afin d’endiguer l’hémorragie.  


Ils sont si nombreux à vivre de l’autre côté de la frontière que les journaux d’ici donnaient de leurs nouvelles dans des rubriques récurrentes. Les régions de Charlevoix, du Saguenay, du lac Saint-Jean et de la Côte-du-Sud où vivent la majorité des Harvey ne sont pas épargnées cette fois-ci, car les maigres surplus des petites terres, qui ont été subdivisées au maximum, se vendent presque qu’à perte.  Ils seront donc plusieurs à préparer leurs baluchons, décidés à quitter la misère pour l’aventure dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre et ailleurs aux States

Les Harvey partent aussi

Pour les Harvey, l’aventure américaine débutera en 1868.  Des individus s’installent d’abord en Nouvelle-Angleterre surtout temporairement.  À compter des années 1880, des réseaux migratoires facilitent l’installation des Canadiens français qui veulent travailler dans des usines américaines.  Ce seront alors des familles entières de Harvey qui émigreront dans des villes manufacturières de la Nouvelle-Angleterre au Maine, au Massachusetts, au New Hampshire, mais aussi dans l’État de New York. 

La ligne de chemin de fer du Grand Tronc vers Portland est construite durant le boom des usines textiles en Nouvelle-Angleterre, facilitant ainsi un afflux d’ouvriers canadiens-français.  La construction de l’embranchement qui rejoint le Grand Tronc entre Richmond et Lévis favorise particulièrement les départs chez les Harvey.  De fait, après s’être embarquée à l’anse Tibbits de Lévis, à compter de 1879, la presque totalité de ceux-ci empruntera l’embranchement Lévis-Kennebec cette voie directe entre Lévis et l’état du Maine pour leurs départs vers les États-Unis[3].

Comme on l’a vu, l’arrivée en 1888 du chemin de fer sur les rives du lac Saint-Jean allait aussi marquer le développement d’établissements et la fondation de nouvelles paroisses.  Par contre, ce même chemin de fer allait extirper de ces mêmes paroisses du lac, comme de celles du Saguenay, beaucoup de Harvey découragés du large tribut qu’exigeait le défrichement et désillusionnés du rêve agricole.  C’est par ce chemin tortueux de la Quebec and Lake St John Railway qu’ils allaient prendre le chemin contraire en direction de Québec puis de Richmond pour aller tenter leur chance dans les usines de textiles de la Nouvelle-Angleterre.

Si le clergé avait accordé une faveur particulière à la colonisation depuis le milieu du XIXe siècle en vue d’enrayer l’émigration canadienne-française aux États-Unis, pays industriel, anglo-saxon et surtout protestant; une telle conception du terroir par l’église, gardienne de la Foi, de la langue et des valeurs traditionnelles, n’aura pas su convaincre quatorze célibataires et trente-quatre familles porteuses du patronyme Harvey d’aller goûter au rêve américain.

Cette lente migration ne sera pas toujours un fleuve tranquille.  Plusieurs commenceront par des allées retour entre les usines de l’Oncle Sam et la mère patrie.  Après quelques années à vivre et travailler autour des usines, certains reviendront au pays déçu de leur expérience alors que d’autres s’y établiront à demeure. 

Si «les Québécois de la fin du 19e siècle ont la bougeotte... ce n’est certes pas par caprice. Ils y sont contraints par la situation économique.»[4]

Dans cette période de grande migration des Canadiens français vers les États-Unis entre 1840 et 1930, certains Harvey disparaissent tout simplement des registres de la province sans que pour autant l’on puisse facilement retrouver leurs traces en Nouvelle-Angleterre ou ailleurs aux États-Unis.   Cela est particulièrement vrai pour les femmes auxquelles les registres des deux côtés de la frontière accordent encore moins d’importance.  On peut présumer que plusieurs de ces Harvey célibataires disparus à l’époque, sont partis tenter leur chance dans l’une de ces manufactures de coton ou autres usines des États-Unis, s’ajoutant aux quatorze Harvey retracés jusqu’à maintenant. 

Certaines veuves également, au moins quatre, partiront avec leur trâlée de petits Harvey pour aller travailler dans les usines à coton.  Autrefois, les veuves sans moyens pouvaient espérer se remarier comme toutes les autres dans leurs conditions ou se résoudre à disperser les enfants chez les leurs et leur belle-famille.  Dorénavant, une autre option s’offrait : elles voyaient dans l’émigration la possibilité de survivre et d’offrir des emplois à leurs enfants.

Plusieurs Harvey quittent donc la terre natale au XIXe siècle. Certains partent définitivement, en raison de la rareté des terres ou encore par insatisfaction de leur patrimoine agricole.  L’économiste agricole Pehr Kalm (1716-1779) avait déjà souligné, au milieu du XVIIIe siècle, le fait que la population était à l’étroit dans différentes paroisses de la région connue aujourd’hui comme celle de Charlevoix.  De plus, les terres des grands espaces du Saguenay et du lac Saint-Jean ne supportent pas toujours la comparaison avec celles d’ailleurs.  Les Harvey qui ont décidé de migrer vers la Nouvelle-Angleterre y trouvent des avantages économiques indéniables.  Plusieurs partent le temps d’une saison.  À compter des années 1880, au printemps, des dizaines de jeunes gens se dirigent vers les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre.  Parmi eux on dénombre beaucoup de Harvey de Charlevoix, du Saguenay et du lac Saint-Jean, mais aussi du bas du fleuve.  Les sans-terre québécois du XIXe siècle furent à la recherche d’une solution pour faire vivre leur famille et plusieurs choisirent les États-Unis comme terre d’accueil.  Les Harvey n’ont pas échappé à cet exode qui pour les nôtres a débuté avec la sixième génération de Harvey d’origine française en terre d’Amérique à la fin des années 1860.  Plusieurs porteurs de notre patronyme quitteront ainsi le Québec pour aller travailler en Nouvelle-Angleterre.  Alors que certains reviendront au pays de leurs ancêtres, plusieurs familles laisseront derrière elles des enfants qui s’y établiront.  Certains n’ont fait qu’un ou plusieurs passages aux États-Unis.  Bien d’autres y ont fini leur vie. 

Bilan migratoire

Si les historiens s’entendent pour dire que la moitié des Canadiens français qui ont quitté le pays lors de cet exode migratoire sont revenus, ce ne fut pas le cas pour les Harvey, car seuls cinquante-six d’entre eux le feront.  Plus des deux tiers des cent soixante-douze Harvey qui sont ainsi partis aux États-Unis ne reviendront jamais plus.  On les retrouvera dans les villes de Brunswick et Westbrook au Maine, à Fall River, Haverhill, Lawrence, Lowell et Salem au Massachusetts, à Manchester et Nashua au New Hampshire et finalement à Franklin et Pierrepont dans l’État de New York. Comme nous le verrons, Joseph Harvey (1851-1928) fut le premier à quitter le pays en 1868.

La présente section présente un court récit de chacun des individus ou chacune de ces familles Harvey pour lesquels l’histoire nous est parvenue.  Ces récits tracent un bref portrait de ces migrants qui se sont expatriés en Nouvelle-Angleterre comme tant d’autres Canadiens français à l’époque pour se faire un semblant de vie.  On y verra comment ce courant a divisé certaines familles.  Filles et garçons d’expatriés partis vivre et travailler dans les usines de la Nouvelle-Angleterre ont souvent été laissés derrière et sont plutôt allés grossir le nombre de journalier, travailleurs et travailleuses d’usines de l’est de Montréal ou des quartiers populaires de Québec.  Attirés par les importantes industries qui se trouvent dans le quartier Hochelaga de Montréal par exemple, dont la compagnie des Moulins à coton Victor Hudon, la Filature Sainte-Anne et la fabrique de tabac W.C. McDonald, les plus vieux des enfants de ces familles migrantes qui ne se voyaient pas émigrer en Nouvelle-Angleterre afin de travailler dans les manufactures de cotons, choisissent plutôt de laisser partir leurs parents et se dirigent vers les grandes villes où les possibilités d’emplois provoquent l’afflux de journaliers.  Les Harvey ne feront pas exception.    

Jusqu’au début du XXe siècle, ces Harvey se regroupent principalement dans des quartiers des villes de la Nouvelle-Angleterre surnommés les «Petits Canada». Ils y parlent leur langue, y ont des commerces, des écoles, et peuvent y pratiquer la religion catholique.  Après trois générations, ils seront toutefois assimilés, cesseront de parler le français en se fondant à la majorité anglophone.  Leurs «Petits Canada» auront donc été bien éphémères.

Les textes qui suivent concernent les expatriés aux États-Unis pour lesquels une documentation de soutien a été trouvée.  Ceux pour lesquels une biographie plus complète existait déjà sont soulignés.  Un simple clic sur le nom souligné vous dirigera vers le texte en question.  Comme plusieurs de ces départs pour les États-Unis sont souvent une question de réseautages familiaux, les individus qui ont quitté le pays sont présentés selon les endroits où ils ont émigré.  On remarquera d’ailleurs que les villes où les Harvey iront vivre et travailler sont le plus souvent dans le même comté d’un État, à proximité l’une de l’autre :


[1] Les nombres relatifs aux Harvey francophones ont été tirés des recensements pour le Québec faits en 1852 et 1901. 

[1a] Le 17 mai 1961, John F. Kennedy a effectué sa première visite internationale au Canada à titre de président des États-Unis. À l’invitation du premier ministre John Diefenbaker, il a alors décrit sa conception de la relation canado-américaine : « La géographie a fait de nous des voisins, l’histoire a fait de nous des amis, l’économie a fait de nous des partenaires, et la nécessité a fait de nous des alliés. »

[2] CHARPENTIER, Louise et al. Nouvelle histoire du Québec et du Canada. Deuxième édition, Anjou, Centre éducatif et culturel, 1990, page 226.

[3] CÔTÉ, Martine. «La fièvre du rail sur la rive sud de Québec». Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec. Numéro 54, (été 1998), pages 14-17.

[4] CHARPENTIER, Louise et al. Nouvelle histoire du Québec et du Canada. Deuxième édition, Anjou, Centre éducatif et culturel, 1990, page 226.