Les moines de Florennes

LES MOINES DE FLORENNES SUR LA ROUTE DU FER.

Récit inspiré de la légende de Saint Gobiet.

(Voir les notes en bas de page)

VERS DE NOUVELLES TERRES...

Quelques temps après l'an de grâce 1057, une caravane de moines bénédictins quitta l'abbaye Saint-Jean de Florennes pour venir s'installer dans les petites bourgades situées aux sud de la Principauté de Liège et qui venaient d'entrer dans le patrimoine de l'abbaye et du seigneur de cette ville. Cette caravane, constituée de quelques chariots et de quelques têtes de bétail, était accompagnée de quelques aubains (1) que le seigneur de Florennes avait accepté comme hôtes sur ses terres et qui allaient s'établir comme pionniers dans cette région un peu isolée.

Lorsqu'elle atteignit une petite terre qualifiée de latine (2) et jadis cultivée par un colon romain, la caravane se scinda en deux groupes qui prirent des directions opposées.

Certains des nouveaux colons avaient en effet reçu l'autorisation de s'installer dans les agglomérations de Mons Francherii (3) , Villeriacum (4) et de Waldrechies (5) où le seigneur de Florennes souhaitait développer l'exploitation du minerais de fer pratiquée à cet endroit depuis l'époque romaine.

L'autre partie de la caravane prit la direction de Sulmas (6) et Gociniacas (7) autour desquelles les colons pourraient défricher de nouvelles terres contre le paiement au seigneur de Florennes d'une dîme novale, redevance imposée aux nouveaux territoires conquis sur la forêt et les friches.

Gochenée.

Franchimont.

LES RAISONS ET LES MOYENS.

En organisant ces nouveaux peuplements, le seigneur de Florennes espérait pouvoir raffermir la frontière sud de ses terres et restaurer quelque peu la sécurité dans la partie méridionale de la Principauté de Liège dont il était le vassal. De plus, s'il parvenait à donner un nouvel essor aux exploitations minières de la région, la route du fer qui, depuis l'époque romaine, reliait directement les mines de Waldrechies à Hermentone (8) et franchissait la rivière Fledena (9) entre Sulmas et Gociniacas pourrait redevenir un axe important d'exportation de minerai vers la vallée de la Meuse le long de laquelle le commerce était particulièrement florissant.

Le seigneur de Florennes s'était donc assuré le concours de l'abbaye Saint-Jean chargée de poursuivre l'évangélisation de la région et dont les moines-paysans, outre leurs qualités intellectuelles et spirituelles, représentaient une main d’œuvre particulièrement qualifiée pour mettre en valeur la région en instruisant les paysans des nouvelles techniques agricoles récemment découvertes. Le seigneur de Florennes et le père abbé avaient donc associé leurs pouvoirs spirituel et temporel pour confier aux moines bénédictins l'importante mission d'édifier à Sulmas un bâtiment de pierre calcaire susceptible d'être à la fois un lieu consacré au culte et un refuge fortifié en cas de nécessité.

Omezée.

Hermeton-sur-Meuse.

SUR LE "GRAND CHEMIN".

La caravane des moines et des colons traversa une petite agglomération constituée de quelques huttes et nommée Umiciacas (10) depuis son appartenance à une certaine dame Umika dont le souvenir était resté vivace depuis la plus haute antiquité.

A cet endroit, l'ancienne route du fer était assez facilement praticable et descendait vers le Riu Domeris (11) surplombé par un éperon rocheux nommé Louvain-Chestia (12) qui, depuis son occupation par une petite garnison romaine, servait encore de refuge aux troupeaux et aux habitants des environs lors des attaques armées contre le sud de la Principauté de Liège.

Dom Gobert crut bon de rappeler à ses frères bénédictins que cette route était parcourue depuis des temps immémoriaux par de nombreux évangélisateurs dont notamment saint Materne et saint Hadelin, fondateurs aux IVe et VIIe siècles des monastères de Hastière-par-delà et de Celles-lez-Dinant. Quelques chapelles avaient d'ailleurs remplacé ce qui semblait avoir été d'anciens petits temples romains. Dom Gobert ignorait évidemment que, quelques siècles plus tard, il ne subsisterait de ces chapelles que quelques noms de lieux-dits (13) répartis le long de ce que certains appelleraient encore le Grand Chemin ou le Vieux Chemin.

L'Omeri est l'un des principaux affluents de l'Hermeton.

Le promontoire de Louvain-Chestia a été entaillé par une carrière de marbre.

SULMAS, UN VILLAGE SUR LA COLLINE.

Lorsqu'ils arrivèrent à hauteur de Louvain-Chestia, les moines purent enfin apercevoir la colline qui allait devenir leur nouvelle résidence.

Cachée par les arbres derrière un repli du terrain, la petite agglomération de Sulmas était essentiellement composée de quelques habitations faites de branchages, de torchis et de terre dont certaines témoignaient encore des destructions récentes commises par les armées et les troupes de brigands qui dévastaient la région. Les territoires gérés par la communauté n'étaient en réalité qu'une seule et même exploitation rurale communément appelée villa. La petite agglomération était dominée par une ecclesia, bâtiment relativement modeste qui occasionnellement, servait aux réunions villageoises et aux offices religieux.

Sommairement protégé par une enceinte circulaire constituée de branchages et une dénivellation naturelle du sol renforcée par des terrassements, le village s'était établi dans une clairière occupée alors par un ensemble de courtils (14) qui constituait une sorte d'enclos. Autour de cette zone les coutûres (15) formaient l'espace réservé à la culture des céréales. Ces champs, isolés des terres non aménagées et ouvertes au pacage, étaient limités par des clôtures temporaires de bois sec qui étaient enlevées après la récolte afin de rendre pour un temps ces parcelles à l'exploitation pastorale. La troisième zone concentrique entourant le village était enfin constituée d'une large ceinture inculte de forêt et de terres laissées en friche. Cette organisation territoriale du village constituait en fait la base cadastrale qui subsisterait encore pendant de nombreux siècles.

Même s'il a un peu changé, le paysage de Soulme reste toujours incomparable.

ETYMOLOGIE CELTIQUE.

Fatigués par leur longue marche, transpirant sous leur bure et assoiffés par la canicule, les moines remercièrent le ciel d'approcher enfin de leur but.

L'un des moines, récemment arrivé d'Irlande et féru de linguistique , fit remarquer à Dom Gobert que le nom de Sulmas était formé d'une racine qui, dans les dialectes celtiques, indiquait que le village devait se trouver près d'un bourbier ou d'un endroit boueux. Dom Gobert confirma cette théorie car, lorsqu'il s'était inquiété des ressources naturelles de l'endroit, le seigneur de Florennes lui avait assuré qu'une source importante existait au nord du village, le long du grand chemin, et servait, depuis l'époque romaine, à abreuver les hommes, le bétail et les animaux de trait à mi-chemin entre les mines de fer et la vallée de la Meuse. L'endroit boueux devait donc se situer près de cette source.

Un autre moine, plus romaniste celui-là, suggéra que le nom de Sulmas provenait sans doute de l'expression latine sub ulmus signifiant sous les ormes, mais cette théorie fut rapidement rejetée car les ormes étaient rares dans la région. Le moine irlandais fit d'ailleurs remarquer que tous les toponymes issus du nom de cet arbre avaient une racine formée sur un autre radical celtique. Le village de Sulmas avait donc probablement une origine pré-romaine sans doute justifiée par le présence d'une source importante ainsi que du minerai de fer exploité par les Romains dans toute la région.

La route de Biesmes traverse le hameau de La Champelle.

Du hameau de La Champelle, la vue s'étend vers Gochenée et la vallée de l'Hermeton.

LE MIRACLE DE DOM GODERT.

Cette intéressante conversation fut malheureusement interrompue par un ralentissement du convoi. Dans la descente, le chemin se rétrécissait sur un banc de rochers schisteux et Dom Gobert arrêta les chariots et le bétail qui suivaient. Profitant de la halte d'une partie du convoi placé sous sa bonne garde, il s'assit quelques instants sur un rocher dont la chaleur rayonnait du sol et, plantant son bâton de pèlerin dans l'herbe, contempla un moment cette colline où d'autres moines et d'autres manants allaient bientôt le rejoindre.

Dom Gobert méditait et priait Dieu de l'aider dans la mission que l'abbé et le seigneur de Florennes lui avaient fixée lorsque son attention fut subitement attirée par les clapotis d'une eau fraîche et pure qui, jaillissant à l'instant d'un sol desséché, ruisselait à ses pieds... Une source venait de jaillir à l'endroit où son bâton avait été planté et l'eau limpide s'écoulait déjà jusqu'au ruisseau Domeris...

Devant ce prodige miraculeux assurant à leur entreprise une protection divine, tous les moines s'agenouillèrent pour prier et remercier Dieu de leur envoyer, à l'aube d'un avenir prometteur, cette source salvatrice symbolisant non seulement le baptême mais aussi la régénération, la renaissance et la vie future.

LA LEGENDE DE SAINT GOBIET.

Les habitants de Sulmas, devenu Soulme, se souviendront longtemps de Dom Gobert sous le nom de saint Gobiet. La source qui porte son nom, bien qu'ayant perdu de son importance, reste toujours visible le long du vieux chemin d'Omezée. Parfois, on entend encore un ancien villageois invoquer le nom de saint Gobiet qui, neuf siècles plus tard, est toujours pris à témoin lors des moments difficiles, mais les jurons proférés sont plus un appel à l'assistance du saint homme qu'un manque de respect vis à vis de ce moine bénédictin auquel on attribue la fondation du village.

La fontaine Saint-Gobiet en 2018.

Notes.

  1. Les aubains étaient les étrangers qui venaient s'installer sur les terres d'un seigneur. Le droit d'aubaine disposait que le seigneur recueillait les biens d'un étranger lorsque ce dernier mourait dans le périmètre de sa souveraineté.
  2. Latinas terras, terres latines: Lautène
  3. Mons Francherii, mont des francs: Franchimont
  4. Villeriacum: Villers-le-Gambon
  5. Waldrechies: Vodecée
  6. Sulmas: Soulme
  7. Gociniacas, Gociniacas terras, terres de Gocinius: Gochenée
  8. Hermentone: Hermeton-sur-Meuse
  9. Fledena: la rivière Hermeton
  10. Umiciacas: Umiciacas terras, terres d'Umika: Omezée
  11. Riu Domeris, le ruisseau dominé, tenu sous une autorité: l'Omeri
  12. Louvain-Chestia: le château dans la vallée
  13. Campagne de la Chapelle, Champelle, La Champelle
  14. Courtils: jardins potagers attenant à une ferme
  15. Les coutûres rapportaient gros aux abbayes qui percevaient des impôts sur la production des céréales