Cloches englouties

Les cloches convoitées par le Révolutionnaires.

Lors de la Révolution Française, la Constitution du 23 Vendémaire An III (14 octobre 1794) confisqua tous les biens ecclésiastiques qui furent mis à la disposition de la nation. Delecolle, maire sanguinaire de Givet depuis le 24 août 1792, parfois dénommé Le Colle ou Lecolle, était un affreux personnage, qualifié de "nouveau fléau de Dieu". Le 11 septembre, pour assouvir la soif de pillage de la population hétéroclite qui remplissait sa ville de Givet pendant les guerres contre l'Autriche, il pilla et détruisit le château de Hierges. Le 2 octobre 1793, il pilla le monastère d'Hastière, puis, vingt jours plus tard, ce fut le tour du château de Beauraing. Fin novembre, il pilla et indendia l'abbaye de Waulsort, puis le château de Freyr, de Baronville, de Matagne et de Focant. Il fut néanmoins repoussé à coups de fusils par les paysans de Vonêche, Javingue, Bourseigne, Willerzie, Romedenne et Soulme...

Après la chute de Robespierre, Delecolle fut à son tour victime de la Terreur. Arrêté par les Givetois, il fut jugé et condamné à mort à Mézières où il fut conduit à l'échafaud le 16 juin 1795.

Lorsque l'on connait tous ces événements, on n'est pas étonné de constater la survivance de quelques récits de trésors cachés et de cloches disparues, celles-ci étant particulièrement convoitées pour la récupération du métal.

A Soulme, la légende des souterrains date évidemment de cette époque où le clergé était particulièrement persécuté. Mais une autre légende raconte aussi que les cloches de l'église auraient à jamais disparu dans un gouffre naturel où elles avaient été enfouies afin de les soustraire aux réquisitions.

Le thème folklorique des cloches englouties ou disparues est largement répandu dans nos régions. Il est souvent combiné avec d'autres légendes de trésors cachés, de marais et de fagnes insondables, de fontaines et de sources sacrées ou de tintements de cloches pendant les fêtes de la Toussaint ou de la Noël. Ces thèmes sont en réalité issus de cultes pré-chrétiens et de croyances ancestrales exprimant le mystère et la crainte de la nature.

Cloches et vestiges archéologiques.

Très souvent les légendes de cloches englouties sont en effet localisées à l'emplacement de vestiges archéologiques. Si cela ne semble pas être le cas à Soulme, c'est bien la situation qui se présente au "Trou des cloches" à Flavion, situé près de la Fontaine St-Martin et en contrebas d'un important cimetière gallo-romain. Il faut cependant être prudent devant un nom de lieu-dit tel que "Fond des cloches" que l'on trouve à Sautour et qui désigne plutôt un terrain (un bien "fonds") dont les revenus servaient à l'entretien des cloches paroissiales. Dans d'autres cas, un tel toponyme peut aussi trouver son origine dans la présence d'une cloche qui signalait l'arrivée d'un convoi à une barrière.

Rajeunissement de la légende.

Bien souvent, on constate un rajeunissement de la légende: des précisions historiques relatives à des conflits armés plus ou moins récents apportent en effet plus de crédit à la légende. C'est le cas à Soulme où la légende situe ces événements pendant la guerre 1914-1918. Or, rien ne semble prouver l'enlèvement des cloches de Soulme lors de la première guerre mondiale puisque c'est en 1943, lors de la seconde guerre mondiale, que l'occupant allemand enleva la cloche dénommée Marie-Joséphine qui avait été placée en 1899. Dès lors on peut judicieusement penser que la légende remonte à la Révolution Française ou même à une tradition beaucoup plus antique.

Le Gouffre aux Truites d'après une ancienne carte postale et aujourd'hui.

A la recherche du gouffre.

Puisque aucun toponyme soulmois ne fait allusion à des "cloches", il nous faut bien en rechercher un qui fasse allusion à un "gouffre". Un "pret alle gouffre" est effectivement connu depuis 1697 et figure aussi dans certains actes notariés de 1740 sous les dénominations successives de "près al guffre", "pret algouffre" et "pret al gouffre". Il pourrait d'agir d'un pré dans lequel existerait un "fondry" caractéristique des terrains calcaires. Il existe en effet à Soulme plusieurs de ces gouffres qui permettent l'infiltration des eaux de ruissellement dans les failles rocheuses. Souvent obturés par la boue, ces ouvertures sont clotûrées par les fermiers afin d'éviter l'enlisement du bétail. L'un de ces gouffres aurait donc pu servir de cachette aux cloches de l'église Sainte-Colombe lors de la Révolution française.

Il existe en outre, dans le lit de l'Hermeton, un "gouffre aux truites" situé un peu en amont de la scierie de marbre et on peut penser qu'il pourrait s'agir de la localisation réelle de la légende si celle-ci devait remonter à une plus haute antiquité. Il n'est pas rare en effet de rencontrer des légendes de cloches englouties à proximité d'exploitations minières antiques: elles sont alors le témoignage d'une certaines quantité de minerai qui aurait été cachée aux envahisseurs ou de la perte accidentelle d'un chargement de lingots.

Des lingots engloutis dans l'Hermeton.

Or, le "gouffre aux truites" est situé près d'un ancien gué sur l'Hermeton et qui date certainement de l'époque romaine puisque le chemin qui passait à cet endroit permettait le transport du minerai de fer exploité près de Vodecée vers la vallée de la Meuse. De plus, peu avant le gué sur l'Hermeton, cette voie antique surplombait la rivière au-dessus d'une parois rocheuse de quelques mètres de haut et au pied de laquelle se trouve justement ce "gouffre aux truites". On peut donc très bien imaginer que, dans le bas de la descente du "Fossé Huant" (ou "Fossé Huaux"), près du "Trou Brielle" (du nom de son propriétaire) quelque chariot chargé de lingots de fer se soit renversé dans l'Hermeton et que le métal ait à jamais été englouti dans le "Gouffre aux Truites"... Pour plus de précision, on se trouve ici au bord de l'Hermeton, en contre-bas du village, à mis distance entre le chemin du Moulin et le chemin de la Scierie.

D'autre part, il faut noter que l'Hermeton forma aussi à cet endroit une frontière naturelle entre la France et la Principauté de Liège: des vestiges dans un bâtiment industriel du XIXème siècle semblent témoigner de la présence d'un poste de garde à cet endroit. La présence d'une cloche à cette "douane" ne paraît donc pas impossible et la disparition de cette ancienne frontière pourrait être aussi à l'origine de la légende des cloches englouties...

Soulme 1966 - Cloches englouties.pdf

Extrait de la revue "Les Dialectes belgo-romans", revue trimestrielle publiée par Les Amis de nos Dialectes - Bruxelles 1966 - Tome XXIII, n°3-4 Juillet-Décembre 1966, pages 184-205 - Jules Herbillon - Version wallonne de la légende des cloches.