35, rue de la République. Michel PETIT
Récit autobiographique de Michel Petit 2017 - Stains & les Lilas
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47 pages A4, 181 pages dans le pdf d'origine
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A Gilou, mon premier ami…
A Valérie, ma première lectrice…
A tous ceux qui l'ont aimé...
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PRÉFACE
Ça m'a pris comme une envie de pisser. A la mort de mon pote Gilou, j'ai repensé à plein de choses. A mon enfance avec lui, à nos jeux, nos sorties, nos copains, nos joies, nos peines, nos familles. Je me suis souvenu que lorsqu'on racontait toutes les conneries que nous faisions quand on était jeunes, à l'occasion d'une soirée, tout le monde se marrait. De fil en aiguille, j'ai également revu ma petite enfance, avant Les Lilas. Une petite enfance que peu de gens connaissent. Je sais pas pourquoi, j'ai eu le sentiment, tout d'un coup de traîner ça comme une incompréhension, comme un boulet. Ma mère ne voulait pas que l'on parle de ça avec les "étrangers", c'était tabou, donc j'ai gardé ça en moi, comme ça, sans savoir pourquoi. J'aurais pu aller voir un psy, il aurait certainement trouvé mon cas intéressant mais j'ai choisi une autre façon d'évacuer. J'ai eu envie de tout dire, de tout dévoiler. A la fois cette petite enfance tumultueuse, tenue secrète et à la fois ma belle amitié avec Gilou qui elle, n'avait rien de secret. Cette écriture est un exutoire, une thérapie, je me sens mieux à chaque fois que j'écris, plus libéré, comme soulagé. Mais je ne le serai totalement que lorsque les personnes que j'aime auront lu ces pages. Je n'ai pas la prétention de bien écrire, j'écris avec mes mots en essayant de donner vie à différentes situations. Si quelqu'un lit ces lignes un jour, c'est que j'aurai franchi un pas supplémentaire, c'est que j'aurai osé les faire lire, que je n'aurai pas trouvé stupide de les donner à lire. Un jour je me suis dit :"Vas-y, si tu ne sais pas le dire, écris-le". Tout ce que j'écris est vrai, sans exagération. Je l'ai, soit vécu, soit entendu raconter de nombreuses fois par ma mère et certaines fois par ma grand-mère. Ce sont mes souvenirs, ma vision, mon ressenti de ce qui s'est passé. Pour "avant Les Lilas" il est sûr que mon frère aurait d'autres choses à dire, parce qu'avec neuf ans de plus que moi il les a vécues différemment, avec des yeux d'adulte. Il est difficile de mettre des mots sur ce que l'on ressent lors de la mort d'un proche. Il y a la mort "normale" d'une personne âgée ou malade depuis longtemps et puis il y a la mort "brutale", qu'on n'attend pas, d'une personne qu'on a eue deux jours avant au téléphone et avec qui on a plaisanté. C'est ce qui s'est passé pour Gilou, un abîme qui s'est ouvert sous mes pieds, ne plus pouvoir s'arrêter de pleurer, se sentir faible, dépourvu de raison, ne pas comprendre, voir sa propre mort aussi, se dire que ça aurait pu être moi. Quelqu'un a écrit : "les gens ne meurent vraiment que lorsqu'on les oublie". Gilou est toujours là…
CHAPITRE 1
Juillet 1968. Je reviens de colonie où j'ai passé toutes mes vacances. La colonie de la ville de Stains, où j'habite. La colo est à Villiers sur Loire, un petit village à côté de Vendôme. C'est pas bien loin, moins de deux cents kilomètres et on a fait le voyage en car. C'est ma "belle sœur" du moment, Maria, la fiancée de mon frère, qui est venue me récupérer au car, à la mairie de Stains. Mes parents ont déménagé durant l'été. Ils ont acheté un petit bistrot dans une ville qui s'appelle Les Lilas. Elle m'embrasse, récupère ma valoche et me balance un : "On y va" pressé. On prend le bus, puis le métro… C'est long ! On va à la Porte de la Villette en bus et puis après on prend le métro, on change deux fois, re-métro, je crois…. bon j'sais plus…. Il est un peu plus de midi et j'en ai marre. Toute la colo s'est levée de bonne heure, a pris vite fait un petit déj et embarqué dans les cars sans confort et toute la matinée on a gueulé les chansons débiles que les monos nous ont appris pendant un mois. Là, j'en ai plein les pattes et j'ai soif, je meurs de soif. "Où on va ?" "Chez toi, tu verras bien" Maria c'est une espagnole dont les parents ont immigré en France il y a quelques années et qui sort avec mon frangin depuis pas mal de temps. Il l’a connue à Stains, mais elle habite chez ses parents, vers les Buttes Chaumont à Paris. Alain, mon frère, est mon aîné de 9 ans. A cette époque, on n'a aucun intérêt en commun. Je l'emmerde plutôt qu'autre chose et ça dure depuis que je suis né. Petit, je lui piquais ses petites voitures et les détruisais consciencieusement. Lui, me regardait les larmes aux yeux. Il en prenait tellement soin de ses voitures. Toujours bien rangées, pas une éraflure sur les carrosseries, les pneus bien propres, ses préférées posées sur une étagère dans notre chambre. C'était des petites voitures Majorette avec les pneus qui s'enlèvent. Moi les pneus je les virais, ça faisait plus de bruit quand je les balançais dans le mur. Ma mère lui disait que c'est pas grave, que je suis petit, qu'elle lui en rachèterait d'autres. Il me regardait faire, du bout du long couloir qui menait aux chambres et n'avait qu'une envie… me tuer. Plus tard, il a joué au foot. J'étais dans ses pattes à essayer de taper dans le ballon n'importe comment et ça le gonflait et plus ça le gonflait et plus je tapais. Quand j'ai eu l'âge de jouer au ballon, lui il en était aux filles, flirts, petits bisous et touche pipi dans les caves et là encore je venais l'emmerder avec mon ballon sous le bras. Et voilà ! Jusqu'à ce que j'ai l'âge de quinze seize ans je l'ai fait chier. Parce qu'on n'a pas le même âge, qu'on est en décalage. Neuf ans d'écart c'est beaucoup, on est comme deux enfants uniques. Avec l'âge tout s'est arrangé heureusement. Elle est gentille Maria, je l'aime bien. C'est le genre grande Duduche à qui on a toujours envie de donner à manger tellement elle est maigre. On dirait qu'elle a tout le temps un pet de travers. Elle est toujours pâle, comme malade. C'est une grande nana avec des cheveux longs, baguettes de tambour et toujours un peu l'air triste. Elle nous fait penser à Françoise Hardy. Enfin on descend à la station de métro Mairie des Lilas. On est arrivé ! Elle m'entraîne en me prenant la main et en portant difficilement ma valise, pourtant pas très grosse. On monte un escalier mécanique et une volée de marches et on se retrouve à l'extérieur dans la rue principale qui traverse Les Lilas, de Paris à Romainville. Après une petite hésitation, on tourne dans une petite rue perpendiculaire, la rue de la République. J'ouvre grands les yeux, tourne la tête à droite, à gauche, j'ai l'impression d'être en plein Paris. Il y a des commerçants partout. En cette fin de matinée d'un samedi, la rue principale est pleine de monde. Ça rentre, ça sort du métro, Mairie des Lilas, terminus : "des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous….". Ça a l'air pas mal comme quartier. C'est pas comme à Stains où j'habitais dans une cité HLM, volontairement excentrée du centre ville. Le Parc du Moulin Neuf. Sous cette jolie appellation se cache une cité qui fait peur à la population de Stains. A ceux qui habitent le centre ville. Cette cité a été construite en 1958 et nous sommes parmi les 5 premiers habitants. C'est une cité de prolos, d'ouvriers, de mecs qui travaillent à la chaîne et qui rentrent le soir complètement crevés, où la misère côtoie l'alcoolisme, où les vols et les magouilles sont déjà monnaie courante, où les bandes de manouches ou d'étrangers, qu'on comprend pas, débarquent du gigantesque bidonville situé à moins d'un kilomètre et qui deviendra par la suite le parc départemental de La Courneuve. Ça bouffe du saucisson sec, ça boit du Préfontaine, les pères partent de bonne heure le matin, car il faut aller jusqu'à la mairie pour avoir un bus, et rentrent tard le soir. Pendant ce temps les mères s'occupent des mômes, les emmènent à l'école et vont les chercher en fin d'après midi. Le reste de la journée c'est la lessive, le ménage, la bouffe et les cafés entre copines. Le week-end toute la cité s'anime, tous les mômes sont dehors en train de jouer sur les pelouses ou les espaces de jeux, des espèces de terrains en sable et pierre entourés de bancs. Les pères qui ont des voitures en profitent pour les laver, les pères qui n'ont pas de voiture regardent les voitures de ceux qui en ont, d'autres se baladent ou s'installent sur l'herbe, quand il y a du soleil, pour piquer un petit roupillon. Les mères elles en profitent pour aller faire des courses à Paris ou au moins dans le centre ville, elles vont chez le coiffeur et reviennent avec des mises en plis qui ne tiendront qu'un week-end. Le dimanche matin il faut aller faire le tiercé, que l'on regardera l'après midi à la télé, commenté par Léon Zitrone, chez soi ou chez un voisin, des fois que….. on le touche et qu'on puisse améliorer son quotidien. Le PMU c'est l'église du pauvre, tous les dimanches matin ça part en groupe, presque une procession, jusqu'à la mairie où il y a un Bar PMU. Là on joue le tiercé et puis on boit un coup, on compare les jeux, les bourrins, on rêve, on se dit que si on le gagne on partira au soleil, on arrêtera de bosser, ou alors on achètera un petit commerce. Tiens ! Pourquoi pas un Bar PMU comme celui là ? Et puis on reboit un coup. La vraie église on s'en fout. On y va pour un baptême, un mariage, un enterrement, pour être polis. "Si le bon Dieu existait y aurait pas tant de misère" qu'ils disent. C'est l'époque des yéyés et aux yeux de nos aînés, les jeunes qui suivent cette mode passent pour des voyous, des blousons noirs, comme ils disent. En France les chanteurs yéyés s'emmerdent pas trop, ils prennent une chanson anglo-saxonne, traduisent comme ils peuvent et roule ma poule c'est un succès. Les jeunes les plus sages vont écouter du français, Cloclo, Sheila, Sylvie Vartan, Adamo, Richard Anthony…. les plus délurés écoutent Johnny Hallyday, Dutronc, Les Chats Sauvages, Les Chaussettes Noires, The Beach Boys, Elvis Presley…. les plus rebelles vont se tourner directement vers les anglais et les américains, The Beatles, The Rollings Stones, The Who, The Doors, Vince Taylor, Otis Redding…… et puis pour les intellos il y a Bob Dylan. "Salut les Copains" se vend comme des petits pains. Les émissions radios et télé concernant cette mode apparaissent "Age tendre et Tête de Bois". Les cheveux se font plus longs, les jean's et les blousons de cuir sont de rigueur, les transistors sont collés à l'oreille et on se retrouve autour d'une Flandria Record pour danser le twist. Pour nos anciens, qui écoutent des chanteurs plus corrects, plus propres sur eux, Trenet, Piaf, Chevalier, c'est un choc. Il y a les incontournables chanteurs dit "engagés" ou "rive gauche", Brel, Brassens, Ferré, Gréco… Il y a un parfum d'évolution, voire de révolution. Ça sent mai 68. Il y a de tout dans le bidonville de la Campa, des gitans, des tsiganes, des espagnols et des nord africains. Dans ce bidonville qui jouxte la cité, c'est la misère. Il y a de la boue, même en été, des rats, des voleurs de vélos, des voleurs de poules, des ferrailleurs, des chiffonniers, des trafiquants, des clébards qui se baladent à la recherche de quelque chose à bouffer, les chats, y en a pas, paraît qu'ils les mangent. Les cabanes sont faites de tôles ondulées, de planches en bois, de plastique, y a des tubes en ferraille qui servent de cheminées et tout ça pourrit avec les intempéries. Les gens dorment aussi directement dans de vieux camions ou des vieilles caravanes, coincés là au milieu du reste avec l'impossibilité de bouger. Il y a des grands fûts en métal et les gens font du feu dedans avec de la palette. Si l'on voit quelqu'un qui, en sortant du bus enlève ses pompes pour enfiler une paire de bottes, été comme hiver, c'est sûr il est de la Campa. La population atteindra 5000 personnes avec un seul point d'eau… Moi et mes potes, de temps en temps, on y va, mais on reste pas trop longtemps, on a peur d'être enlevés, assassinés, voire mangés. En plus ça pue, tu passes de l'odeur de boue à l'odeur de merde en ayant fait une escale sur l'odeur de bouffe bon marché. Sans déconner c'est un endroit dangereux. Ils nous regardent d'une drôle de façon, évaluent le prix de nos fringues, de nos chaussures. On n’est pas à notre place et ça nous fait flipper. C'est la zone quoi ! Quand il y a la fête de l'Huma, qui a lieu en face du bidonville sur un terrain où d'habitude il y a plein de terrains de foot, on fait le tour avec nos parents. On va jusqu'au Globe à pinces et on prend le bus jusqu'à La Courneuve. On met trente minutes alors qu'en traversant le bidonville on en mettrait dix, à pied. Le Parc du Moulin Neuf c'est une cité composée de six bâtiments, six barres. Il y en a deux grandes qui font deux cents mètres de long et quatre plus petites. Chaque barre fait cinq étages ou six, en fait il y a un entresol (petit premier étage) et quatre étages au dessus. Le bâtiment où j'habite va du N° 1 au N° 5. Moi je suis au 4. Pour chaque numéro il y a un hall avec trois escaliers et à chaque escalier cinq étages de deux appartements, donc trente apparts par numéro. Les escaliers sont desservis par un grand hall d'entrée qui donne sur les deux côtés du bâtiment. Au N° 5, dans le hall, il y a la cabine de téléphone public qui permet à toute la cité de passer un coup de fil de temps en temps. Ça peut paraître ridicule, une cabine pour autant de monde, mais de toute façon à cette époque, peu de personnes ont le téléphone chez eux, donc on n’a pas grand monde à appeler. Cette cabine sert à appeler le médecin, les pompiers, les flics, quand elle fonctionne, car elle est régulièrement dévalisée par les gosses pour piquer les jetons, pas que par les gosses d'ailleurs. Il y a un petit centre commercial au bout de la cité avec un marchand de journaux, livres, tabac, bonbons, fournitures scolaires etc. Il y a aussi une boulangerie, une boucherie, une charcuterie, une pharmacie, un pressing et un Prisunic. Heureusement qu'il y a tout ça, car le centre ville c'est dix bonnes minutes à pinces. Après le centre commercial c'est la route et après c'est rien, des terrains. Des terrains vagues qui font notre bonheur. On fait des cabanes, on joue à cache-cache. Il y a une grosse butte de terre avec un arbre en haut que l'on appelle la "Butte à Gogo". C'est notre lieu de rendez vous. Plus tard ils vont construire une nouvelle cité sur ces terrains, la Cité du Moulin Neuf. C'est une cité dite de transit. C'est à cette époque que les politiques ont décidé de commencer à raser le bidonville de la Courneuve qui se situe à un jet de pierre de cet endroit et comme on doit reloger ces gens là… Ça va bien durer une dizaine d'année avant que soit rasé complètement le bidonville. Alors là c'est quelque chose, la cité est bâtie à toute vitesse et les bâtiments sont à peine terminés que les familles s'entassent déjà dedans. Normalement c'est du transit, on te met là mais pas pour longtemps, après tu pars. Les politiques ont inventé un nouveau concept : le transit durable. Bien entendu au bout d'un an les immeubles commencent à se lézarder et vont tomber en ruines petit à petit. Il faut voir les familles, dix, douze personnes dans des trois pièces. C'est la tour de Babel, ça parle toutes les langues. Il y a beaucoup d'arabes, mais aussi des polaks, des ritals, des espingouins, et quelques noirs. Les noirs ce sont eux qui ont les plus grandes familles, polygamie oblige. Moi et mes potes on est contents, on a un nouvel endroit où aller pour faire les cons. Il y a trois grands bâtiments blancs avec des coursives extérieures et les escaliers apparents. C'est très joli tout ce linge qui sèche le long des coursives ça donne une note de gaité. Le problème c'est que quand t'habites un endroit comme ça, t'es vite catalogué, même si tu ne le mérites pas. Tout le monde fait l'amalgame Parc et Cité du Moulin Neuf. Pour eux c'est kif kif. Ils ont tort, le Parc du Moulin Neuf c'est plus "français", y a pas beaucoup d'étrangers. "Bonjour c'est pour quoi ?" "C'est pour une inscription" "Oui ! vous habitez où ?" "Parc du Moulin Neuf" Ah putain ! la gueule de la bonne femme de la mairie, d'office t'as une pancarte dans le dos : voyous ou blousons noirs ou métèques comme ils disent. Pire, pauvres, chômeurs, alcooliques. C'est tout juste s'ils ne changent pas de stylo pour écrire ton nom en rouge, des fois que quelqu'un ne comprendrait pas. Et lorsque l'on demande le livret de famille et les papiers à ma mère, alors là c'est encore pire, mais ça je l'expliquerai plus tard. Ah oui ! j'oubliais ! le Parc du Moulin Neuf, en plus d'être à côté d'un bidonville, est quasiment en bout de piste de l'aéroport du Bourget et il y a une voie ferrée derrière le dernier bâtiment de la cité. Entre le Bourget et nous il y a juste Dugny, une petite commune avec un bois. Tous les soirs sur le coup des 20h30 / 21h00 y a un zinc qui décolle pile poil dans l'axe de la cité et lorsqu'il passe au dessus…. sans déconner il y a les vitres qui tremblent. Il paraît que c'est le Paris/New York du soir. On se console comme on peu, autant rêver que c'est un avion long courrier, qui a la classe et qui va loin, qui nous emmerde tous les soirs (peut être que c'était un Paris/Bordeaux, c'est moins bien). Le seul avantage, c'est quand il y a le salon aéronautique du Bourget. Là on monte au dernier étage, on ouvre la trappe, une échelle et hop ! on grimpe sur le toit de l'immeuble avec nos parents pour regarder les évolutions des avions. Premières loges et gratos. A Stains moi je suis heureux, j'ai plein de copains, on est toujours dehors. On a beau être des mômes de six / sept ans, on est déjà bien délurés. Dans cette cité, qui deviendra une vraie zone avant d'être réhabilitée dans les années 2000, j'ai passé de très bons moments, tout le monde se connaissait, surtout les mômes. Entre les deux cités, Parc du Moulin Neuf et Cité du moulin Neuf il y avait une vraie rivalité et les plus grands se foutaient souvent sur la gueule, chacun défend son territoire, pourtant pas bien reluisant. Après, dans le Parc, il y avait des embrouilles entre les différentes barres qui donnaient lieu également à des bagarres.
CHAPITRE 2
Aux Lilas, ce centre ville me fascine, je tourne la tête, entrevoie la mairie en traversant la rue. Au début j'ai cru que c'était l'église parce qu'il y a un clocher. A l'entrée de la rue de la République il y a, d'un côté une boulangerie, chez les Fous (me demandez pas pourquoi, mais on l'a toujours appelé comme ça) et de l'autre côté un grand café, la Coupole, avec ses lumières allumées même en pleine journée. Je suis au courant que mes parents ont acheté un bistrot et je caresse le secret espoir qu'il s'agisse de celui-ci, mais Maria m'entraîne dans cette petite rue où je vais découvrir bien d'autres choses. Sur la gauche il y a la deuxième entrée d'un magasin de bricolage, Soldécor, la première entrée, la principale, donne sur la rue de Paris. Plus loin un coiffeur, puis en face un hôtel meublé, une cour avec des boxes à louer à côté d'un magasin fermé. On avance encore, un tailleur, un cordonnier, avec le patron sur le pas de porte et qui salue d'un petit signe de tête Maria. Tiens, on doit pas être bien loin, elle connait du monde. On arrive au croisement de la rue de la République et de la rue du 14 Juillet. A gauche un Primistère, petite épicerie tenue par Mme G, en face une boutique de la Croix Rouge, jamais ouverte (en fait c'est une permanence, mais y a jamais 16 personne), au troisième angle, j'me rappelle plus et enfin dans le dernier angle, le café de mes parents, dans lequel Maria me tire vigoureusement. Elle en a marre. Elle aussi, elle est fatiguée mais elle a rempli correctement sa mission. Le bar du Progrès c'est son nom. La façade est d'un jaune pisseux, avec la peinture qui cloque par endroit, seuls les mots "Le Progrès" peints à la main en bleu donne un semblant de couleur et de gaité à l'ensemble. On entre. Ma mère est derrière le comptoir, il y a pas mal de clients. Ils ont été attirés par la banderole "Changement de propriétaire" et comme ma mère a la bonne idée d'offrir un verre de bienvenue à chaque client, ça va être plein toute la semaine. C'est marrant je la trouve plus grande derrière le comptoir. Je verrai après qu'il y a une petite estrade en bois, tachée de milliers de gouttes de vin rouge, blanc, de café etc, qui la rehausse. Elle me voit, me sourit, finit de servir un verre, fait le tour du comptoir et me colle un gros bisous sur la joue en me demandant simultanément, si je vais bien, si ça s'est bien passé, si j'ai soif, si j'ai faim, si j'ai pas maigri et si je suis pas fatigué. 17 Je réponds non à tout sauf que j'ai très soif. J'imagine déjà que, derrière ce comptoir où je n'ai pas encore osé m'aventurer, les petits placards frigorifiques recèlent de boissons merveilleuses et inconnues. Maman elle n'est pas bien grande, mais déborde d'énergie. Elle a toujours le sourire aux lèvres et c'est pas la dernière pour la déconnade. Elle raconte toujours des blagues et ça fait marrer les clients. En fait c'est un métier fait pour elle, elle voit du monde, parle beaucoup, s'intéresse aux gens. Faut croire que quand t'en as chié dans la vie t'es plus humain, plus attentif, moins con quoi. Elle me présente fièrement aux clients présents : "C'est Michel, mon fils" et me laisse découvrir le reste du troquet. C'est pas bien grand, le comptoir avec le dessus en étain qu'on appelle un zinc, deux ou trois tables en face celui-ci, avec une grande banquette en moleskine vert foncé. Au fond un billard français, celui à trois boules, le vrai, une arrière salle avec quatre ou cinq tables qu'entourent des chaises en bois. A l'opposé de l'entrée du bar, une cuisine, occultée par un rideau fait avec des bandes de plastiques qui pendent et sur le haut 18 duquel on a fixé une pancarte précisant que ce local est "Privé". Sur la banquette en moleskine il y a ma grand-mère maternelle, qu'on a recueillie. Comme elle n'a quasiment pas de retraite et qu'elle a un gros diabète elle peut plus rester seule. Mémère Marie. Mémère Marie aussi est contente de me voir. Faut dire que je suis la personne avec qui elle discute le plus et à qui elle apprend des trucs en breton, des chansons, des gros mots, c'est marrant. Ma famille maternelle est bretonne, de Surzur un petit village du Morbihan. Ma grand-mère parle breton, sa première langue. Le français c'est bien plus tard qu'elle le parlera, quand elle sera placée comme bonne à tout faire dans une famille de Vannes, la grande ville. Avant, pas d'école, dès l'âge de cinq / six ans on met les mômes aux culs des vaches pour les surveiller, pendant que le père travaille aux champs et que la mère s'occupe de la maison, des frères et sœurs plus petits. Ma grand-mère apprendra à lire et à écrire vers l'âge de trente / trente cinq ans. C'est mon grand père qui lui apprendra. Lui, c'est un intello, il est peintre décorateur. Elle arrive à déchiffrer le journal, les lettres et les papiers administratifs qu'elle reçoit. Elle les lit mais ne comprend pas toujours, faut lui expliquer. Quand elle écrit c'est du phonétique, elle écrit comme elle parle. Si elle avait envoyé des textos elle aurait fait fureur. Le bout de la banquette, à côté du poêle à fioul, c'est sa place. Elle passera le plus clair de son temps, soit dans l'appartement, soit sur ce bout de banquette à lire le Parisien ou à essayer d'écouter les poivrots déconner. C'est comme une déco, au bout d'un certain temps plus personne n'y fait attention. Sa sœur qui habite Pantin, vient la voir régulièrement. Tata Jeanne qu'on l'appelle, mais c'est pas son vrai prénom, je crois que c'est Perrine. Tata Jeanne c'est la fierté de la famille, donc de Surzur. Là-bas tout le monde est cousins - cousines. Ils se marient entre eux, pour garder les terres, pour pas disperser les biens. Tata Jeanne elle est montée à Paris très jeune et est devenue infirmière. Alors tu penses… Mon grand père je l'ai pas connu. Il est mort en 1955 et moi je suis né en 1956. Ma mère en parle comme d'un dieu, comme de quelqu'un de très intelligent et d'une grande bonté. Moi en écoutant les histoires sur lui, j'ai l'impression que c'était plutôt un sacré zigoto. D'abord c'était un communiste, un rouge, un dur, un révolutionnaire. Parait qu'il a connu Jaurès quand il était jeune, mais ça... Ce qui est sûr c'est qu'il a eu une vie très mouvementée. C'était un homme à femmes. Il a été marié trois fois, la troisième fois avec ma grand-mère. Lorsqu'il s'est marié avec ma grand-mère et qu'ils sont passés à la mairie, bien sûr qu'elle a su qu'il était divorcé mais n'apparaissait sur l'acte d'état civil que son dernier divorce, avec une bretonne dont il avait eu une petite fille, Simone. Ce qu'il n'avait pas dit c'est qu'il avait déjà divorcé une première fois d'un mariage qu'il avait eu dans la région de Lyon et qu'il avait deux enfants. Par un bel après midi de printemps une dame d'un âge respectueux sonne au petit pavillon de mes grands-parents à Vitry sur Seine. "Bonjour, je suis bien chez M. Rollanday (nom de jeune fille de ma mère)" C'est le frère de ma mère, Roger, qui est là et qui a ouvert la grille. "Oui, vous êtes chez M. Rollanday" "Est ce que je pourrais le voir ? " "Lequel ?" répond mon oncle en se marrant "le fils ou le père ?" "Compte tenu de son âge, je pense que c'est Rollanday père" répond-t-elle sèchement. "Bah il est pas là, il rentrera ce soir" "Je peux l'attendre ?" demande -t- elle. Tu m'étonnes elle vient de se farcir 500 bornes pour le voir. Devant cette insistance mon oncle pose enfin la bonne question. "Mais vous êtes qui ?" "Madame Berthe Rollanday, …fille" précise-t-elle. Meeeerrrrrrrde !!!!!!!!! c'est quoi ce bordel. "Qui ???? "Madame Rollanday, …fille". Mon oncle il est sur le cul, il la fait rentrer, lui demande de l'excuser et file au troquet du coin pour appeler ma mère à son boulot. "Traîne pas en rentrant y a une surprise à la maison" balancet-il et il raccroche. Lui, ça le fait marrer cette histoire. Il rentre et parle avec sa demi sœur qui lui apprend qu'il a un demi frère aussi, qui s'appelle Marcel. Là-dessus ma grand-mère se pointe. "Bonjour madame" dit-elle en posant ses courses. "Ma maman" présente mon oncle. Ma grand-mère attend que les présentations continuent, mais mon oncle reste muet et suit des yeux une mouche invisible. "Vous êtes qui madame ? Y a un problème Roger ?" Ah ouais y a un sérieux problème. La dame prend les choses en mains et explique à ma grandmère qui elle est, qu'elle a un frère, d'où elle vient, qu'elle est mariée, qu'elle a 5 enfants et que son frère en a 3. T'avoueras que ça fait beaucoup d'un coup et heureusement que ma grand-mère est assise. Allez, ma mère arrive et rebelote on re raconte tout…. elle, on la fait assoir avant. Le principal intéressé va arriver et en attendant on papote. En fin de compte elle est très sympa Berthe, la demi sœur. Tellement sympa que des liens se noueront entre les deux familles et que un an après, Berthe deviendra ma marraine et Marcel, son frère, mon parrain. Arrive mon grand père. Tous les regards sont rivés sur lui. Il rentre dans la pièce, voit cette dame et blêmit d'un coup. Visiblement elle doit ressembler à son ancienne femme, car il la reconnait tout de suite. Sans un mot il s'assoit et reste les yeux dans le vide. Un grand gaillard qui s'effondre. C'est un choc, un vrai choc. Il doit penser aux conséquences, aux reproches de sa femme, de ses enfants. "Qu'est ce que tu fais là ?" lui demande-t-il "Je viens te voir papa, c'est moi, c'est Berthe" "Ah oui ! Ah bon !", il est K O "Je veux que tu m'expliques. Je ne te reproche rien mais je veux que tu m'expliques" Voilà il les a laissés tomber il y a 30 ans et elle, elle veut juste savoir pourquoi. Il n'y a pas de méchanceté, dans sa voix, c'est juste pour savoir. Peut-être pour remettre un visage sur un souvenir, pour expliquer à ses enfants qui est leur grand-père. Leur dire que ce n'est pas de sa faute, que c'est pas un salaud, que les circonstances de l'époque ont fait que…, qu'il a une gentille famille. Ma mère est très triste lorsqu'elle raconte cet épisode et elle m'a toujours dit que c'est à partir de ce jour que mon grand père a commencé à décliner, à être malade. Les remords peut être ? Moins d'un an après il décédait.
CHAPITRE 3
"Maria montre à Michel l'appartement, qu'il aille mettre ses affaires" Pour monter à l'appartement il faut passer par la cuisine "Privé" et prendre un escalier en bois qui grince, aux murs peints de vert et de gris chiasseux, un étage plus haut je découvre l'appartement ; deux chambres, une salle de bain. Merde c'est tout ! Je calcule rapidos, ma mère, mon père, ma grand-mère, mon frère et moi … cinq dans deux petites chambres ??? Dans la première chambre un lit de deux personnes plus une armoire, dans la deuxième pareil et dans la salle de bain une espèce de divan merdique à côté du lavabo, même pas de toilettes. Les WC sont dans la cour intérieure de l'immeuble. Tant pis je pisserai dans le lavabo. Maria m'explique comment ça se passe. Mes parents dans une chambre, ma grand-mère et moi dans l'autre et mon frangin dans la salle de bain. Va falloir que je dorme avec ma grand-mère, que je supporte ses ronflements, ses largages de pets et ses prières. Elle, elle 26 s'en fout. Elle est sourde comme un pot donc elle peut ronfler, péter et réciter son rosaire, elle a l'impression qu'elle ne dérange pas. Et je ne te dis pas le pot de chambre à côté du lit, un espèce de grand seau émaillé avec couvercle qui lui sert à pisser la nuit car comme elle est vieille elle peut pas descendre dans la cour. Tu me diras moi non plus je ne descends pas, y a le lavabo. Des fois le matin, mon frère m'engueule : "T'as encore pissé dans le lavabo……", merde ! j'ai oublié de faire couler l'eau. Dans un coin de ma chambre posé sur une chaise il y a mon accordéon que je n'ai pas touché depuis plus d'un mois. Autre détail qui me désespère : Y A PAS DE TELE !!! Je redescends, effondré, voir ma mère et commence à négocier avec elle l'achat de deux lits d'une personne pour moi et ma grand-mère et d'une télé, mais elle a pas le temps : "T'as vu le monde qu'on a ?". Il va falloir que j'attende le soir pour voir mon père et profiter de la joie qu'il aura à me retrouver pour lui faire acheter deux lits et une télé. 27 Après de nombreux calculs, mes parents ont pensé que le bistrot ne rapporterait pas assez pour subvenir aux besoins de la famille et ont décidé qu'il serait plus prudent que mon père conserve son travail à l'extérieur. Mon père il bosse dans une boîte de transport routier à Saint Denis. Il est pas routier, il travaille dans les bureaux, à la logistique comme il dit. Il part le matin vers 7 heures et rentre le soir vers 7 heures. Aujourd'hui il a fait un effort, il rentre plus tôt, heureusement on est samedi. Il est content de me voir, m'embrasse et file illico derrière le comptoir pour remplacer ma mère qui, elle, doit aller faire des courses et préparer la bouffe du soir. Je le branche sur cette histoire de lits et de télé et me fait envoyer paître aussi sec : "T'as un lit, te plains pas et de toutes façons on n’a pas le temps de regarder la télé". Eux c'est vrai, mais moi… C'est sûr qu'ils ont pas le temps, ils bossent comme des fous, faut payer les traites, du lundi au samedi, fermeture hebdomadaire le dimanche. Quand le troquet ferme le soir c'est pas fini faut balayer, laver, refaire la cave. 28 Ah oui ! on a une cave. L'entrée est au bout du bar et fait pile poil la largeur du comptoir. La plupart du temps c'est moi qui fait la cave, ça veut dire descendre les bouteilles vides et les remplacer par des pleines. C'est lourd pour un môme de 11 ans, je remonte quelques fois jusqu'à une trentaine de bouteilles pleines dans des paniers en plastique à six trous. Trois raisons à ça : 1/ mon frère est rarement là le soir, dès qu'il peut échapper à la salle de bain qui pue la pisse, il ne s'en prive pas. Comment lui en vouloir ? 2/ je veux donner un coup de main 3/ mon père avec ses 115 kg passe mal par la porte, il y a bien une autre porte mais son accès est trop compliqué. J'attends le retour de ma mère et remets le couvert pour les lits et la télé, en réponse je reçois un : "On verra !". Le café ferme vers 21h00. Après avoir viré les derniers clients on installe les gros volets sur la porte d'entrée, la barre de sécurité et c'est bouclé. Après on passe au ménage et à la cave. Moi je brosse le billard, le tapis et les bandes. Comme ça les 29 joueurs ont toujours un billard propre et ne se salissent pas les mains. Ils sont très contents et disent toujours : "Ah ! qu'est ce que c'est agréable un billard propre". C'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd et j'installe vite fait une tirelire avec écrit dessus "POUR LE BROSSAGE DU BILLARD". J'arrive à me faire mes deux / trois francs par semaine, c'est pas si mal. Il y a plein d'opportunités pour un môme de gagner de l'argent dans un troquet. Bon ! le billard on a vu. Comme le café n'est pas un tabac et qu'il y en a un à 50 mètres, beaucoup de clients me demandent d'aller leur chercher leur paquet de clopes et ils me laissent la monnaie ou me filent un pourboire. Ceux qui me laissent rien, la fois d'après j'ai pas le temps et z'on qu'à y aller. Mais le mieux c'est de regarder par terre. Comme la plupart des clients ont un coup dans la gueule, ils sèment leur pognon quand ils payent ma mère. Ils s'en rendent même pas compte, surtout que mon père balance toujours de la sciure de bois au pied du comptoir, comme ça, la pièce, elle tombe mais ça fait 30 pas de bruit et en plus elle a tendance à s'enterrer dans la sciure, ensuite il suffit de se baisser. Un jour j'ai passé au moins une heure à parler avec un client, qui était étonné qu'un môme de 11 ans lui tienne le crachoir et qui disait à ma mère : "Qu'est ce qu'il est gentil votre fils madame Lulu". C'te connerie il avait fait tomber un bifton de 10 francs et j'avais le pied dessus. "T'as pas honte ? " m'a dit ma mère. Bah non ! c'est toujours ça qu'il boira pas. C'est seulement vers 22h00 que l'on mangera, dans le bistrot, puisque l'on n’a pas de salle à manger. Ensuite c'est au lit…. Au bout de deux ou trois jours, j'ai compris que mes parents n'ont plus le temps de s'occuper de moi et qu'une nouvelle liberté s'offre à moi, liberté dont je vais profiter au maximum. On va rester six ou sept ans dans ce café, j'ai eu la télé (en noir et blanc) mais pas de lit individuel. Après l'école, ou je suis dans la rue, ou je regarde la télé. Vers 20h00 je vais au Primistère, je prends une boîte de raviolis, ou 31 de cassoulet, ou choucroute, une boîte de crème Mont Blanc et hop devant la télé où je bouffe tout ça sans même avoir le courage de les faire chauffer. Et vers 21h00…. cave, ménage et billard.
CHAPITRE 4
Si je regarde ma fiche d'état civil je peux y lire : Michel Roger Marcel Maurice PETIT - né le 10/02/1956 à Paris 19eme Fils de Lucienne Eugénie Marie Louise ROLLANDAY - née le 15/03/1926 à Paris et de Bernard Léon Victor PETIT - né le 08/01/1921 à Lagny sur Marne on pourrait rajouter, frère de : Alain Armand Antoine Aimable PETIT - né le 11/07/1947 à Saint Etienne (Loire) Quoi de plus banal ? Sauf que pour moi et mon frère ce n'est pas tout à fait exact. Seuls les hasards de la vie ont fait que nous nous appelons PETIT. Notre père biologique a rencontré ma mère à la fin de la guerre, il était plus âgé qu'elle, une vingtaine d'années je crois. Issu d'une famille cossue de l'Oise, il était marié et avait quitté sa femme et sa fille pour vivre avec ma mère. Ma mère était jeune et a succombé à ce monsieur très gentil qui lui faisait des cadeaux, plein de cadeaux. Et pis un jour, PAN, en cloque. Bien obligé de se mettre ensemble. Plusieurs fois le père de ma mère a voulu s'opposer à cette "union" mais mon père menaçait de tuer ma mère et mon frère si elle ne restait pas avec lui. Incroyable non ??? Il a toujours refusé de divorcer. Cela ne se faisait pas à l'époque et surtout pas dans sa famille. Le fait de ramener deux enfants illégitimes (mon frère et moi) dans son monde était un scandale. Mon frère est né et moi après, mais 9 ans après (un accident ?). La mère de mon père (ma grand-mère) nous détestait. Surtout moi, mon frère était trop grand, il pouvait se rebiffer. J'étais la preuve vivante de la débauche et de la bassesse de son fils. Alors elle était méchante, ne m'appelait jamais par mon prénom, elle disait Lui, cassait mes jouets, ne m'autorisait rien, je devais m'asseoir et ne pas bouger. Ma mère, Elle, comme disait ma grand-mère, avait vu son cinéma et ne me laissait plus seul avec elle. Salope…. Elle est morte dans un hospice, toute seule comme une merde. Quand mon père est mort elle était encore vivante et nous, on ne s'est plus occupé d'elle, on l’a plus revue. Bien fait pour sa gueule. A l'époque je m'appelais officiellement Michel ROLLANDAY du nom de jeune fille de ma mère puisque notre père avait eu le courage de ne pas nous reconnaître. Mais pour passer pour un couple respectable sur notre lieu d'habitation (HLM à Stains), mon père nous faisait appeler comme lui : CAMUS. Donc à l'école, en colo, dans tous les endroits officiels je m'appelais ROLLANDAY et dès que j'étais dans la cité ou que j'étais avec mon père je m'appelais CAMUS. A Stains il y avait une école proche d’où on habitait, mais mon frère et moi on allait à celle qui était vers la mairie et bien plus loin, comme ça on n'était pas avec les autres gamins de la cité et personne ne savait. Quand je demandais à ma mère pourquoi j'allais pas à l'école avec les autres enfants de la cité, elle me disait que l'école où j'allais était mieux, qu'on y apprenait mieux. J'avais 5, 6, 7 ans et avais quand même du mal à comprendre. Il m'arrivait d'écrire CAMUS sur des devoirs à l'école au lieu de ROLLANDAY, de me tromper lorsque l'on me demandait mon nom : "Faut savoir, c'est CAMUS ou ROLLANquelque chose…. ???" disait l'instit. C'est mon père qui a insisté pour que j'apprenne l'accordéon dès l'âge
de 6 ans. Ma mère n'était pas contre et m'a inscrit sous le nom de ROLLANDAY à un cours collectif et sous le nom de CAMUS à des cours particuliers. Je me démerdais pas mal, j'en ai fait jusqu'à l'âge 16 ans et je suis arrivé à un bon niveau avant que cet instrument devienne véritablement démodé et que, pour ne plus subir les vannes de mes copains, j'ai définitivement laissé tomber. Par contre ça m'a laissé le goût de la musique, de toutes les musiques. J'aurais peut être dû continuer, peut être que j'aurais fait carrière. Je serais passé l'après midi dans l'émission pour les vieux de Pascal Sevran à jouer Perle de cristal ou Reine de musette. Lorsque j'ai eu 10 ans mon père biologique est mort. Il était alcoolique et personne ne s'en était aperçu. C'était un alcoolisme discret, que l'on ne montre pas, sa petite cirrhose que l'on se fait seul en cachette, devant les autres on ne boit pas d'alcool ou alors très peu, parce que c'est pas bon pour la santé, mais lorsqu'on est seul… Je me suis souvenu que lorsqu'il venait me chercher à l'école, il y avait toujours un arrêt dans un troquet, toujours le même. Moi je prenais un Pschitt orange ou citron, j'adorais ça. C'était bien chimique, très acidulé et très gazeux. Je crois qu’à cette époque le Coca arrivait seulement dans les magasins et n'était pas encore, en France, la boisson qui a tant de succès dans le monde. Avec ma mère pas question de Coca, "ça fait des trous dans l'estomac…. Si t'as besoin de nettoyer un morceau de ferraille trempe le dans du Coca….. c'est pas bon pour la santé….", certainement meilleur que l'alcool. Mon père pendant ce temps restait au comptoir et j'ai cette image d'un monsieur en train de boire un ou deux demi de bière. Pas de quoi fouetter un chat. Maintenant je me souviens que le barman ne demandait jamais à mon père ce qu'il buvait. Il le servait d'office, en habitué qu'il était. J'ai de bons souvenirs de mon père, je me souviens bien de lui. Nous n'avons jamais manqué de rien avec lui, il travaillait à l'OCP (Office Centrale Pharmaceutique, je crois) à Paris et à priori gagnait correctement sa vie. Il nous aimait à sa façon. Je ne me rappelle pas qu'il m'ait fait un câlin un jour, qu'il ait eu un geste de tendresse. C'était pas son genre. J'ai en mémoire 38 quelqu'un de sévère, de très bien habillé, de froid, d'autoritaire mais toujours attentif à mon frère et à moi. Mon frère aurait certainement une autre vision, il l'a connu plus longtemps. Une ou deux fois, à des fêtes de son boulot il m'a emmené moi et mon accordéon pour que je joue pendant un après midi des airs entraînants. Pas de quoi danser mais pour faire une ambiance. Tous ses collègues venaient me voir, trouvaient ça sympa qu'un petit bonhomme joue aussi bien de l'accordéon : "Oh lala il est si jeune ! Ça doit être lourd ? Y a longtemps qu'il en fait ? " et mon père de répondre à toutes ces questions se redressant de fierté, posant une main bienveillante sur mon épaule : "Et oui ! c'est mon fils". Là il me reconnaissait ! C'est à sa mort que les emmerdes ont commencé. Quand il vivait avec ma mère tout était à son nom, voiture, appart, compte bancaire. Ma mère n'avait aucun droit. C'était une façon de la tenir. Où aurait-elle pu aller sans rien, à part ses deux mômes ? Elle avait eu la très mauvaise idée peu de temps avant sa mort de prévenir la première fille de mon père issue de son seul mariage, via la grand-mère, qu'il était gravement malade et allait mourir. On n’a pas eu de nouvelles mais maman avait fait les choses bien. 39 Un soir je rentre chez moi, ma mère n'est pas là et je trouve à notre porte une bonne femme l'air pète sec, accompagnée d'un mec avec un cartable et une cravate. Mon père est mort à peine 15 jours avant. Comme elle me voit m'arrêter devant la porte elle me demande qui je suis et je lui réponds que j'habite là. "Quel est ton nom ?" me demande le bonhomme cravaté "Michel CAMUS" je lui réponds, mon nom de cité. "Ta mère n'est pas là" demande le mec. Bah non il le voit bien "Elle revient quand" "J'sais pas" Qui c'est ce con qui m'agresse et cette conne qui me mate comme si j'étais une sous merde ? On attend ensemble sur le palier. Moi je me barrerais bien, j'irais bien au devant de ma mère pour lui dire qu'il y a deux cons qu'ils l'attendent mais j'ose pas, j'ai la trouille de ces deux adultes qui me lâchent pas des yeux. 40 Enfin !!! ma mère arrive. Elle sent tout de suite l'embrouille. Elle a trouvé un boulot de vendeuse dans une librairie et une charcuterie pas très loin de la maison et rentre vers 19h30. Si elle trop en retard c'est pas grave je vais squatter chez des voisins ou quelque fois je vais la rejoindre à son travail. "Qui êtes vous ?" lance -t- elle au deux inconnus La bonne femme se présente: "Je suis la fille de Monsieur Camus", elle rajoute pas "légitime" mais c'est tout comme. C'est ma demi sœur. Le gus se présente comme maître Machin huissier de justice. "Pourquoi êtes vous là ?" demande ma mère. Le gus : "Je viens mettre des scellés sur la porte de l'appartement de M. CAMUS, car Melle CAMUS est la seule héritière" "Mais attendez qu'est ce que ça veut dire ? j'ai des choses à prendre, des vêtements, les affaires d'école du petit" "Je vous laisse 5 minutes pour prendre vos affaires personnelles et celles de l'enfant, en ma présence et après je mets les scellés" Cinq minutes après ma mère ressort avec une valise dans laquelle elle a jeté quelques affaires à la va-vite et l'huissier fait son œuvre sous les grognements et les débuts d'injures de nos voisins qui sont descendus attirés par le bruit et qui comprennent qu'il se passe quelque chose de grave. Ma mère elle est aimée dans la cité, elle a plein de copines, des bonnes femmes qui bossent pas parce qu'elles ont une tripotée de chiares à élever. Ma mère elle aurait bien voulu bosser mais mon père était trop jaloux de sa jeunette pour la laisser faire. Dans cette cité lorsqu'un huissier se pointe c'est souvent accompagné de deux flics car la plupart du temps c'est pour prendre les meubles d'un qui n'a pas payé son loyer ou ses impôts. Alors là vous imaginez ! L'huissier il est tout seul et met des scellés…. Le gus se magne, fait fissa et la cire n'a pas fini de refroidir qu'il est déjà dans sa bagnole. L'autre salope a déjà pris du recul et se barre avec lui sans un mot. On la reverra jamais. Si vous n'avez jamais vu le sol se dérober sous les pieds de quelqu'un, c'est que vous n'étiez pas là ce soir là. Ma mère est anéantie, son regard est hagard, elle ne sait plus où elle est. Elle est à la rue avec un môme de 10 ans et sans ressources. Elle s'assoit sur les marches qui mènent à l'étage du dessus, les voisins l'entourent, essaient de comprendre. "Lulu tu dois de l'argent ? Fallait nous le dire, on t'aurait aidée ". "Ah c'est pas marrant de perdre son mari et de pas bosser". "Avec un môme en plus". Comment leur expliquer que pendant tout ce temps elle leur a menti, comment leur dire qu'elle ne s'appelle pas CAMUS, que ses fils non plus, qu'elle n'était pas mariée malgré l'alliance qu'elle a au doigt. Elle s'inquiète pour mon frangin. Par bonheur il a commencé l'armée et ne rentre pas ce soir et peu rester comme il veut dans sa caserne. Il fait l'armée au ministère des Armées à Paris. Le hasard fait bien les choses. Moi, je suis comme un con, je comprends pas pourquoi on peut pas rentrer à la maison ? Où on va manger ? Où on va 43 dormir ? Je vois ma mère pleurer et je sais pas quoi faire, alors je pleure avec elle.
Dans ces cités HLM règne une certaine solidarité. On n’est pas bien riches mais si quelqu'un est dans la merde on va essayer de partager un peu avec lui. Cette solidarité va se manifester de plusieurs façons, un repas, un hébergement et même une violation de la loi. Tous sont derrière ma mère. Il y a les J….., Henriette et Marcel. Elle élève ses trois fils, Jean-Michel, Roger et Dominique. Marcel il est afficheur, il colle les grandes affiches de 3 mètres par 4 mètres sur les panneaux publicitaires. Un jour il a du rab d'affiches : le cirque Pinder. Au lieu de les jeter il retapisse la chambre des gosses avec. Terrible !!! Quand tu rentres dans la piaule t'as sur le mur d'en face des majorettes avec des chapeaux tout en hauteur, une petite visière, un grand plumet, un habit de militaire mais surtout une jupette à ras la touffe, qui lèvent la jambe devant un éléphant décoré. Sur l'autre mur, t'as les lions, les tigres, les panthères, les guépards, avec le dompteur habillé avec un slip en peau de zèbre qui tient un cerceau en flamme et un grand fouet. Et enfin sur le dernier 44 mur (sur le 4eme y a une armoire et une fenêtre) il y a un énorme gorille, mais quand je dis énorme, il prend tout le mur, avec son nom au dessus "KING KONG le roi de la jungle", je sais c'est pas original, quoique à l'époque. Les trois mômes ils sont ravis et poussent des cris de joie au fur et à mesure que leur père tapisse les murs de toutes ces couleurs. Ils ont aussi un mainate. Un mainate c'est une sorte de merle, avec un bec jaune et des plumes bien noires. La particularité de ce piaf c'est qu'il peut parler et qu'il balance des coups de sifflet, j'te dis pas, stridents. Lorsque la fenêtre est ouverte et qu'il y a des filles qui passent dans l'allée, si l'oiseau balance un de ses fameux coups de sifflet à ce moment là, c'est sûr, elles se retournent et cherchent quel est le Loulou qui les drague comme ça. Mais le mieux c'est lorsque le toubib est venu la première fois chez eux. Un nouveau jeune toubib qui s'était installé dans la cité. Il est tout beau et tout propre avec son petit costard et sa sacoche en cuir. Tout d'abord il rentre dans la chambre et a un mouvement de recul, agressé qu'il est par les affiches Pinder. Un vrai cauchemar, d'autant plus que les mômes ont personnalisé les affiches. Des bites aux majorettes, du sang sur les crocs des félins et une énorme paire de couilles à King Kong. Faut laisser les artistes s'exprimer. Là il ausculte le petit dernier tout en regardant les murs recouverts. Il a les yeux exorbités et Henriette ne peut pas s'empêcher de se marrer. Elle va faire rire tout le bâtiment en racontant cette histoire. Bon le toubib a fini, il va faire l'ordonnance, problème il y a un tel bordel sur la table de la salle à manger qu'il ne peut même pas y déposer son bloc. C'est pas grave on va pousser un peu. Donc ça dégueule suffisamment de l'autre côté pour qu'il ait un peu de place. L'oiseau dans la cuisine entend du bruit et y va de sa sérénade et de quelques mots doux. "p'tiiiiiiiiiiit con, p'tit con" "ennnnnnnnnnnnnnnnnnculé" "meeeerrrrrrde, merde" Inutile de vous dire que les trois mioches se sont empressés d'apprendre à l'oiseau les rudiments de la langue française, du moins de LEUR langue française. Le toubib outré : "Mme J. ce sont vos enfants qui parlent comme ça" dit le toubib en signant l'ordonnance. "Ah non docteur !"…. un peu vexée Henriette quand même. 46 "C'est mon oiseau" "Votre oiseau (?????????)" "Oui venez voir" et Henriette l'emmène dans la cuisine, où, trône sur le frigo, l'oiseau et sa cage. En signe de bienvenue le mainate s'ébroue faisant quelques taches sur le costard et traite copieusement le docteur d'enculé et de p'tit con. Le toubib se croit chez les fous, ne bouge plus, bouche bée et il est tellement désemparé qu'il partira sans se faire payer la consultation. Je me souviens également d'une famille qui habitait juste au dessus de chez moi. Des Espagnols avec deux garçons. Très discrets, très gentils. La femme restait à la maison et le papa travaillait dans les travaux publics. Je me souviens d'eux pour deux raisons. La première c'est que l'aîné avait mon âge et qu'on jouait souvent au ballon ensemble. François qu'il s'appelait et le papa nous disait qu'il l’avait appelé comme ça en l'honneur du pays qui l'avait adopté. 47 "Pasqué la France esse une grande païs, pas como l'Espagne ya pas lé travail et ya Franco et qué si jé oune fille qué s'appellera France". "Viva lé yénéral Dé Gaulle" La deuxième c'est que cet homme là, pour faire rentrer son fils, lorsque ce dernier jouait dehors, se mettait à la fenêtre et balançait un coup de sifflet, pas très fort, mais très long et avec deux notes, que suivait toujours un "Freinnnnnnnnnnnnnnçois bene aqui". En tout les cas, nous on comprenait ça. Il y a aussi sur le même palier une famille dont la fille est un peu notre souffre douleur. Elle est laide et très conne. Elle est toujours collée à nous parce qu'on joue avec son frangin. Un jour on lui refile des bonbons, qu'un de nous a achetés dans une boutique de farces et attrapes. Tu sais, les bonbons avec de l'encre bleue à l'intérieur. Elle est contente, on lui donne des bonbons, jusqu'au moment où elle s'aperçoit qu'elle a la bouche toute bleue. Et là elle se colle devant sa fenêtre (la famille est au 1er) et se met à pleurer et à pleurer en hurlant "MAMMMMMMANNNNNN". Et plus elle gueule et plus on se marre. D'autant plus que la bouche ouverte avec la morve et la bave qui dégouline, elle se colle plein de bleu sur ses fringues. 48 Bon ! des trucs comme ça y en a des centaines. Une voisine qui vient d'avoir le téléphone chez elle (très rare et très long) invite à boire le café toutes ses copines dont ma mère, pour fêter ça. Un homme l'appelle à se moment là en déguisant sa voix. A cette époque il y a la pub "Y a bon Banania"…. le mec au téléphone lui fait croire, qu'en tant que nouvelle abonnée elle est sélectionné pour un concours, qu'elle est en direct sur Europe 1 et qu'il va lui poser des questions. Ça tombe bien il y a toutes ses copines elle va pouvoir répondre pense-t-elle. " Venez les filles vous allez m'aider. Tiens prends l'écouteur" dit-elle à une d'elles. "Madame si je vous dis Y A BON qu'est ce que vous me répondez" Elle, un peu désemparée par une question aussi simple répond "heu …. BANANIA" "Comment madame ? ….Y A BON ?" Elle rerépond avec plus d'assurance "BANANIA" "Bravo madame vous venez de gagner 10 kg de ……….. de……………" Elle : " BANANIA" crie-t-elle Lui : " de……………………." Elle :"BANANIA" hurle-t-elle, toute fière de montrer à ses copines qu'elle va gagner. Lui : "NON madame vous venez de gagner 10 kg de merrrrrrdeeeeeee !!!" et clac le mec raccroche. Bien sûr la copine qui a l'écouteur commente en direct à celles qui sont autour. Elles sont mortes de rire car elles ont organisé la connerie avec le propre fils de la dame au téléphone. Autre chose dont je me souviens bien, même si je n'ai que 6 ans. Un soir, je suis dans mon lit, il n'est pas très tard, j'entends mes parents ouvrir la fenêtre de la cuisine et ensuite se précipiter dans leur chambre pour ouvrir la fenêtre également. Qu'est ce qu'ils foutent ? Mon frangin est avec eux. Je me lève et vais voir ce qui se passe. Ils ne s'aperçoivent même pas de ma présence, trop occuper à voir et surtout à écouter ce qui ce passe dehors. Dehors il y a deux bagnoles, qui font le tour de la 50 cité, avec des haut-parleurs sur leur toit et plein de drapeaux rouges et ça gueule à tout va : "Camarades ! C'est bientôt la fin du monde ! Révoltez vous ! L'apocalypse est pour demain! Rejoignez le Parti communiste français ! Nous voulons la paix ! Ne laissez pas les USA dominer le monde !" enfin plein de conneries de ce genre. Moi je rigole et saute de joie, je crois que c'est le cirque avec une représentation le lendemain. Mes vieux ils rigolent moins. La guerre ils connaissent, ils ont donné, ils en sortent seulement. C'est encore très présent dans leurs esprits. Les rutabagas, les topinambours, le saindoux à la place du beurre, les soupes plus claires que l'eau, les tickets de rationnement. Après il y a eu l'Indochine jusqu'en 1954 et puis l'Algérie dans la foulée jusqu'en 62. Y en a marre. Qu'est ce qu'il fout le grand Charles ? Encore une guerre ? De Gaulle ne laissera pas faire, il a sauvé la France une fois il recommencera. Presque toutes les personnes de la génération de mes parents vouent un véritable culte au général De Gaulle. C'est le sauveur, le libérateur. Depuis 1958 il dirige la France et lui redonne son éclat d'antan sur la scène internationale. Nous sommes en 1962 et ce connard de Khrouchtchev décide de mettre des missiles à Cuba. Kennedy ne voit pas ça d'un bon œil et veut foutre sur la gueule de l'URSS. Pendant trois ou quatre jours ça chie grave entre eux. Dès le lendemain de cette fameuse soirée mon père et ma mère filent faire les courses, je devrais dire les provisions. De quoi tenir un siège : pâtes, fayots, lentilles, riz, farine, sucre, sel, boîtes de conserve et tout ce qui peut se conserver longtemps. C'est de la parano, mais bon, faut les comprendre. Dans tout ce qu'ils ont acheté il y a une vingtaine de tubes de lait Nestlé sucré. Mon frère et moi on adore ça. Alors quand on rentre de l'école ou quand nos parents sont pas là, on engloutit les tubes et pour que ça se voit pas, on souffle dedans pour les regonfler et les remet bien dans les emballages. Comme ça si ma mère elle jette un œil, tout a l'air intact. Heureusement au bout de quelques semaines les relations URSS / USA se tassent et tout redevient normal. Un soir on rentre de l'école et on voit notre mère avec le carton qui contenait les tubes et en nous voyant elle nous dit simplement : "Ben mes salauds !!!" avec un petit sourire complice. A cette époque une famille va particulièrement nous aider et également un homme. Tout d'abord la famille. Ce sont des amis de longue date qui étaient nos voisins de palier à Stains, mais qui ont été obligés de déménager car leur fille a des problèmes de santé, d'asthme. Il lui faut du bon air, ils l'ont trouvé à Berne sur Oise, petit village à une heure de Stains environ. Simone et Jean C ont toujours eu de bons rapports avec nous, ils ont trois enfants, Evelyne (la malade) qui a un an de moins que moi, Jean Jacques qui a deux ans de moins que moi et enfin Dominique le petit dernier. Je suis toujours fourré chez eux pour jouer avec Evelyne et Jean Jacques et je suis un peu le quatrième enfant de la famille. Simone élève les enfants à la maison et Jean travaille au Gaz de France. Malgré les liens d'amitié qu'ont mes parents avec eux, je crois que Simone et Jean ne connaissent pas la situation de ma mère et mon père. Même s'ils ont déménagé, on les voit de temps en temps. On va les voir, ça fait passer un dimanche à la campagne. Dès qu'ils apprennent que ma mère et moi sommes à la rue (je sais pas comment), Jean saute dans sa voiture et vient nous retrouver. Il parle avec ma mère, la réconforte et prend les premières décisions. Première mesure, il m'embarque avec lui. Tant pis pour l'école, il y a plus grave, faut d'abord penser au môme. C'est ma mère qui insiste pour qu'ils me prennent chez eux. Je ne sais pas pourquoi, mais ma mère n'a peur que d'une chose, c'est qu'ils viennent me chercher et qu'ils me placent quelque part. Donc faut me cacher. Elle craint les prochains jours, se doute qu'ils vont être durs, encore plus durs avec un gamin dans les pattes. Je me retrouve dans ma famille d'adoption entouré de frères et sœur. Ce n'est pas la première fois que ça se produit. Déjà, quelques semaines avant, lorsque mon père était en train de mourir ma mère m'avait confié à eux. C'est Simone, "ma mère adoptive", qui m'annonce le décès de mon père, un soir, avec tout l'amour qu'elle a en elle. Elle me prend dans ses bras et me berce pendant que je déverse toutes les larmes de mon corps sur sa poitrine. Comme elle est croyante elle me dit qu'il est parti au ciel, rejoindre le bon dieu et qu'il n'a plus mal. Je comprends pas bien mais je pleure, il y a quelqu'un que je ne verrai plus, quelqu'un que j'aime. 54 C'est aussi grâce à Jean que ma mère a récupéré, in extrémis le peu d'argent que mes parents avaient économisé. Deux jours avant la mort de mon père il a envoyé ma mère à la banque pour retirer l'argent qui était sur leur compte avec un chèque de mon père. C'est lui aussi qui a fait signer à mon père, la veille de sa mort, un certificat de vente pour la voiture et qui, du coup, devenait la voiture de ma mère, qu’elle a pu revendre. Après c'était les scellés… Quand l’huissier s'est pointé à la banque il devait rester 3,00 frs. La deuxième mesure, c'était qu'il fallait récupérer certaines choses à l'intérieur de l'appartement. Oui mais voilà, il y avait ces foutus scellés et les briser aurait mis ma mère hors la loi. Notre voisin de palier, veuf depuis peu, avait remarqué que l’huissier était rentré dans l'appartement mais y était certainement resté trop peu de temps pour y faire un inventaire. Bien vu ! Il y avait dans les caves une gaine technique, avec les tuyaux d'évacuation d'eau, qui remontait jusqu'au toit et qui donnait dans chaque appartement. Dans les WC pour être précis, sur le mur du fond. Lorsque l'on était en face des toilettes ça faisait comme un placard que l'on ouvrait avec une clef carré. Je précise que l'on était à l'entresol, donc à peine un étage. Voilà, Jean C a réuni quelques voisins, deux sont passés par la gaine technique (les plus maigres), ils ont ouvert la porte dans les toilettes et ni vu ni connu ils ont "cambriolé" l'appartement. Tout d'abord, mon accordéon, ensuite des papiers et des photos que ma mère voulait, plus drôle, elle voulait absolument récupéré son service à café breton et puis encore plein de choses qui pouvaient passer dans cette gaine technique. Ils ont fait ça une bonne partie de la nuit. Et Jean a ramené tout ça chez lui. Je le voyais débarquer avec dans les bras des objets qui m'étaient familiers. Jean C est mort il y a quelques années, Simone est toujours là. C'est à l'enterrement de Jean que j'ai revu la famille C pour la dernière fois, à part Evelyne que je revois quelques fois. Même si la vie nous a séparés, lorsque je parle d'eux, j'en parle toujours avec une tendresse extrême. J'ai énormément de respect pour tout ce qu'ils ont fait. Jean jacques et Evelyne dans l'insouciance de nos dix ans m'ont fait oublier un temps ces mauvais moments. J'ai quelques fois rencontré des gens bien dans ma vie mais eux sont bien au dessus de tout ça. C'est ma famille. 56 Je vous ai parlé de la famille, je vais vous parler de l'homme qui nous a aidés. Bernard était notre voisin de palier. Il avait remplacé Simone et Jean. Comme je vous l'ai dit il était veuf. Il avait un grand appartement et a proposé à ma mère de l'héberger, avec moi, le temps qu'elle se retourne. Maman a trouvé deux petits boulots, trois même. Elle travaille à la librairie le soir et à la charcuterie le matin, du petit centre commercial de la cité. Le week-end elle travaille dans une autre charcuterie mais sur le marché, près de la cité le samedi et près de la mairie le dimanche. La librairie j'adore. Quand je rentre de l'école je vais souvent rejoindre ma mère et je me mets derrière une espèce de comptoir où trônent tous les bonbons. Ah ! les caramels à un franc (un centime de franc à l'époque), les roudoudous avec un vrai coquillage, les petites souris en aramel avec du chocolat dessus et les mistrals gagnants. "Te raconter un peu comment j'étais minot Les bonbecs fabuleux qu'on piquait chez l'marchant Car-en-sac et Minth'O, caramel à un franc Et les mistrals gagnants Te raconter surtout les carambars d'antan et les cocos boers Et les vrais roudoudous qui nous coupaient les lèvres Et nous niquaient les dents Et les mistrals gagnants, et les mistrals gagnants" Comme le chante Renaud. Un peu plus loin il y a un autre comptoir avec le tabac et les billets de loterie pour les gueules cassées (les grands blessés de 14/18). Au milieu de la boutique il y a deux présentoirs, un avec les journaux et le deuxième avec les petites BD. Aux murs des étagères avec des bouquins, des fournitures scolaires et d'autres BD plus prestigieuses comme Tintin et Milou ou Lucky Luke ou Astérix. Le patron et sa femme sont super sympas, quand je m'installe derrière les bonbons j'ai accès direct sur la réserve. Le patron a bien vu que je reluque tous les bouquins et un soir il me dit : "Michel tu peux lire tous les livres que tu veux à condition de ne pas les abimer parce qu'après faut que j'les vende" Voilà comment je me retrouve à connaître tous les Tintin et Milou, Lucky Luke et Astérix sans en acheter un seul. En plus de temps en temps je balance ma main dans le premier sac venu et la ressort avec une poignée de bonbons. Le rêve quoi… 58 La charcuterie c'est moins sympa pour moi. Ça sent la bidoche, le gras. Le patron fait tout lui-même. J'aime bien quand il fait la saucisse avec la machine. Il emboite un boyau sur un tuyau en fer, charge la chair en haut de la machine et allez il tourne la manivelle et fait des saucisses bien régulières. Tous les quinze centimètres un petit tour avec la saucisse et le boyau se tord sur lui-même. A la fin, dans le plat, ça fait un grand chapelet de saucisses bien appétissantes. Comme il n'y a personne pour me garder et que ma mère ne veut pas me laisser à Bernard qui, très souvent travaille le samedi, elle m'emmène avec elle sur les marchés. Là c'est dur, debout 5h00, petit déj, toilette et hop une quinzaine de minutes de marche à pied, pour le plus loin. Moi j'ai de la merde plein les yeux et elle est obligée de me tirer par la main pour avancer à son rythme. Quand on arrive le patron est déjà là, avec sa camionnette frigorifique. Il est placé à l'année donc pas de problème de place. Ils commencent à décharger la camionnette. En été ça va à peu près, mais l'hiver qu'est ce qu'on se pèle, c'est terrible. Quand on a fini, au bout d'une heure environ le patron me file de l'argent et je file acheter du pain pour faire le casse croûte. Ça c'est bien car on peut manger tout ce que l'on veut. Bien souvent c'est un casse croûte commun avec les autres commerçants. Le crémier apporte du beurre et du fromage, le primeur une bouteille de pinard, etc. C'est une bonne ambiance et malgré le fait que je n'ai plus le droit à la grasse matinée, j'aime ça. Et puis tout le monde me connait à force et si des fois je ne suis pas là ils s'inquiètent : "Alors Lulu, il est pas là Michel ??? Pas malade j'espère ?" Après je passe le début de matinée à me promener dans le marché, je rends service, donne un coup de main et je ne reviens jamais les mains vides. Après je vais à l'école qui est à côté du marché (à l'époque il y a école le samedi matin) et quand je sors vers midi je retourne avec ma mère au marché. J'ai conscience aujourd'hui de tout ce que maman a enduré pendant cette période. De tous les sacrifices qu'elle a pu faire et même, peut être des humiliations qu'elle a subies, pour subvenir aux besoins d'Alain et moi, surtout de moi. Quelques fois elle me dit qu'elle n'a pas eu souvent de chance dans sa vie, en tous cas c'est comme ça qu'elle le ressent. Moi j'ai eu beaucoup de chance dans ma vie, c'est de l'avoir comme mère. Attention c'était pas Germinal, je fais pas du Zola. On avait un toit et on mangeait à notre faim, mais elle a dû en chier plus d'une fois. Et toujours avec le sourire. Maintenant que j'y repense, Bernard était plein d'attention pour ma mère et pour moi. Un petit cadeau par çi, un petit bouquet de fleurs par là. Il lui avait même donné de l'argent pour m'envoyer en colo pendant les vacances d'hiver. Bref je pense qu'il avait le béguin pour ma mère. L'hébergement a duré, ma mère a changé de chambre et puis un jour ils m'ont dit qu'ils allaient se marier. Chouette ! si c'était leur vie. Moi je m'en foutais un peu, ma mère était heureuse, on mangeait, on avait un lit, on partait en vacances, le dimanche on allait à la campagne chez la mère de Bernard qui avait une grande ferme en Seine et Marne. Là je retrouvais une ribambelle de cousins, cousines tombés du ciel, la vie était belle. Bernard était pas bien grand mais costaud, très costaud. Un gars de la campagne et puis à table fallait voir ça. C'était sacré la bouffe, fallait pas le faire chier quand il mangeait, on entendait que ses mâchoires claquer. Comme maman était très bonne cuisinière, tout allait bien. Ce qu'il aimait c'était la nature, retourner le week-end chez sa mère, à Nantouillet , dans une ancienne ferme avec plein de terrains et un grand potager. Dès qu'il arrivait, hop la bêche, le râteau, la binette et allez c'était parti pour la journée. Faut dire qu'il avait la main verte, il faisait tout pousser. Plus tard lorsqu'ils auront leur pavillon il fera même pousser des melons, à Aulnay sous Bois. Et puis alors, faut voir les alignements des légumes, les rangées de choux, d'oignons, d'asperges, d'haricots, c'est au cordeau, pas une tête qui . L'hiver puisque qu'on peut rien faire au jardin il va à la chasse. Je l'accompagne quelque fois pour faire le rabatteur. La plupart du temps on rentre bredouilles, enfin bredouilles c'est pas le mot car Bernard il trouve toujours quelque chose, des champignons, des noisettes, des pissenlits, des mûres, des châtaignes. En fait le gibier il s'en fout. Bien sûr s'il peut péter un pigeon ramier ou un faisan ou un lièvre, il va le faire, mais ce qui compte c'est qu'il se balade au milieu des prés et des bois. Bernard quand il conduit sa voiture il roule à 50 km/h maxi. Les trajets prennent toujours trois plombes. Par contre il ne loupe rien. "Vous avez vu ? La pie, là, là et le merle dans le pommier vous l'avez vu ? Tiens ils ont commencé à récolter. Va faire beau aujourd'hui, y a pas un nuage. On est bon pour un orage les hirondelles volent bas. Regarde, regarde le lièvre là-bas …" Voilà lui il voit tout, remarque tout et nous reproche de ne rien voir, de nous intéresser à rien. Moi je roupille à l'aller parce qu’on s'est levé de bonne heure le matin et je roupille au retour parce que je suis crevé de ma journée. Ma mère a profité de son mariage pour nous persuader mon frère et moi de changer de nom. En effet Bernard PETIT avait dit à ma mère qu'il nous reconnaitrait afin que nous ayons un "vrai nom". Pour mon frère ça a été dur, au début il a refusé. Ma mère a insisté en lui disant que, nous, deux frères on devait porter le même nom et que moi j'étais d'accord. Cette connerie je m'étais appelé ROLLANDAY et CAMUS en même temps sans rien y comprendre, ils pouvaient bien m'appeler PETIT maintenant, c'était bien moins compliqué. Bernard est mort en 1990. Il avait du diabète. Le diabète des gros disait le médecin. Les bonnes choses que ma mère lui cuisinait, même si elle faisait attention, n'ont rien amélioré. Le diabète c'est la merde, un coup t'as trop de sucre et un coup pas assez. Il a fait un malaise un soir et puis est tombé dans le coma. Le docteur nous a dit qu'il avait eu une hémorragie cérébrale. Il m'a élevé comme un vrai père, nous a rendus heureux. Il adorait ses trois petites filles, les deux de mon frère et la mienne. Elles l'auraient emmené au bout du monde par le bout du nez. Pépé Bernard… Voilà maintenant vous savez pourquoi j'ai eu trois noms dans ma vie.
CHAPITRE 5
Les Lilas c'est une commune du 93, touchant l'est de Paris. Elle est entourée par Bagnolet, Romainville, Le Pré Saint Gervais et Pantin. Ce n'est pas une grande commune, environ 20000 habitants à l'époque. Par rapport à Paris, Les Lilas sont situés en hauteur (faut toujours grimper pour aller aux Lilas) à la même altitude que Montmartre à peu près. Ce n'est pas très étendu mais il y a encore d'immenses terrains vagues, qu'on appelle les "Forts" et qui deviendront un espace de jeux incroyable. Sur les forts aux Lilas il y a le fort de Romainville. C'est une caserne avec de vrais bidasses. C'est curieux à Romainville il y a le Fort de Noisy le Sec, une caserne, pareil. En ce milieu du mois d'août 1967, il fait beau et dès le lendemain de mon arrivée je me paye une petite ballade dans les environs du troquet. Tout d'abord la rue de la République, qui ne s'arrête pas, au croisement de la rue du 14 juillet mais qui continue en montant, sur une grosse cinquantaine de mètres. Ce dernier tronçon est pavé, ce qui lui donne un certain charme. A gauche de la rue que de vieilles maisons d'habitations, jusqu'en haut et à droite deux ateliers qui prennent la quasi-totalité de ce bout de rue. Un artisan qui fait des enseignes lumineuses et un menuisier. Le gars des enseignes est d'origine asiatique, très discret, jamais de bruit, portes toujours fermées. Lorsqu'il sort il rase les murs et marche rapidement. On nous a dit que c'est un trafiquant de drogue, de la dure, cocaïne, héroïne. Je sais pas si c'est vrai mais un jour il s'est fait embarquer par les flics. Après il a disparu. Le menuisier c'est tout le contraire. Charlot qu'il s'appelle, un petit vieux vêtu d'une salopette bleue dégueulasse sur un vieux pull-over troué. Il a les cheveux longs et tout blancs et une grosse moustache jaunie par la nicotine. Il gueule, il chante toute la journée. Son atelier donne sur la rue, les portes sont grandes ouvertes et on entend les coups de marteau, la scie, la lime. Ça sent le bois, le brûlé, la colle. Il vient souvent au café pour boire un coup de rouge ou de blanc ou de n'importe quoi pourvu qu'il soit avec des copains. Entre nous on l'appelle "Charlot Comme Toi", parce que lorsqu'un pote lui dit : "Qu'est ce que tu bois Charlot", il répond toujours: "Comme toi". Charlot il a une particularité, il a un side-car, un gros side-car, style "la Grande Vadrouille" et il lui arrive de livrer ses meubles avec. Allez, deux chaises ou une armoire démontée, 65 coincées dans le panier et c'est parti !!! Il aurait fallu faire une photo. Ah il était chouette avec son bonnet en cuir style aviateur et ses lunettes de moto. Une vedette Charlot, une vraie. Le "sommet" de la rue de la République est coupé par la rue du Tapis vert, donc elle s'arrête, juste devant un café tabac bougnat : La Civette du Tapis Vert. C'est un café bien plus grand que celui de mes parents, en plus il fait tabac et surtout "bougnat". Un bougnat c'est un café auvergnat qui vend du charbon et parfois au bois, bon nombre de familles se chauffent encore avec ce moyen. Le mec qui livre le charbon je l'ai toujours vu noir, une salopette noire, des grosses pompes de sécurité noires, un béret noir, les mains noires, la gueule noire où pendouille un mégot de gitane maïs. Y a que ses yeux qu'on voit, bien bleus, bien clairs sous la couche de poussière de charbon. A chaque tournée il passe boire un coup au troquet de mes parents, il veut pas que son patron sache qu'il picole pendant le boulot. Un samedi il est venu boire un coup et ma mère l'a pas reconnu. Il était en civil, blanc. Voilà mon environnement direct. Le quartier c'est comme un petit village. La rue est animée, tous les gens se connaissent, bonne ambiance quoi ! Ma mère qui est du genre sympa et blagueuse va rapidement trouver sa place. Le tailleur à côté de chez nous est un ancien truand. Une quarantaine d'année, petit, enveloppé, dégarni et toujours la clope au bec. Des clopes à bout doré. Il est souvent sur le pas de sa boutique à regarder les gens passer. T'as l'impression qu'il est toujours habillé pareil, un pantalon de toile et une chemise blanche. Le pantalon il lui arrive juste sous le ventre et est retenu par une ceinture mais ça ne doit pas être suffisant car il a des bretelles en plus, peut être un manque de confiance. Il est fait normalement mais il a juste un gros ventre. Mes potes et moi on lui dit quelques fois : "Vous nous rendrez notre ballon M'sieur" il nous regarde étonné parce qu'il comprend pas. Il continue ses petites magouilles et n'est pas plus tailleur que moi. Un jour il vient voir ma mère et lui propose des manteaux en cuir ou en daim. Ma mère hésite, mon père et elle ont beaucoup investi dans le café, c'est pas le moment de faire des folies. "Venez voir, ça engage à rien". Ma mère va voir. Dans l'arrière boutique, les manteaux sont les uns sur les autres. Une montagne de manteaux. Quoi de plus normal qu'un tailleur qui vend des manteaux. Elle revient avec deux manteaux sous le bras. Un en cuir noir et un en daim marron. Elle les montre à mon père qui lui demande à combien ils sont. Ma mère ne sait pas, le tailleur lui a dit : "Choisissez ! le prix on verra plus tard". Elle naïve, lui demande s’il pourra lui faire un ourlet car ils sont un peu longs. Il lui répond : "A non ! pour l'ourlet vous vous démerdez j'sais pas faire ça" (????????) Elle est un peu étonnée, "Mais et le prix ? Combien vous me le vendez ?" "250,……. les deux" lui répond-t-il. (250,00 francs) Alors là, c'est carrément donné, "J'ai reçu un lot, je les brade" On va vite comprendre que notre cher tailleur fait du recel. Il a toujours quelque chose, des fringues, des télés, des chaussures, et même des camemberts… Le matin on lit dans le Parisien : "Un camion braqué sur l'autoroute, 20000 paires de chaussures volées", tout le quartier se dit : "Bon demain y a des pompes chez le tailleur" Et ça loupe pas. Le lendemain tout le quartier se ballade avec les mêmes pompes aux pieds. Je l'aime bien le tailleur, il est très généreux. Quelques fois il est sur le pas de porte de sa boutique et m'appelle : "Michel, va me chercher un paquet de cibiches" me demande-til en me refilant un billet de dix francs. Y a pas de problème. Les clopes, des Royales, coûtent dans les cinq francs et je sais qu'il me laissera la monnaie. Donc j'y vais et quand je reviens je rentre dans la boutique, puis dans l'arrière boutique, ou souvent je le trouve avec une dizaine de télés sur son établi, dont il est en train de limer les numéros de série. D'autres fois il me fait venir dans la l'arrière boutique, me montre une pile de jeans ou de pantalons et me dit : 69 "Vas-y Michel, prends en deux", comme ça sans raison, parce qu'il m'aime bien. Ma mère elle l'engueule car elle sait que c'est des pantalons volés. Lui il se marre et lui dit : "Mais madame Lulu j'l'aime bien vot'e môme, il me rend service" A côté du tailleur il y a le cordonnier. Madame à la caisse et monsieur qui répare les pompes. C'est un couple de sourds et muets. Ils ont deux fils qui n'ont pas cet handicap et qui sont des copains de quartier. J'aime bien aller dans leur petite boutique, ça sent le cirage, la colle, le cuir. Surtout ce qui me fascine c'est la façon dont ils communiquent avec leurs enfants. La langue des signes. J'avais jamais vu ça, je reste bouche bée à les regarder. Le papa quand il me voit il me salue d'un : "Han, han, a va ?" très fort. Dans l'immeuble où on a le logement, au rez-de-chaussée, il y a un vieux bonhomme avec sa femme. Son surnom et tout le monde le connaît comme ça, c'est : le père Noël. Noël c'est son vrai prénom et comme il est toujours en train de filer un bifton à ceux qui le tapent ou à payer une tournée au troquet, c'est le père Noël. Et sa femme c'est la mère Noël du coup. Lui aussi, 70 comme le tailleur, c'est un ancien truand, un vrai. Il est marseillais et commence à être âgé. Lui son truc c'est pas le recel, c'est le pastis. Il fabrique et vend du pastis. C'est du pastis en poudre auquel on rajoute de l'alcool à 90° et de l'eau je crois. Dans sa jeunesse il a tout fait, mac, voleur, collabo et surtout de la prison. Maintenant c'est un petit vieux vouté, avec une casquette pied de poule vissée sur le crâne et son vieux manteau en cuir noir aux poches déformées qui pue le pastis. Il le fabrique dans un box qu'il a loué à quelques rues de là. Lui il est habitué à l'odeur il fait plus attention, mais quand il rentre et vient boire un coup au café tout le monde lui dit : "Alors père Noël on revient du boulot". Ou : "M. Noël vous avez pas peur de vous trimbaler comme ça ?" Ça le fait marrer et comme il dit : "A mon âge qu'est ce qu'ils peuvent me faire"…..Bah ! deux mois ferme. Un jour ma mère voit débarquer deux bonhommes au troquet. Des inconnus. Ils prennent cafés sur cafés et passent la matinée assis à une table. A midi ils demandent à ma mère si elle fait resto. Non mais il y a un plat du jour au bout de la rue. Ils lui demandent si elle connait Noël B…., elle dit non, que le seul Noël qu'elle connait c'est notre voisin le père Noël. Les flics la regardent en se demandant si elle ne se fout pas de leur gueule. C'est bien lui qu'ils cherchent. Ils ne se sont pas présentés, mais y a pas besoin, ça sent la maison poulaga à dix mètres. Ils s'en vont manger. Là-dessus revient le père Noël pour boire ses Suze(s) du midi. "Oh lalalallala !! Monsieur Noël, il y a deux bonhommes qui vous cherchent, je suis sûr que c'est des flics" prévient ma mère "Ah bon ! Alors on va les attendre" répond -t-il avec son accent de Marseille à couper au couteau. Et il reste là à siroter sa Suze, puis une autre, et encore une, pendant une petite heure. Il est décontracté, pas angoissé, plaisante avec les clients, paye des coups, comme d'hab. Les deux mecs reviennent. Le père Noël les regarde et leur dit : "Alors messieurs, parait qu'on me cherche ?". Les flics sont un peu décontenancés. "Où est ce que l'on peut parler tranquillement ?" Le père Noël désigne une table et leur dit : 72 "Ici, je n'ai rien à cacher, je vous offre quoi ?". Ils comprennent qu'ils ont à faire à un personnage à qui on ne la fera pas. C'est un vieux roublard le père Noël, il a l'habitude. C'est pas deux jeunes cons de flics qui vont lui faire peur. D'ailleurs il ne se fait pas prier pour leur dire. "Je ne vous connais pas vous deux. Vous êtes nouveaux ?" leur dit-il. "Monsieur B, on sait que vous fabriquez et vendez du pastis, c'est illégal" "Je vais" Un jour où il était bourré, le père Noël a oublié de fermer son box. Deux mômes passaient par là et sont rentrés dedans. Lorsqu'ils ont vu tout l'attirail ils ont prévenu leur père. Profession du père : policier, gardien de la paix quoi. Pour se faire mousser, ce con (sans odorat), il a prévenu direct la brigade des stups, car il croyait avoir découvert un labo de drogue. C'est donc des flics de Paris qui sont en train d'interroger le père Noël. Si ces flics avaient été du commissariat des Lilas il ne se serait rien passé, car parmi les clients du père Noël il y avait bon nombre de flics des Lilas et même le commissaire de l'époque. Les flics se rendent compte que ce petit vieux n'est pas très dangereux et lui parlent doucement, presque gentiment. "Ce qui nous intéresse c'est à qui vous revendez le pastis et en quelle quantité" Et là, d'un seul coup ce n'est plus le père Noël qui est devant nous. C'est du Pagnol, c'est La Femme du Boulanger, c'est Raimu, c'est Fernandel, c'est le vieux port, c'est la fureur du mistral, c'est toute la fougue marseillaise qui leur répond en hurlant : "A qui je vends, à qui je vends ? Mais peuchère à qui voulez vous que je vende, bonne mèreuuuu. A lui, à lui, à lui," dit-il en désignant les clients qui sont au comptoir et en montrant les passants sur le trottoir. "Je vends aux prolétaires qui n'ont pas les moyens de s'acheter le Ricard au super marché, je vends aux pôvres môssieurs, aux pôôôôôvres…" Les deux flics sont bouche bée, ils viennent de prendre une soufflante monstrueuse. Le père Noël a inversé les rôles. C'est lui la victime, c'est lui Robin des Bois et on vient lui casser ses vieilles couilles alors qu'il fait le bonheur sur terre. Ma mère et moi derrière le comptoir on est comme au cinéma, on en loupe pas une et on se bidonne, car nous on les connait les clients du père Noël. La plus grande quantité de sa production part dans les bars de Pigalle ou de Belleville et les quartiers mal famés de Paris. Comme il n'a pas de téléphone, les clients appellent chez mes parents : "Bonjour je pourrai parler à Noël ?" "Ah ! Il n'est pas là" "C'est pas grave vous pouvez lui dire que c'est Mario qui a appelé et qu'il m'en faudrait 100 pour samedi" "C'est noté" On n'est pas dupes. Les deux flics lui remettent un papier et s'en vont. Lui revient au comptoir et se retape une Suze. Quelques semaines plus tard il y a un procès et il prend 2 mois, fermes bien sûr, compte tenu de ses antécédents. Deux mois de taule, deux mois sans alcool, lorsqu'on le revoit ce n'est plus le même, quelque chose ne va pas, quelque chose est cassé et six mois après, la rue de la République pleure son père Noël. Un peu après, nous aussi on reçoit une visite, celle de la répression des fraudes, qui vont particulièrement analyser tout ce qui est 75 alcool anisé. Heureusement mes vieux n'étaient pas assez cons pour se fournir chez lui. La mère Noël ne survivra pas longtemps à son mari. Elle aussi était très gentille. Ils n'avaient pas de gosse et comme je leur rendais service, quelques petites courses par ci par là, de temps en temps elle me disait : "Qu'est ce qui te ferait plaisir Michel ?" "Rien Mme Noël" "Si, si on va aller t'acheter quelque chose" J'adorais les BD donc la plupart du temps j'avais droit à quelques nouveaux albums de Lucky Luke ou d'Astérix ou un jean's ou une paire de pompes. Ah oui !!! Il y avait les couturières aussi. Deux gentilles dames, une petite et une grande, qui avaient leur atelier à une vingtaine de mètres du troquet, rue du 14 juillet. Elles venaient tous les matins boire un café et déposer leurs gamelles. Vers 11h30 ma mère les mettait au bain marie (les gamelles pas les couturières) et elles arrivaient à 12h00, s'installaient dans l'arrière salle et mangeaient. Elles faisaient plein de choses, 76 robes, tailleurs, vestes pour homme, manteaux, enfin tout ce que l'on peut imaginer en prêt à porter. Un jour qu'elles avaient beaucoup de boulot, elles m'ont appelé pour me demander si je pouvais emmener dix vestes dans un atelier au Carreau du Temple pour faire les boutonnières. Pour faire les boutonnières il faut une machine spéciale qu'elles n'avaient pas. Bien sûr elles me paieraient et me fileraient les tickets de métro. Je me rappelle, je descendais à Filles du Calvaire, passait devant le cirque d'Hiver et marchait un peu pour aller dans un grand atelier de couture. Là, ou bien j'attendais s’il n'y en avait pas beaucoup et qu'il avait le temps ou bien je repartais en laissant le paquet. Le patron me filait toujours une petite pièce parce que j'avais bien pris soin des vestes ou manteaux. Ça paraît con mais trimbaler une dizaine de vestes ou cinq/six manteaux sur cintre dans le métro c'est pas évident pour un môme. Quand je rentrais les couturières me filaient mon "salaire", toujours un peu plus quand j'avais attendu et que je ramenais l'ensemble. Tous les midis il y avait les "Italiens" qui venaient boire leurs cafés calva. Les "Italiens" c'étaient les employés de la charcuterie italienne Bernato dans la rue de Paris, juste à côté de la Coupole, quasiment au bout de la rue de la République. Ils étaient quatre et préféraient s'éloigner un peu de leur lieu de travail pour que leur patron ne les voie pas. En fait d'italiens, ils étaient français, sauf un, mais on disait toujours les "Italiens" quand on parlait d'eux. Quand je passais dans la rue de Paris, il arrivait qu'il y en ait un qui soient à la porte de la boutique, je m'arrêtais toujours pour leur dire bonjour. Il se retournait pour voir si le patron était là et s'il était absent il me refilait toujours une tranche de mortadelle ou de jambon de pays ou un morceau de salami. Quand c'était le seul rital de la bande qui était là il me disait toujours: "Hé ! Pétit, tou à faim, ma, vienne qué jé té donne qué chose, si, si prenne, prenne". Lui c'est Dolfo, c'est le seul que je revois encore. Il est à la retraite mais vit toujours aux Lilas et quand il me voit ça loupe pas : "Hé ! Pétit, comment ça va et la mama, ça va ? Quel âge elle a Mama ? Tou lui féra la bise, t'oubliras pas ?". Quel bel accent, on dirait qu'il chante Dolfo quant il parle, ça fait des lustres qu'il est en France et il a toujours son bel accent. J'aime bien cette boutique, ça sent bon la charcutaille, les épices, la bouffe quoi. il y a des jambons suspendus au plafond, des grosses mortadelles, des meules de parmesan, des bouteilles de vin avec de grands goulots et entourées de paille et puis plein de couleurs, de banderoles, de drapeaux italiens. C'est plein de vie, quand tu rentres dans la boutique tu t'attends à être accueilli par un air de mandoline.
CHAPITRE 6
Il est là devant moi. Je viens juste de sortir du bistrot que mes parents ont acheté il y a un mois et demi au 10, rue de la République. Je commence à grimper la rue pavée. Lui, il vient juste de sortir de chez lui, 35, rue de la République. Il ne m'a pas vu et se dirige vers l'école qui est à cinq minutes de chez nous. C'est la rentrée des classes de l'année 1967/68, j'ai 11 ans et ne connais personne. Il traîne un cartable pour l'instant quasiment vide. J'accélère. J'arrive presqu'à sa hauteur et entendant du bruit il se retourne et me voit. Il me regarde et se doute que l'on va au même endroit. "Tu vas à Waldeck ?" me dit-il "Oui et toi ?" "Bah ! moi aussi" Ça parait être une évidence, dans ce quartier il n'y a qu'une école. L'école Waldeck Rousseau. Bien entendu j'ai déjà repéré le trajet. "T'es nouveau ? Viens on y va ensemble" "Ouais si tu veux" "Comment tu t'appelles?" "Gilbert et toi" "Michel" Sur le chemin on se parle pas vraiment, juste deux ou trois mots. "Tu viens d’où ? T'es là depuis quand ?" On s'observe. Tout nous oppose. Lui, vêtements bien propres, bien repassés, les cheveux bien peignés, la raie sur le côté, le cartable nickel. C'est la rentrée, il faut faire bonne impression. Moi les fringues sont propres mais pour le repassage, ça attendra, les cheveux en bataille après une toilette de chat, y a que mon cartable qui est neuf (pas pour longtemps). Lui a dû quitter sa maman sur un : "travaille bien mon fils" alors que la mienne a dû me dire "fais pas de bêtises". Bon on se retrouve devant l'école. Il parle à quelques enfants qu'il connait, alors que je reste un peu en retrait mais quand même au contact de mon nouvel ami. Il bouge, je bouge, il va à gauche, je le suis, toujours à un mètre. Quand il bouge plus, je me dandine et le poids de mon cartable vide passe de la main gauche à la main droite. Dans la cour, même topo. Tous les enfants sont plus ou moins impressionnés par cette rentrée, comme tous les ans. Moi je rentre en CM2. Merde !!! et lui ? Je ne lui ai pas demandé. Je redouble mon CM2, mais comme j'étais en avance (né en février) je peux me permettre cet écart. Lui il est né en juillet donc on a le même âge et on est dans la même classe. L'école Waldeck Rousseau va du CP jusqu'à la classe de 3eme et est une école de garçons. Pas de mixité à notre époque. Le principal balance un coup de sifflet autoritaire et demande que les mômes se rangent par classe. Ouf !!! il est dans mon rang avec les CM2. Par contre, on est au moins 50 enfants. Il y a deux classes de CM2, ils font la répartition et je ne suis pas dans sa classe. Bon c'est pas grave on se reverra à la récré. On rentre dans la classe en suivant une institutrice et on s'assoit comme on veut pour commencer. Elle fait l'appel et lorsqu'elle dit "PETIT" trois mains se lèvent, la mienne et celles de deux autres enfants. Ça c'est un problème. A l'époque on appelle les écoliers par leur nom, pas par leur prénom. Elle regarde les prénoms et pan : deux PETIT Michel et un PETIT Roger. Elle passe dans la classe d'à côté et en parle avec l'instit de l'autre CM2. Lui aussi a un PETIT, c'est le jumeau du Roger de ma classe. Ils ont pris la précaution de les séparer. "Comment on fait" lui dit-elle "T'as qu'à me refiler un PETIT Michel" lui répond-t-il. Et voilà !!! Lorsque le destin s'en mêle. Je me retrouve dans l'autre classe et nous ne serons plus jamais séparés tout au long de notre "carrière scolaire" et tout au long de notre vie. Arrive la récré, on est dans la cour, on prend encore nos marques (surtout moi). Comme ce matin, je le suis comme un petit chien. Soudain un enfant s'en prend à lui pour une connerie. Ils commencent à
s'alpaguer. Lui ne se laisse pas faire mais prend quand même un coup de poing. Je fais ni une ni deux et je rentre dans le lard de l'agresseur de mon nouveau pote. A mon tour je lui mets un coup de poing dans la gueule avant que les instits interviennent. Toute la classe témoigne que c'est l'autre enfant qui a commencé et du coup on n’est pas punis. Pour les récrés de ce jour et la sortie de midi les rôles sont inversés, c'est lui qui me suit maintenant. Il faut dire que même si je ne suis pas épais je suis plus grand que la moyenne des autres enfants. Ca y est ma réputation est faite : faut pas le faire chier. De cet épisode, somme toute très commun, va naître une amitié, une vraie amitié, de celle qui se renforce chaque jour. De celle dont on ne peut pas rompre le lien. Une amitié pure, sincère, sans arrière pensée. Elle durera quarante quatre ans exactement. Quarante quatre ans où on s'est rarement quittés. Il s'appelle Gilbert et est le dernier d'une fratrie de quatre enfants. Il a un grand frère, Dédé l'ainé qui est marié ou va se marier, puis il y a Micheline, Mimie. C'est avec elle que l'on partira 2 fois en vacances. Ensuite vient Evelyne qui est l'aînée de Gilou de 2 / 3 ans, donc dans nos âges. On rentre de l'école ensemble. Comme on a pas de devoirs, je lui demande s’il veut qu'on aille faire un tour. Il est lilasien de longue date et doit connaître des trucs que je n'ai pas encore vus. Il me dit qu'il ne peut pas qu'il a des choses à faire. La vérité c'est que sa mère ne le laisse jamais vadrouiller seul dans les Lilas à son âge. La mienne elle s'en fout ou du moins elle est trop occupée. Quand je rentre de l'école, je jette le cartable dans la cuisine, fais une bise à ma mère et me rebarre aussitôt. Elle me demande toujours : "T'as pas de devoirs ?" et je lui réponds toujours "Je les ai faits à l'étude" 85 Tu parles. J'ai rien fait à l'étude. Si, des conneries, des dessins, des histoires avec les potes, mais surtout pas ce que l'on a déjà fait pendant toute la journée. Le téléphone sonne. C'est Evelyne ma femme qui décroche. "Ah c'est toi, ça va ?" elle écoute et au fur et à mesure son visage se transforme, se décompose. Elle devient livide, ses yeux s'inondent de larmes et je l'entends dire : "C'est pas possible" Ce que j'aime par-dessus tout c'est les patins à roulettes. Avec d'autres mômes on en fait sur le parvis de la mairie. C'est super, c'est dallé et bien lisse. En plus il y a deux petites pentes sur le côté des marches qui nous permettent de prendre de la vitesse. Franchement on est vachement doués. On fonce, on frôle, on freine juste à temps et des fois on fait exprès de tomber pour mater sous les jupes des filles. Faut dire que c'est la mode des mini-jupes, quel régal. Un autre jeu consiste à faire la course de la salle des fêtes jusqu'au Prisunic, c'est-à-dire toute la rue de Paris soit 500 / 600 mètres. On part chacun sur un trottoir, qu'on a tiré au sort et allez !!! à fond les gamelles…. Quand on fait ça vers18h00 la rue de Paris est noire de monde. On a un 86 œil sur le copain en face et un œil devant car on a vite fait de se prendre un quidam. Les gens gueulent, nous insultent. Les vieux lèvent leurs cannes, les bagnoles pilent lorsqu'on traverse les rues perpendiculaires. Pas de règle, si ce n'est de rester sur le trottoir, si tu vas sur la route t'es éliminé. Bien sûr pas de juge, on triche pas beaucoup. Je suis bon à ce jeu là et arrive souvent premier. Un jour Bernard rentre du boulot et m'appelle. Je me pointe et prends une torgnole sur la tête. "Ça t'apprendra à faire le con dans la rue" "J'ai pas fait le con" "Si en patins à roulettes, à fond, rue de Paris, y a des clients qui t'ont vu" Merde j'y avais pas pensé. Pas grave on ira ailleurs. Le problème c'est qu'il n'y a pas d'ailleurs. Rien d'aussi excitant que la rue de Paris. Se viander contre un passant ou une vitrine, ça c'est marrant. Il va falloir trouver un autre endroit propice à nos exploits. Ce sera le Trocadéro. Là bien obligé de le dire à ma mère. "Je vais avec des potes au Trocadéro faire du patin" "Fais attention", elle va pas être déçue. Je dois avoir une douzaine d'année et au moins elle sait où je suis. Au Trocadéro il y a deux grandes pentes, de chaque côté des fontaines et des bassins de flotte. C'est le rendez vous de tous les patineurs. Les patins à roulettes, à l'époque, c'est un morceau de ferraille ajustable, deux lanières de cuir et quatre roues. On les bichonne nos patins, surtout les roues que l'on huile régulièrement et que l'on fait tourner près de l'oreille pour écouter chanter les roulements à billes, en spécialistes que nous sommes. Il faut pas que ça grippe on doit entendre la roue tourner régulièrement. Les lanières de cuir on les passe dans les lacets de nos baskets. Faut que ça tienne au pied, que ça bouge pas. Le Trocadéro c'est la Mecque. On descend les pentes à fond les ballons, on se lance des défis à la con, celui qui s'arrêtera le plus tard. Faut dire qu'au bout des pentes c'est l'avenue des Nations Unies et l'avenue de New York avec son flot de voitures. Pour remonter les pentes, qu'on descendra un nombre incalculable de fois, on s'accroche aux bagnoles, aux pares 88 chocs, aux poignées de portières. En règle générale ça se passe bien mais si y'en a un qui veut pas, qui s'arrête en gueulant, on attend qu'il remonte dans sa caisse et pan un bon coup de pompe dans la portière. Avec le patin en plus ça laisse des traces. Après c'est : sauve qui peut. Un après midi un mec me lance un défi, le premier en bas. Tu sais pas à qui t'as à faire, tu vas voir. Quand tu prends la pente au Trocadéro tu vas à fond sur les deux tiers et après t'as un tiers pour t'arrêter, à moins que tu veuilles aller faire un tour sur le boulevard ou passer le pont de Iéna et embrasser la Tour Eiffel. Implicitement, l'arrivée c'est le bas de la pente. Pour s'arrêter il faut zigzaguer, ça te ralentit, parce que le problème c'est que y a pas de frein sur les patins. On s'élance, comme je l'espérais mon adversaire n'est pas de taille, j'en rajoute, remets la gomme et dépasse la limite pour commencer les zigzags. Un coup d'œil à l'adversaire, il est à la ramasse et je peux commencer à ralentir. Il faut que je prenne très large, toute la largeur de la pente. J'ai fais le zig, jamais le zag. J'ai été trop loin et j'ai mordu dans le caniveau, pas de pot devait y avoir un gravillon ou autre chose dans ce putain de caniveau. V'là t'y pas qu'une roue se bloque, mon pied tape le trottoir et moi qui m'envole et bien même… quand j'atterris je 89 mets les mains en avant, la main gauche prend l'arrête du trottoir et crac tout le bras morfle. Un attroupement se forme, je gueule comme un âne. Un bonhomme qui passe par là me prend dans ses bras m'emmène à sa bagnole et m'assoit dans le coffre (c'est un break). Dans le coffre il y a plein de maillots, de ballons de rugby et une pharmacie. Il sort une bande Velpeau et me la roule autour de poignet. Faut dire que la main est passée par-dessus le poignet et que rien que de voir ça je manque de tomber dans les pommes. Les flics arrivent me collent dans le panier à salade et filent illico aux Enfants Malades. Moi j'arrête pas de gueuler parce que le chauffeur va vite et que je suis brinqueballé sur la banquette et chaque mouvement me fait souffrir. Un flic me demande mon numéro de téléphone et si il y a quelqu'un chez moi. Oui y a ma mère. Arrivé à l'hosto il appelle ma mère. Elle a l'habitude qu'un ami lui fasse des blagues au téléphone. "Bonjour, madame Petit ? Oui, ici l'adjudant Machin et …….." Elle lui laisse pas le temps de finir et lui balance "Fait pas le con Jean, j'ai pas le temps" et raccroche. Il rappelle et se fait plus autoritaire "Madame Petit, adjudant machin, votre fils vient d'avoir un accident au Trocadéro, il faut le rejoindre aux Enfants Malades" Là il en dit trop, c'est pas une blague. Elle bredouille qu'elle prévient mon père et qu'elle arrive. En attendant ils me font des radios. Bingo, cinq fractures au même bras et moi je gueule toujours autant. Un toubib me dit : "On va t'opérer, enfin t'endormir pour remettre tout ça en place, mais faut qu'on attende ta maman car elle a des papiers à signer". Les flics aussi l'attendent pour savoir si elle savait ou j'étais. Elle, elle attend mon père, qui doit rentrer et elle part seulement après. Les Enfants malades c'est de l'autre côté de Paris. Elle arrive enfin. Ils me font une piqûre et bonsoir tout le monde. Quand je me réveille, elle est à mes côtés. Il est tard. Moi j'ai un plâtre qui va du bout des doigts jusqu'à l'épaule et ça pour deux mois avec radio tous les 15 jours. Elle me dit qu'elle doit partir, qu'ils me gardent jusqu'à après demain mais qu'elle reviendra demain en début d'après midi. J'ai la tête dans le sac et sombre dans un profond sommeil. Le lendemain matin je me réveille. C'est mieux, j'ai nettement moins mal, par contre j'ai une envie de pisser incroyable. je réfléchis deux secondes. Bah oui, j'ai pas pissé depuis hier midi. J'essaie de me lever mais ça tourne un peu. Une infirmière passe par là et m'engueule. "Faut pas bouger, faut pas se lever" "Madame faut que j'aille aux toilettes" "Pipi ou caca ?" "Pipi" "Je te passe un pistolet" Un pistolet ?????? Elle est conne celle là. Je veux pas jouer aux cow boys , je veux pisser. Elle s'amène avec le pistolet et le dépose sur le lit. Compte tenu de la forme et du trou je comprends vite comment ça marche. La seule inconnue c'est, est ce qu'il va être assez grand ? J'ai tellement envie. Bon, je mets le pistolet sous le drap, hors de question que je tire le drap pour que tout le monde me voie pisser. Je suis gaucher et bien sûr c'est ce bras qui est cassé. Maladroitement, de la main droite, je relève l'espèce de chemise de nuit en papier et qui s'attache dans le dos. J'y vais à tâtons, je regarde pas ce que je fais. J'attrape mon bigoudi et essaie de le mettre dans le trou. Ah ça y est, je sens le bord du trou et je me laisse aller dans un grand soupir de soulagement. Problème, c'est le bord extérieure du trou que j'ai senti avec ma bite, pas intérieur. Instantanément la pisse coule dans le lit, c'est pas désagréable c'est chaud. J'essaie bien de m'arrêter mais c'est impossible, j'ai trop envie et puis quelques gouttes ou quelques litres dans le lit, le résultat est le même. L'infirmière revient : "C'est fait" Tu m'étonnes "Oui mais je crois que j'ai pissé au lit, j'ai pas bien visé" Elle soulève le drap et voit la catastrophe. "T'attends quoi pour te lever, tu vas pas rester comme ça, faut tout changer, faut te laver". "Vous m'avez dit de pas me lever tout à l'heure madame" Là je la gonfle, ça se voit.
CHAPITRE 7
Bon revenons aux Lilas. Le lendemain de cette première journée d'école on s'est donné rendez vous devant chez lui pour faire le chemin ensemble. On se serre la main comme deux hommes. On arrive à l'école et tout de suite les autres gamins de notre classe nous entourent. Tu parles ! Une bagarre le premier jour d'école fait de nous des héros. Le midi on rentre à la maison, on a le temps. Je le laisse devant chez lui et rentre dans le café de mes parents. Comme d'hab ma mère n'a pas eu le temps de préparer la bouffe. Direction Primistère où j'ai compte ouvert. Un peu de charcutaille, une plaque de chocolat, un saut chez les fous (la boulangerie) où j'achète une demie baguette et hop v'là mon repas du midi. Pour la boisson j'ai tout ce qu'il me faut : coca, jus de fruit, limonade, Pschitt, etc. L'après midi on repart à l'école tous les deux et les journées passent, comme ça, jusqu'au vendredi soir. Tous les jours quand on rentre de l'école je lui demande de me rejoindre dehors pour se balader, faire du patin à roulettes, mais je me heurte toujours à un refus, "J'peux pas faut que je fasse mes devoirs". Ses devoirs, contrairement à moi, il les a déjà faits à l'étude. Pourtant c'est devenu, en peu de temps, un bon pote. Pourquoi il veut pas se balader avec moi ? Tant pis je vais rejoindre d'autres copains sur la place de la Mairie. Un jour Gilou me dit "Ce soir tu pourras venir chez moi ?" "Bah ouais, pas de problème" j'ai tendance à être à l'aise partout. La fin de la journée arrive, je fais un petit saut jusqu'au troquet et jette mon cartable dans la cuisine. "M'man j'vais chez Gilou" "Chez qui ?" "Chez Gilou, là au 35 un peu plus haut" "Rentre pas tard et fais pas de bêtises" Gilou m'attend en bas de chez lui, il ouvre la porte et on s'engouffre dans un escalier, aux marches en bois usées par des années de passage. Au premier étage, il sonne à une porte qui s'ouvre aussitôt. Pas étonnant, compte tenu du boucan que tu fais quand tu grimpes l'escalier pourri. Ça grince de partout, la rampe, les marches, la porte d'en bas qui claque. Difficile de passer inaperçus. Donc la porte s'ouvre et là une dame pas très grande, avec un tablier autour de la taille nous accueille. "Bonjour mon fils, ça s'est bien passé l'école ? Ah t'as emmené ton copain ? C'est toi Michel ? Gilou n'arrête pas de parler de toi" "Bonjour madame" On est rentrés tout de suite dans la salle à manger, y a pas d'entrée. Je bouge pas trop, fais le timide. La salle à manger n'est pas bien grande, quatre mètres sur quatre à peu près. Un buffet, une table, six chaises, une télé, un poêle à mazout ou charbon et un canapé où est assis le grand père de Gilou. Le vieux il a quatre vingt balais et il me serre la main comme si on était des vieux potes, avec un sourire édenté. Il a un pantalon de bleu, une chemise blanche avec un chandail, un béret sur la tête et une très grande moustache, à l'ancienne, style guidon de vélo. Je ne l'ai jamais vu habillé autrement. C'est pas qu'il ne se changeait pas mais devait avoir que ça dans sa garde robe. Par contre il répond pas quand on lui parle, il se marre, normal il est sourd. C'est curieux les points communs que l'on a Gilou et moi. La maman de Gilou va dans la cuisine pour nous faire un verre de grenadine. Je jette un œil, la cuisine est minuscule. Ils ont dû casser un chiotte pour faire la cuisine c'est pas 96 possible !!! Plus tard je verrai que derrière la cuisine il y a la salle de bains et les toilettes pas bien grand non plus. Je profite que la mère de Gilou soit dans la cuisine pour lui demander où est sa chambre. Il me désigne une porte de la main mais sans me proposer d'y aller. Ce qui m'étonne c'est que la mère de Gilou elle est vachement vieille par rapport à la mienne. Pourtant il a le même âge que moi. Bon bah c'est comme ça. La maman de Gilou elle est très gentille, parle doucement, prend constamment soin de son fils, répond à ses moindres besoins. Moi ça me gonflerait, mais lui il est habitué. "Alors Michel tu habites à côté m'a dit Gilbert" "Oui madame, mes parents tiennent le bar du Progrès, en bas" La famille de Gilou est très catho, culs bénis même. C'est messe le dimanche, prières et tout le tralala. Quand Gilou a fait sa communion, ils ont fait une photo de lui, qui trônera sur le buffet, avec son aube et un gros crucifix en bois. Sur la photo il a le regard perdu, dans le vague, avec un petit sourire et la croix de bois entre les mains. T'as l'impression qu'il a été touché par la grâce divine ce jour là. Chez lui, c'est vrai qu'il y a des images du bon dieu et des crucifix accrochés aux murs. Les yeux de la maman de Gilou se lèvent au ciel. Pauvre enfant dans un lieu de perdition. Au milieu d'athées, préférant le sandwich jambon/cornichons et le Préfontaine à l'ostie et au sang du Christ. "C'est ton papa et ta maman qui tiennent le café ?" "Non madame c'est juste ma maman, mon papa y bosse, …. pardon il travaille à l'extérieur" Une femme seule dans cet enfer, mon Dieu, délivrez-la du mal. Plus tard lorsqu'avec Gilou on allait se balader et que sa mère le cherchait, elle se plantait sur le trottoir, devant la porte du troquet et attirait l'attention de ma mère en faisant de grands signes. "Il est chez vous Gilbert, madame Petit ?" "Ah non ! oh ! vous inquiétez pas y doivent pas être bien loin, mais rentrez prendre un café " AAAAAAAAAHHHHHHHHH !!!!!!!! Vade rétro satanas. Hors de question de mettre les pieds dans le café, débauche et perdition, j'te dis. C'est mal barré pour moi, je ne suis pas le copain rêvé pour son fils, mais bon je suis poli, je suis propre, j'ai pas l'air d'un voyou, et puis c'est pas de ma faute si mes parents ont un bar. J'apprends que le père de Gilou travaille dans un atelier de cartonnage ou papeterie, que son frère bosse dans une banque, que sa grande sœur bosse dans les fringues et que la petite est encore à l'école. Tiens justement la voilà la petite, elle rentre de l'école. Elle s'appelle Evelyne et est un peu plus âgée que nous. Elle dit bonjour à tout le monde même à moi et puis se tire dans ce que je suppose être sa chambre. Elle est blonde et toute maigre, une veste en laine au dessus d'un chemisier blanc, une jupe, des socquettes blanches dans des petites pompes à brides. Bien sage, bien propre. En fait de chambre lorsque l'on ouvre la fameuse porte on se retrouve dans une chambre qui elle même donnera sur une deuxième chambre. Merde moi qui me plaignais d'être cinq dans deux chambres eux ils sont six. Pour les chiottes c'est mieux que moi, ils sont dans l'appart. Evelyne ne fait pas attention à nous en général, elle s'en fout. Ça tombe bien nous aussi. A ce moment je suis loin de me douter toutes les choses que l'on partagera plus tard. C'est lorsque l'on aura seize, dix sept ans que l'on deviendra de vrais copains. 99 C'est le premier contact que j'ai avec quelqu'un de la famille de Gilou, pas le dernier. En fait si Gilou m'a présenté à sa mère, c'est pour lui montrer que je suis un petit gars comme il faut et que le soir…. après l'école… de temps en temps... il pourrait sortir jouer avec moi… dans la rue…peut être aller jusqu'à la Mairie… Gilou il est ultra protégé par rapport à moi. Faut toujours que ses parents sachent où il est, ce qu'il fait. Même son grand frère et sa grande sœur sont derrière son cul. Plus tard ce sera Evelyne qui sera souvent avec lui, mais pas pareil, plus comme deux copains, avec beaucoup de complicité. A partir de ce moment on fait quasiment tout ensemble et de toute façon s’il n'est pas là j'ai ma bande du patin à roulettes. Bon c'est parti ! il me fait découvrir Les Lilas. C'est comme un village près de Paris à l'époque, tout le monde se connait. Le dimanche matin c'est le marché dans la rue de Paris, sur le trottoir de droite en descendant vers la Porte des Lilas. Les commerçants se succèdent sur le trottoir, de la salle des fêtes jusqu'à l'avenue Faidherbe à la limite du Pré Saint Gervais. Tu descends la rue, tu bouscules, t'as du mal à avancer, c'est plein de monde, ça discute, tu prends toutes les odeurs du marché dans le nez. La boucherie où ça sent le sang, la triperie où ça sent la tripaille, la poissonnerie où ça sent le poisson qui a pas vu la mer depuis longtemps, les légumes, les épices, le pain, les viennoiseries….. Ahhhh !!!! que c'est bon, que c'est beau ce marché. Les gens en ont plein les cabas. Tu marches sur le trottoir ça fait comme un couloir. D'un côté les commerçants avec leurs boutiques et de l'autre les commerçants du marché qui empiètent sur la voie publique. Et ça gueule à celui qui a le plus beau produit, celui qui fait la meilleure promo, un kilo acheté un kilo offert, le kilo à moitié prix pour finir, pour pas remballer, ça gagne pas, ça débarrasse. J'louperais ça pour rien au monde. Les camelots qui gueule à tue tête, qui bazardent le linge de maison, qui cassent les assiettes, qui font des démonstrations, qu'avec eux ça marche et toi quand tu rentres à la maison t'y arrives pas. Comme Les Lilas c'est un vrai village tout le monde se connait et les gens s'arrêtent pour discuter, ça bouchonne pas mal. Quand t'es descendu jusqu'en bas du marché, normalement t'es chargé comme un baudet et si tu dois refaire le trajet à l'envers avec tes sacs ou ta charrette, là c'est un vrai parcours du combattant. C'est pas grave tu prends le trottoir d'en face, celui où il n'y a pas le marché. Et comme tu passes devant d'autres boutiques tu continues à acheter … Dans les profondeurs de ma mémoire je me rappelais avoir vu des chevaux aux Lilas. J'avais beau en parler autour de moi, personne ne s'en souvenait. Il y a peu de temps en feuilletant un livre consacré aux Lilas j'ai vu une carte postale datant de 1968, montrant une charrette avec deux bourrins. C'est ça, c'est la charrette qui servait pour le démontage du marché une fois terminé, vers 14h00 14h30. Gilou m'emmène sur les forts, vastes terrains à l'abandon qui serviront plus tard pour construire le stade, le centre aéré, le collège et deux gymnases. C'est immense, ça tourne autour du fort de Romainville, une caserne avec des trouffions. Au pied du fort il y a le pas de tir, ça fait partie du fort mais faut sortir pour y aller. Bien entendu très surveillé lors des exercices, il est déserté quand c'est fini. Nous on y va pour récupérer les douilles en cuivre et si possible les balles qui vont avec. On remet les balles dans les douilles et voilà on a l'impression d'avoir de vraies munitions pour jouer au cow-boy. On creuse des tunnels aussi, c'est nos endroits secrets. Les forts ce sont d'anciennes carrières de gypse et le sol est facile à creuser mais il peut s'effondrer pour un oui ou un non. Un jour on s'est fait gauler par les militaires (pour les tunnels) ils nous ont passé un sacré savon et puis ils nous ont foutu une trouille bleue, si bien qu'on a arrêté de creuser. Plus bas vers Pantin ça fait comme une falaise et là notre jeu c'est justement d'escalader la falaise. Je me rappelle pas que quelqu'un soit arrivé en haut, trop dur, trop friable. Une fois j'ai bien monté cinq ou six mètres mais une prise a lâché et il a fallu que je me laisse glisser pour redescendre. J'étais tout râpé, les genoux écorchés et puis qu'est ce que je foutais là, j'ai le vertige sur un tabouret. Quand on est sur les forts, une branche de noisetier nous fait une épée, un bout de corde une liane, un morceau de carton un bouclier, une ficelle un fouet. Je suis Zorro, Tarzan, Zembla, d'Artagnan, Ivanohé, Akim, Cap'taine Swing, Blek le Roc, ça dépend des jours. On joue au foot avec des ballons pourris, sur des terrains inégaux avec comme but un arbre d'un côté et le maillot ou le manteau d'un gars un peu plus loin. Après nos aventures sur les forts on passe souvent par les cités jardins. C'est des maisons en meulières accolées les unes aux autres avec un petit bout de jardin. C'est comme une zone pavillonnaire mais pour les ouvriers. Il y a aussi quelques maisons qui ont un étage mais elles sont rares. Les rues ne sont pas larges et on les appelle des sentes, là même une bagnole ne peut quasiment pas passer. Ce qui nous attire dans les cités jardins se sont les fontaines. Il y en a trois ou quatre dans les 103 ruelles. C'est des fontaines où tu dois tourner le chapeau pour que l'eau arrive. Tu tournes, tu tournes, tu tournes et d'un seul coup tu commences à entendre l'eau arrivée, alors tu lâches le tout, tu fous ta tronche en dessous et t'as l'eau qui te gicle sur la poire comme une claque, quelque fois tellement glacée que t'as un mouvement de recul. Après un après midi d'escapades sur les forts on est contents de trouver de l'eau bien fraîche et gratuite. Ce quartier a disparu aujourd'hui. De grandes tours de dix huit étages ont remplacé les petits pavillons, mais ça s'appelle toujours le quartier des sentes. Cette année là ont lieu les événements de mai 1968 et l'école va s'arrêter très tôt, début juin je crois. Entre les grèves, les manifs et tout le bordel, on a tout le temps de traîner dans la rue. Avec Gilou on s'entend bien, on est complices. Maintenant il est de la même taille que moi. J'ai réussi à le dévergonder, il est comme moi, il n'en loupe pas une. On a fait le CM2 ensemble, on fera de la 6eme à la 3eme dans la même classe. On fait bien attention d'avoir des notes identiques pour qu'il n'y en ait pas un qui redouble et pas l'autre. Les notes c'est rarement au dessus de 10 (sur 20), la moyenne. Moi je m'en fous, j'imite parfaitement la signature de mon père, donc les contrôles, les 104 livrets... Mais pour Gilou c'est dur. Il a toute la famille sur le dos. Heureusement ils pensent qu'il a juste des difficultés. C'est pas vrai il branle rien comme moi. Pour nous l'école c'est une grande rigolade et par bonheur on n’est pas tout seuls à penser ça dans la classe. Il y en a d'autres, aussi déconneur que nous. Pauvres profs, il y en a qu'ont morflé. Morceaux choisis. On a une prof qui nous fait histoire/géo et instruction civique. On est en 6eme. Le lundi, la journée se termine par le cours d'histoire/géo et on embraye le lendemain matin, en première heure par l'instruction civique. Le lundi à la fin du dernier cours, on sort de la classe, on se met en rangs et on commence à descendre l'escalier pour aller à la récré d'avant l'étude. C'est là qu’un ou deux élèves demandent à retourner en classe prétextant un oubli de manteau ou de sac. "M'dame, m'dame, j'ai oublié mon manteau, j'peux retourner le chercher" "Moi aussi m'dame j'ai oublié ma trousse" Invariablement elle nous répond "Quand on a pas de tête on a des jambes…. Oui allez y….. calmement" Le but de la manœuvre c'est de se retrouver seul(s) dans la classe afin de pisser dans le seau d'eau où flotte l'éponge pour essuyer le tableau. On est souvent deux. Un qui fait le pet et l'autre qui sort son bigoudi pour pisser dans le seau. Ensuite on positionne le seau d'une certaine façon pour savoir s’il a été bougé le soir ou le matin par la femme de ménage. Le lundi étant le premier jour de la semaine c'est rare que l'eau soit déjà changée. Dans sa hâte à finir sa journée et à lâcher les fauves la prof n'a pas pris le temps d'essuyer ou de faire essuyer le tableau. Le lendemain matin première heure on se retrouve dans la même classe pour le cours d'instruction civique et la prof nous dit : "Un volontaire pour essuyer le tableau ?" Ben voyons on va plonger nos mains dans un seau plein de pisse. Comme personne ne lève la main elle nous dit : 106 "Comme tous les mardis vous n'êtes pas réveillés, c'est pas sympa je vais le faire moi-même" Et là, elle plonge sa main dans le seau de pisse à l'eau, essore bien l'éponge plusieurs fois et essuie le tableau. Comme elle est petite pour essuyer le haut elle se met sur la pointe des pieds, sa jupe remonte et on voit un bout de dentelle de sa combinaison et on est pété de rire. Elle se retourne et nous lance : "Ça vous fait rire, vous n'avez jamais vu une combinaison ? elles mettent quoi vos mères ?" Et nous on redouble de rire car sa combinaison on n'en a rien à foutre. Dans toutes les classes il y a toujours deux ou trois élèves qui travaillent bien. Les profs les aiment bien parce qu'ils ont l'impression de ne pas venir au boulot pour rien. Les profs les appellent des bons petits gars, nous on les appelle des fayots. Il y en a un particulièrement qui nous énerve. Il est toujours en train de lever la main pour répondre, de lécher le cul aux profs, de poser des questions à la con. Mais surtout c'est un cafteur. Bien apprendre à l'école on peut comprendre, mais balancer ceux qui font des conneries, alors là non ! Pour se venger, lorsqu'on est en histoire/géo/instruction civique on lui pique son cartable, on ouvre la fenêtre et on balance tout, cartable compris. Si on fait ça à ce moment c'est que c'est la seule classe dont les fenêtres donnent sur la rue. Bien sûr on fait ça quand la prof a un peu de retard ou quand elle s'absente cinq minutes. "Si tu nous caftes on te casse la gueule" Et lui il chiale, va voir la prof et lui dit qu'on a jeté son cartable par la fenêtre et quand elle lui demande qui, là il ose pas donner de noms. Tous nos regards sont braqués sur lui. S'il ouvre il est mort. La prof elle gueule elle en a marre de cette bande de voyous. Ce qui l'emmerde c'est d'aller chez le principal avec le fayot pour que lui, l'accompagne dehors pour récupérer ses affaires. Faut faire vite, entre temps il y a bien quelques voitures qui sont passées sur tout ça. On est vaches quand même. Cette prof, que j'ai revue quelques années plus tard, car elle a été la prof de français de ma fille, nous demandait ce que l'on voulait faire plus tard. "Djelali, dis moi ce que tu veux faire plus tard" Djelali c'est un arabe. Il est gaulé comme une crevette et fan de cinéma. Avec lui faudrait toujours aller voir des films, que des films d'actions. Plus tard il veut être acteur, il nous l'a dit. Il fait du judo pour ses futures cascades et n'arrête pas de faire des pompes. Ça change rien il reste chétif. "Charles Bronson, madame" "C'est pas un métier ça" "Si madame je veux être Charles Bronson plus tard" Et nous bien sûr on se marre. "Et toi Mendes qu'est ce que tu veux faire ? " "J'veux redoubler madame" "Redoubler ? Pourquoi faire ?" "Pour continuer à vous faire chier madame" Bien entendu ce genre de réponse c'est invariablement deux heures de colles minimum. Et nous on se remarre. Djélali je ne sais pas ce qu'il est devenu, peut être a-t-il fait une grande carrière de comédien ou repris l'épicerie de son père. Mendes, lui il est mort dans un accident de la route à dix huit ans, en effet je crois qu'il aurait aimé redoubler. Cette prof elle est sympa, c'est son premier poste, quelque fois elle nous dit de faire ce que l'on veut, que plus tard on verra bien. En fait, quand elle nous laisse faire c'est là qu'on fait le moins de conneries. Je l'ai revue bien plus tard à une réunion de profs dans le collège de ma fille, elle était pas loin de la fin de sa carrière d'enseignante et était la prof principale de ma fille. J'ai été la voir et lui ai dit que j'étais un ancien élève. Elle ne m'a pas reconnu mais s'est souvenue de son premier poste et de certains noms. "Vous étiez une classe difficile", doux euphémisme. Parmi les autres profs il y a des sadiques, surtout les vieux. Ils pensent qu'ils peuvent encore infliger des punitions corporelles. "Mets ta main comme ça" serrée, les doigts réunis et en l'air. Et vlan un coup de règle sur les doigts. Putain ça fait mal. La règle c'est pas du balsa c'est du métal et ça les fait bander ces salopards. Il y en a un, prof de math en fin de carrière, lui il attrape toujours les petits cheveux au dessus de l'oreille et il tire l'enfoiré. On a beau gueuler il tire quand même. Quelque fois il le fait même pour rien et quand on lui demande pourquoi ? Il nous répond : "C'est pour la prochaine connerie que tu vas faire" Lui on a décidé de le punir et de lui faire mal. L'idée c'est Gilou et moi qui l'avons. Dans les classes il y a des fenêtres à bascule, c'est-à-dire tu tournes une poignée située au milieu en bas de la fenêtre et tu pousses. La fenêtre bascule sur l'axe du milieu de bas en haut. Il y a un arrêt, une sécurité, pour que la fenêtre n'aille pas plus loin que l'horizontale et encore, ça s'arrête avant. On a remarqué que le prof, quand il est en colère, il ouvre souvent la fenêtre violement. Il tourne la poignée pose les deux mains sur le bas et pousse un coup sec. Il fait confiance à la sécurité. Il gueule qu'on est des bons à rien, qu'on est de la mauvaise graine, qu'on ira en prison. Toute l'école entend ça. Ça le fait jouir j'te dis. La sécurité c'est une goupille que Gilou et moi on va enlever sur les quatre fenêtres de la classe. Un jour ou l'autre il va être en colère et comme d'hab pousser fort la fenêtre. Peu importe que ce soit avec notre classe ou une autre, le principal c'est qu'il morfle. Quelques jours après, bingo, il a piqué une crise, poussé fort la fenêtre pour qu'on l'entende gueuler et se retrouve encadré. Par chance notre classe a un cours juste à côté. Quand on entend le grand fracas d'une fenêtre d'un mètre carré minimum qui entre en collision avec le crâne d'un gros con, tout le monde se lève, prof compris et on va voir. Gilou et moi on a compris, on échange un sourire. Quelle jubilation de voir ce connard avec la fenêtre autour du cou, le crâne ouvert en train de pisser le raisiné. Il est pâle comme une merde de laitier et gueule comme un âne car il reste des tessons de verre sur le cadre et rebasculer la fenêtre est une opération délicate. Sa blouse grise, croisée devant, uniforme des vieux maîtres, est rouge foncé. Faut dire que ça pisse bien la tête. Il y aura une enquête car ils se doutent bien que les goupilles ne sont pas parties toute seules mais impossible de désigner un coupable, d'autant plus qu'on en a parlé à personne. On croyait être débarrassés de ce prof mais non, trois jours après il revient avec un gros pansement sur la tête style fakir. Il touchera plus aux fenêtres. Je sais ce que tu vas dire : qu'on est inconscients, qu'on aurait pu le tuer, le mutiler à vie, il aurait pu perdre un œil. Bah oui !!! et tout en même temps ça aurait été sympa. On a un autre prof, de français. Lui il est un peu "barré" mais très sympa. Un bruit court sur lui. Il aurait perdu sa femme et sa fille dans un accident de voiture. C'est vrai que quelque fois on le surprend le regard dans le vide, rêvant d'autre chose, à tel point qu'il faut attirer son attention pour lui poser une question. Et puis il y a ses fringues, toujours les mêmes, les chemises élimées au cou, les plis de pantalon de travers, les cravates tachées. Oh ! il n'est pas sale mais négligé, mal repassé. Autant on peut être des salopards avec ceux qu'on aime pas, qu'avec lui on est plutôt cool. On a quand même des mauvaises notes mais on est cool. C'est ce prof qui me donnera goût à la lecture, car il sait nous expliquer le pourquoi du comment. Il est capable d'interrompre un cours pour répondre à une question sur un bouquin qu'il connait, peu importe s'il fait parti du programme ou non. Au bout d'un certain temps ça devient un jeu pour nous. Quand on a envie de rien foutre on va le voir au début du cours : "Monsieur je suis en train de lire Les Misérables et je comprends pas bien pourquoi Javert il en veut autant à Jean Valjean" (c'est un exemple). Et c'est parti pour une bonne partie de l'heure : "C'est intéressant cette question, je vais t'expliquer" Voilà, lui il va parler longtemps et nous on fait semblant d'écouter. Bref ce prof on l'aime bien, enfin je l'aime bien. Il est juste, ne tire pas les oreilles et ne crie jamais. C'est peut être de la pitié qu'on a pour lui. Au moins un. En 4eme/3eme on a une prof principale une vraie peau de vache. C'est notre prof d'espagnol. Elle est petite, les jambes arquées avec de gros mollets, une coupe de cheveux 1920 et se fringue chez ma grand-mère. Bref elle est aussi laide qu’elle est vache. Gilou il a un problème avec l'espagnol et avec un mot en particulier. En espagnol "pourquoi" se dit "por qué" et "parce que" se dit de la même façon "porqué". Gilou il ne dit jamais "porqué" pour "parce que", mais "passequé". Por qué ? porqué, avec Gilou ça donne : Por qué ? passequé. Bon au début la prof le reprend gentiment mais au bout d'un certain temps, ça la gonfle et les punitions tombent. "Gilou arrête de faire le con t'arrête pas d'avoir des punitions" que je lui dis. "Mais j'fais pas le con, j'peux pas m'en empêcher" et c'est vrai pendant deux ans il va nous balancer du "passequé" en espagnol. Même la prof a abandonné. Ça y est Gilou est bien plus libre, il sort plus souvent et traîne avec moi. Le midi on se dépêche de bouffer et on va sur les forts. Au troquet de mes parents j'ai piqué un paquet de Gauloises et on va les griller avec quelques potes. Depuis un certain temps ma mère a décidé d'acheter des cartouches de cigarettes au tabac et de les revendre. Bien entendu elle les revend au prix qu'elle les a achetées mais comme ça le client reste dans le café de mes vieux puisqu'il peut se dépanner en clopes. Inutile de vous dire que j'ai plein de copains car ça s'est vite su que je pouvais avoir des clopes facilement. Quand je m'apprête à voler un paquet de cigarettes et que je vois qu'il en reste trop peu, je m'abstiens. On fouille dans nos poches on ramène la mitraille et c'est bien le diable si on arrive pas à avoir 0.20 cts. Là on va au tabac, pas celui à côté de chez mes parents, un plus loin et on achète un paquet de P4. Les P4 c'est quatre cigarettes faites avec tous les restes de tabac et ça coûte 0.18 cts. C'est dégueulasse, tu passes par tous les goûts, c'est fort, c'est doux, ça te reste dans la bouche. Pour ne pas se faire prendre on fume souvent torse nu comme ça la fumée n'imprègne pas nos fringues, l'hiver on enlève que le manteau. Et puis on a toujours des grains de café qu'on croque quand on a fini de cloper, ça enlève l'odeur du tabac dans la bouche, mais ça aussi c'est dégueulasse. < < Je lui demande : "C'était qui ? Qu'est ce qui passe ?" "C'est Danièle, (la femme de Gilou et la sœur de ma femme) Gilou a eu un problème cette nuit ils l'ont emmené à l'hôpital " "Quel problème ? Il est où ? " "A Henri Mondor, il a eu un problème cardiaque"
CHAPITRE 8
A l'école, il y a une aventure qui va faire de moi un petit caïd. Je suis en 4eme et il y a un grand de 3eme qui m'emmerde. Je suis pas bagarreur en général, j'évite même, mais là il me casse les couilles. "Allez dégage" me dit-il "Va te faire foutre" que je lui réponds "Tu dégages ou je t'en mets une" "Va te faire foutre c'est moi qui vais t'en mettre une " Là je suis un peu prétentieux. Il fait une tête de plus que moi, quelques kilos de plus et a une très mauvaise réputation. Pan ! ni une ni deux il me met son poing dans la gueule. La vache ça fait mal. Mon nez a pété comme une tomate bien mûre et ça dégouline. Aussi sec, ça s'agglutine autour de nous comme des mouches sur une merde de chien et ça commence à scander : "Du sang, du sang, du sang…." Ben ils en ont du sang je le sens couler dans ma bouche. Je fonce dans le tas, il a un peu baissé sa garde pensant que c'est gagné. A mon tour je lui balance un parpaing dans la gueule, il tombe. Moi grand "saigneur", je le tatane à terre, bien décidé à en finir. Je vise la gueule, je sais plus où je suis, en état second. A ce moment je sens quelqu'un qui m'empoigne par derrière, je crois que c'est un de ses copains qui vient à la rescousse, je me dégage tout en envoyant mon poing au hasard. Mon poing arrive dans la gueule d'un prof, mais bien comme il faut. Tout le monde hurle, j'ai un instant d'hésitation et c'est à ce moment là que mon fourbe adversaire me ressert un bon coup dans la tronche. Après ça plus rien, nada, rideau. J'me souviens plus de rien. J'me réveille assis sur une chaise à l'infirmerie, avec une bonne femme qui me file des beignes, comme si j'en avais pas assez pris, en me demandant : "Quel jour on est ? Quel jour on est ?" Bonne question ! Tiens oui quel jour on est ? Pourquoi elle me demande ça ? Ma mère arrive, la pauvre. Je la vois discuter avec le directeur de l'école. Elle me récupère et m'emmène direct chez le toubib. Chez le médecin, qui me prend tout de suite, je constate les dégâts. J'ai les deux yeux fermés, le nez comme une patate, une main qui a doublée de volume et j'ai mal aux côtes. Merde qu'est ce qu'il m'a mis. Le toubib m'ausculte et dit à ma mère que c'est pas bien grave mais qu'il faudrait quand même voir un ophtalmo. Il me colle quinze jours de repos. Heureusement que c'est pas grave. On va chez l'ophtalmo qui regarde mes yeux. Ils sont remplis de sang, tout rouges, des vaisseaux ont pété. Il me file des gouttes à mettre tous les jours, c'est pas bien grave. Pendant quinze jours c'est Gilou qui m'apporte les devoirs et leçons dont je n'ai rien à foutre. Il se marre ce con de me voir avec des lunettes de soleil alors qu'il fait pas beau. "Oh putain ! Oh putain qu'est ce que tu lui a mis au mec" "Ah bon, j'ai plutôt l'impression que c'est le contraire" Mes yeux ont viré sur une teinte jaune violacée crado et j'ai toujours mal aux côtes. "Non, non lui aussi il a morflé" Je soupçonne Gilou de me dire ça pour me faire plaisir. Au bout de quinze jours, reprise de l'école. J'appréhende un peu de me retrouver devant mon adversaire, je me prépare au deuxième round. Le directeur m'attend sur le perron m'emmène dans son bureau direct et me fait la morale. "Tu sais c'est pas bien ce que tu as fait. En plus ça aurait pu être grave. L'autre élève a été à l'hôpital et on lui a passé des radios". Il avait raison Gilou, le mec aussi a pris. J'suis content. "Bon lui on l'a renvoyé car c'est un bagarreur et c'est pas la première fois qu'il se bat. Toi je t'ai à l'œil" Il me libère et je vais lentement dans la cour de récré et là c'est une ovation qui m'accueille. On me sert la main, on me tape dans le dos, on forme une haie d'honneur, on veut me toucher, mes potes font la police. On touche pas au héros. Merde ils en font beaucoup quand même, c'était qu'une bagarre, une grosse bagarre, mais qu'une bagarre. Je sais rapidement ce qui me vaut tous ces débordements. Le prof à qui j'ai mis mon poing dans la gueule est certainement le prof le plus haï du bahut et il porte encore les traces de mon acte. Il est dans la cour avec un de ses collègues et me regarde d'un sale œil (c'est le cas de le dire). Il vient vers moi et me dit : "Tu as de la chance de te souvenir de rien, sinon….." Il se trompe je me souviens parfaitement avoir envoyé mon poing dans la gueule d'un prof, mais je ne me rappelle pas que c'est lui. Voilà nos années de collège vont passer comme ça. A coup de conneries, de mauvaises notes si bien que lorsqu'arrive le BEPC, Gilou et moi on est dans la merde. On se promet mutuellement qu'on va le réviser ensemble. Le problème c'est qu’un mois et demi avant on a rencontré une bande de nanas à l'occasion d'un voyage scolaire en Belgique. Y en a qui vont en Angleterre, nous ils nous envoie en Belgique. Tu me diras ils ont raison compte tenu de notre niveau d'anglais. Bon ! on a rencontré ces filles. Elles sont mignonnes et on commence à devenir des hommes. Les filles on en parle beaucoup entre nous, à nous entendre, on a tous fait l'amour au moins une dizaine de fois, mais tu parles, c'est du pipeau, notre meilleure copine c'est notre main droite, ou gauche comme tu veux. Moi j'ai déjà embrassé une fille sur la bouche, avec la langue, et j'ai trouvé ça tellement dégueulasse que je suis pas pressé de recommencer. En fait elle devait avoir un mauvais goût dans la bouche car je n'ai plus connu ce genre de sensations, au contraire. Elle s'appelle Christine et je l'ai emmené sur les forts en la tenant par la main. C'est la première fois et je sais pas comment faire. Elle est assez quelconque mais plutôt mignonne, mais ça je m'en fous. Je vais enfin savoir ce qui se cache sous les jupes des filles comme dirait Souchon. A cette époque le sexe c'est complètement tabou. Les parents n'en parlent jamais. Aujourd'hui on trouve les tampons, les préservatifs en grande surface, avant c'était qu'en pharmacie et encore quand on en voulait il fallait le demander discrètement ou l'écrire sur un morceau de papier qu'on donnait au pharmacien. Je me souviens qu'un jour j'étais avec des potes et deux filles, on devait avoir onze, douze ans. Les deux filles parlaient entre elles d'une de leur copine : "T'as vu elle est chiante, t'as vu comment elle nous parle, elle doit avoir ses règles" et elles se marrent. Moi je me marre aussi mais je sais pas pourquoi. C'est quoi, elle doit avoir ses règles ? Sa règle, moi aussi j'ai une règle dans mon cartable, j'ai même un double décimètre, mais c'est pas marrant….. comprends pas. "Oh ouais ! T'as raison elle doit avoir ses règles, hi hi hi " Et de repartir à rire et moi qui rigole aussi. Mes potes aussi se marrent. Mon rire doit sonner faux et elles voient bien à ma gueule que quelque chose m'échappe. Il y en a une qui me dit : "Tu sais pas ce que c'est des règles" Pour qui elle me prend cette conne…… bah non j'sais pas. "C'est normal t'es un garçon, y a que les filles qui ont ça" Merde si les filles elles avaient quelque chose de plus que les garçons, ça je le saurais. "Tu vois tous les mois, les filles elles perdent du sang" "Quoi ! c'est pas possible" "Si pendant une semaine à peu près" "T'as ça toi ?" "Pas encore, mais ça va pas tarder, après je serai une femme" "Elle perdent du sang par où ?" "Bah ! Par la chatte" me répond un pote un peu plus poète que les autres. Je suis comme deux ronds de flan, je la regarde et l'imagine sur les chiottes en train de pisser du sang et après je m'imagine moi avec la même chose. Celui qui pisse le plus loin mais en rouge. Inutile de vous dire que ça trotte dans ma tête. J'en parlerai bien à ma mère, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Bon ! je suis avec Christine sur les forts. On trouve un coin discret, on s'allonge, on fait d'abord un petit bisou sur la bouche, après on appuie un peu plus sur nos lèvres et là je sens sa langue qui essaie de rentrer dans ma bouche. J'entrouvre un peu les lèvres et hop sa langue pénètre direct dans mon gosier et se met à faire des moulinets autour de la mienne. J'en fais autant, maladroitement. On arrête et c'est là que je trouve ça vraiment dégueulasse. Malgré tout je recommence et balance ma paluche sous sa petite robe. Elle a une culotte orange avec des petites dentelles, je passe mon doigt sur le côté pour écarter l'élastique et arrête de l'embrasser. Je veux voir, je regarde mais y a rien à voir, à part une petite touffe naissante de poils et je suis assez déçu. Elle, elle sert les miches, elle doit croire que je vais essayer de la baiser. J'ai déjà du mal à lui rouler une pelle, alors tu parles, la baiser… Malgré tout, cet épisode crée un certain émoi dans mon slip. Après je l'ai revue de temps en temps, on allait au cinéma le jeudi après midi. Au Magic, rue de Paris, deux francs les dessins animés et deux films avec un entracte entre les deux où tu pouvais sortir pour aller à la boulangerie acheter des bonbons. Dans le cinéma on se pelote mais pas beaucoup parce que le cinéma j'aime tellement ça, qu'après j'y vais tout seul pour être peinard. Revenons au BEPC. Donc avec Gilou on a rencontré des filles. Elles habitent dans le 18eme arrondissement. Elles ne passent pas le BEPC, elles sont en 4eme. Tous les après- midi Gilou prend ses affaires et dit à sa mère : "Je vais chez Michel pour réviser" Quand il arrive chez moi je prends mes affaires et dis à ma mère : "On va chez un copain pour réviser" On sort par la porte qui donne dans l'escalier. Je prends les affaires de Gilou et vite fait je cache le tout au premier étage 126 sous le lit. Et puis à nous le 18eme arrondissement pour un après midi de drague, de boum quelque fois, de flirts, bref de vie. Quand on rentre le soir, on a tellement fait les cons qu'on a pas de mal à paraitre épuisés. Nos mamans sont ravies : "Qu'est ce qu‘ils sont sérieux nos fils ils ont révisé toute l'après midi. Faut pas qu'ils en fassent de trop, ils ont mauvaise mine" Ouais ! on a révisé la science naturelle, le corps humain surtout. Voilà on arrive au BEPC sans avoir rien fait en 4 ans ou que le minimum. Les épreuves se déroulent et on attend sans illusion les résultats. Les résultats tombent. Gilou et moi on est super contents… on va au rattrapage, ce qui pour nous est un exploit. Les parents font un peu la tronche. On a fait tant d'efforts, on a passé tant d'après midi à réviser. Bah oui ! justement on est tombé sur quelque chose qu'on a juste survolé. Pas de chance. Au rattrapage il y a oral français, math et langue. Gilou et moi on est ensemble dans le couloir pour le français. Un copain sort de la classe en secouant la main, style "pas commode le prof". Il a le temps de me souffler : "L'Avare" A moi ! Je rentre dans la classe, dis bonjour monsieur, m'assois en face du prof bon gros pète sec, à qui ça fait chier de s'occuper des nullards du BEPC : "Vous connaissez l'Avare ?" "Oui monsieur" "Qui est l'auteur et en quelle année ?" "Heuuuuuu !!!!! Molière en………. heu…………." "Bon vous allez lire un extrait, ça vous reviendra peut être" "Ma cassette, ma cassette……" J'essaie d'y mettre le ton juste, joue la comédie, parle doucement ou gueule quand il faut. Le prof à l'air satisfait, il m'arrête en me disant : "C'est bien, alors quelle année ????" "Heu……….." "Sous quel roi si vous préférez" Et là sûr de moi : "Louis XIII" "Ah non jeune homme un peu au dessus" Moi, plus hésitant : "Louis XV" "LOUIS XIV" hurle-t-il en refermant le bouquin dans un grand clac. Vous pouvez disposer. En sortant dans le couloir je croise Gilou et lui glisse juste : "Louis XIV" Il me regarde l'air con, c'est pas histoire c'est français. Il me remerciera plus tard. Après le français c'est les maths. On est une dizaine dans la classe. C'est une jeune prof qui distribue les copies. Elle aussi on voit bien que ça la fait chier d'être là mais au moins elle a le sourire. Il y a deux équations à résoudre et un problème de géométrie. On se regarde avec Gilou, c'est pas gagné. Les équations ça va à peu près, par contre le triangle sur lequel on doit trouver le cosinus, le sinus, la tangente, et la cotangente, on est largués. Je pousse ma feuille de papier et me renverse en arrière sur ma chaise. La prof pense que j'ai fini et vient me voir. Elle s'aperçoit que je n'ai pas fait la géométrie et me demande pourquoi : "J'y comprends rien m'dame, j'sais pas le faire" Elle regarde les équations et me dit que c'est pas mal et qu'il faut que je fasse un effort. C'est du petit nègre, je comprends pas. "Bon qui ne comprend pas la géométrie ?" Tout le monde lève la main et là cette jeune prof dans un élan de bonté nous dit : "Je vais faire au tableau le triangle et vous montrer comment que l'on fait pour le sinus et la tangente, ceux qui ne sont pas trop bêtes pourront faire le reste". Elle fait ce qu'elle a dit. On a plus qu'à recopier et à inverser les chiffres pour faire le cosinus et la cotangente. Gilou et moi on n’est pas bêtes…. Après on passe à l'espagnol, à l'oral, comme en français. Je rentre le premier dans la classe. Là aussi c'est une prof. Je m'assois devant elle et vois sur la table plein de petits papiers. Elle me demande d'en tirer un. Sur le papier il y a un numéro qui correspond à une page du bouquin d'espagnol qu'on a eu toute l'année. J'ouvre le papier et lis le numéro. A sa lecture mon visage s'illumine d'un sourire radieux. La page que je vais lui lire je la connais par cœur. Je pourrais lui faire l'article sans même ouvrir le livre. Quinze jours avant je me suis fait punir par notre prof d'espingouin : "PETIT ! page 54, cinquante questions, cinquante réponses" C'est ses punitions à elle. Sur une page de bouquin il y a toujours une photo avec un texte et on doit donc inventer cinquante questions et bien sûr y répondre : "Est-ce qu'il y a un enfant ? Oui il y a un enfant. Quelle est la couleur des cheveux de l'enfant ? Les cheveux de l'enfant sont bruns…………" Le tout en espagnol bien sûr. Le surlendemain : "Alors PETIT cette punition" "J'l'ai pas faite madame j'révisais pour le BEPC" "Cent questions, réponses, pour demain PETIT, c'est trop tard pour réviser". Le lendemain je lui rends la punition et je connais la page par cœur. Voilà comment, au BEPC je me retrouve devant cette prof d'espagnol qui est épatée de tout mon savoir, de ma connaissance. Je fais pas des phrases compliquées mais j'en fait des tonnes. Avant de me lâcher elle me confie : "Votre prestation mérite au moins 18/20" Gilou je ne sais pas sur quoi il tombe. Il a dû avoir une meilleure note que moi en français, en math on est à égalité et en espagnol ça doit pas être catastrophique malgré ses "passequé". Deux jours plus tard les résultats sont affichés. Comme on est sûrs de nous on va direct sur la liste des recalés. On ne voit pas nos noms donc on se dirige vers l'autre liste et là on voit qu'on est reçus. On rentre chez nous avec une putain de banane. On passe d'abord par le bar de mes vieux. Ma mère elle nous paye un coup, pour un peu si elle avait eu du champagne au frais elle aurait fait péter la roteuse. Après on va chez Gilou. Rebelote, sa mère est super contente, elle nous paye une grenadine : 132 "C'est ton père qui va être content, lui il a que son certificat". << "Comment ça un problème cardiaque ?" "J'en sais pas plus, Danièle nous expliquera". Le lendemain direction Créteil…
CHAPITRE 9
On est en fin de troisième il faut choisir son orientation, comme ils disent. Moi je veux arrêter l'école, de toutes façons je fous rien. Je voulais déjà arrêter après le CM2, faire une classe de fin d'études et apprendre un métier. C'est mes parents qui ont insisté pour que je fasse un cycle secondaire. Maintenant ils sont d'accord pour que j'arrête l'école et que j'apprenne un métier. Gilou va s'orienter vers une autre voie. Il a décidé de s'engager dans l'armée, dans la marine pour être exact. Je comprends sa décision, je sais qu'en grandissant il a besoin de sortir du cocon familiale. Il a besoin de s'échapper, de vivre seul, d'être moins chouchouté, moins couvé. Moi j'en pleure de savoir qu'il va partir loin des Lilas. Son engagement dans la marine va durer cinq ans et il sera basé à Toulon. Les deux années précédentes pendant les grandes vacances on est parti ensemble. A chaque fois avec une de ses sœurs. Les deux premières années avec Micheline (Mimie), dans le pays Basque la première et en Camargue la deuxième. Au sujet de la Camargue faut que je vous raconte quelque chose. Avant le départ, Gilou et son beau frère Claude, le mari de sa deuxième sœur Evelyne, ont décidé d'aller tondre la pelouse chez le frère de Gilou. Claude passe la tondeuse dans un jardin qui doit faire vingt mètres carré à tout casser. Gilou le regarde faire et au moment où Claude arrive sur lui, Gilou lui désigne un endroit où la tondeuse n'est pas passée, du bout du pied. Et Claudepasse allègrement sur le pied de Gilou. Catastrophe ! La Kikers de Gilou part en couille et son gros orteil pareil. Claude l'emmène aux urgences. Faut opérer et recoller tout ça. Le soir je dois passer voir Gilou. Je travaille à l'URSSAF, à Simon Bolivar, en job d'été. J'arrive chez lui et trouve sa grande sœur qui m'explique ce qui s'est passé. On doit partir en vacances à la fin de la semaine et du coup le départ est compromis. Le lendemain Gilou va mieux, ils lui ont rafistolé le doigt de pied et il devrait sortir début de semaine prochaine. Ça nous arrange pas et Mimie fait le forcing pour qu'il sorte le vendredi. Bon elle réussit. Gilou sortira le vendredi et le samedi départ vers la Camargue. Le jour de la sortie la maman de Gilou va le chercher et prend les consignes du docteur. On arrive en Camargue, où il fait une chaleur à crever, le ciel est bleu c'est que du bonheur. Le lundi je leur dis qu'il faut demander à un commerçant si il y a un infirmier pour les pansements. Là Gilou me dit : "Non c'est pas la peine, il faut juste changer la bande et pas toucher au pansement pendant trois semaines" "T'es sûr ?" "Ouais c'est ce qu'ils ont dit à ma mère" "Ah bon !" Voilà on passe une première semaine tranquille et tous les soirs je change la bande Velpeau qui entoure le pied de Gilou. C'est vrai qu'on s'habitue à tout, que lorsque l'on vit dans un milieu particulier on peut "prendre" une odeur et ne plus s'en apercevoir. Moi quand je travaillais dans l'imprimerie j'avais l'odeur de l'encre sur moi, même sur mes fringues de tous les jours. Quelque fois on me le faisait gentiment remarquer. Donc je me suis habitué à l'odeur du pied de Gilou. Ce n'est qu'au début de la deuxième semaine que j'ai eu un doute. "Mimie tu trouves pas que le pied à Gilou y pue ?" "Non pas plus que ça, c'est parce que il peut pas se le laver" rigole-t-elle. Ouais elle a peut être raison. Deux jours après c'est insupportable. Lorsque je refais la bande je mets un tee shirt devant ma figure que j'ai imprégné d'eau de Cologne avant. Le pire c'est un soir où on va au ciné, on se rend compte qu'il n'y a personne autour de nous. Gilou lui il s'inquiète pas. Sa mère lui a dit trois semaines, c'est trois semaines. J'arrive à le persuader qu'il faudrait aller voir un infirmier, pas pour refaire le pansement mais pour avoir un avis. Il y en a un dans le village. On y va le lendemain matin. Le gars nous reçoit sur le pas de porte, écoute nos explications et comme il a un peu de temps veut bien jeter un œil. On rentre dans son cabinet, une petite pièce très vite envahie par l'odeur nauséabonde du panard. Il regarde Gilou et lui dit : "C'est vous qui puez comme ça ?" "Bah j'sais pas…." "Bon on va regarder" "Oui, mais les toubibs ils ont dit pas avant trois semaines" Il ne l'écoute pas et au fur et à mesure qu'il déroule la bande son visage change d'expression. Il arrive au pansement et a un mouvement de recul tellement ça pue. Moi je suis obligé de m'assoir, il a beau ouvrir la fenêtre, rien n'y fait. Il prend une espèce de grande pince à épiler et commence à virer les gazes qui entourent le gros orteil. Oh putain ! Qu'est ce que ça chlingue. Le doigt ne ressemble plus à grand-chose. En fait c'est une grosse boule de pus. On est limite la gerbe. L'infirmier il est vert, il enlève les points de suture comme on effeuille une marguerite (je t'aime, un peu, beaucoup,…….). Plus rien ne tient. Ensuite il nettoie tout ça pendant que Gilou est en train de broyer les montants de la table métallique tellement il a mal. L'infirmier refait le pansement et veut le revoir tous les deux jours. "Une semaine de plus et c'était l'amputation, et pas que du doigt de pied" Sympa le mec !!! La troisième année on part avec son autre sœur, Evelyne, celle qui est mariée. Gilou est marin depuis un an et c'est un réel plaisir de se retrouver. Ils ont loué un chalet dans les Alpes, à Habère Poche à côté de Thonon les Bains. Comme il reste une place on embarque un autre copain, Régis. Régis c'est un grand malade, toujours dans la lune, dans son monde devrais-je dire. On passe nos journées à draguer. On saute sur tout ce qui bouge, les grosses, les maigres, les belles, les pas belles. On sort tous les soirs en boîte, on se lève à midi, on mange à n'importe quelle heure. Le soir du 14 juillet on a rendez-vous avec dix sept nanas, une seule viendra…. on a bien fait de prévoir large. Quelles belles vacances, quel panard. Là je vais connaître mon premier vrai amour, elle s'appelle Isabelle, une petite brune aux yeux bleus (ouais je sais : Isabelle a les yeux bleus, bleus les yeux Isabelle a) mais elle est marseillaise. Notre grand amour ne durera que quinze jours. Lorsque j'ai eu 16 ans mes parents ont décidé de vendre le café. Ils en ont un peu marre et rêvent d'un petit pavillon. Ils le trouveront à Aulnay sous Bois. Ça m'emmerde de déménager, de partir des Lilas mais cette déception est un peu atténuée par le fait que Gilou est à huit cents bornes de là. Moi je suis dans un lycée technique où j'apprends les métiers de l'imprimerie. <> Elle est perdue, fatiguée, Danièle, on le serait à moins.
CHAPITRE 10
La veille du départ de Gilou à la marine on a fait une petite fête, chez sa sœur Evelyne. C'est notre quartier général maintenant, elle est mariée et a un petit garçon, Laurent. Mon frère aussi s'est marié et vient d'avoir une petite fille, Sophie. C'est à cette époque que Gilou et moi, on se fait une promesse. Si on a des mômes, on sera respectivement les parrains du premier. On a tenu cette promesse, malgré nos parents qui ne comprenaient pas que l'on puisse mettre parrain quelqu'un d'autre que son frère. Le lien qui nous unit est tellement fort qu'on ne lâchera rien. Gilou est le parrain de ma fille Gaëlle et je suis le parrain de sa fille Christelle. C'est pas une question de religion, ça on s'en fout. On sait, sans se le dire, que s’il arrive quelque chose à l'un de nous, l'autre sera là pour s'occuper de notre môme. Ça c'est une certitude. Gilou est à l'armée et à chaque fois qu'il a une perme et qu'il remonte aux Lilas, je prends ma mobylette et viens le retrouver. Il me raconte ses voyages, Panama, Tahiti, les Marquises. Il me raconte son bateau, ses copains militaires, ses conquêtes, les bordels aux escales, la mer, les tempêtes, il me ferait presqu'envie. Moi je lui raconte rien, je l'écoute. De toutes façons je lui raconterais quoi ? Il lui arrive de rester plusieurs jours aux Lilas et c'est un déchirement lorsqu'il repart. Je le raccompagne à la gare pour être avec lui jusqu'au dernier moment. On dirait deux pédés mais je m'en fous. Au bout de trois ans à peu prêt, il en a marre de l'armée et il commence à faire des crises de tétanie. Ils vont l'hospitaliser à Toulon. Moi aussi je suis à Toulon. Un peu avant, l'heure de faire mon service militaire a sonné. Je fais les trois jours (un et demi en vrai) et tombe sur un connard qui veut absolument me mettre chez les paras. Il faut dire qu'aux questions des tests, j'ai répondu OUI à la question : aimeriez-vous sauter en parachute ? Quel con ! Je ne réponds pas à l'officier orienteur, il me parle mais je ne l'entends pas. Il en profite pour m'inscrire à la préparation militaire. Je suis apte et quelques semaines plus tard je reçois une convocation pour la préparation militaire à Vincennes, je ne réponds pas et n'y vais pas. Au bout de trois convocs c'est deux gendarmes qui m'apportent la convocation et s'assurent que j'habite bien là. Je ne sais pas si c'est çà mais toujours est-il que je reçois ma feuille de route pour début février. Je dois aller à Pau dans un régiment de para. Je suis aniqué et j'en parle autour de moi. Une voisine me dit qu'une autre voisine est bien placée et peut, peut être me rendre service. Je file chez cette voisine qui habite un peu plus loin dans la rue. Je la connais un peu, sans plus, bonjour, bonsoir. Elle est gentille, elle me fait rentrer chez elle et m'écoute. Une fois terminé elle se lève de sa chaise, décroche son téléphone, consulte un calepin et je l'entends dire : "Dis moi machine j'ai un p'tit gars devant moi, oui, un voisin, très gentil, très correct, il vient de recevoir sa feuille de route pour aller dans les paras mais il a pas trop envie, tu peux faire quelque chose ". Moi je croise les doigts, les orteils, balance une prière au bon dieu auquel je ne crois pas. "Après demain ?" . Elle me regarde en haussant les sourcils, l'air interrogatif. Je lui fais signe oui, oui de la tête. "Bon d'accord je te l'envoie, oui, avec ses papiers bien sûr" Elle raccroche. "Bien, vous allez voir mon amie qui habite à Saint Denis, après demain, elle va peut être faire quelque chose pour vous. Voilà son adresse. Il faut faire vite. Ça vous pose pas de problème ?" Ah non ! Pas de problème j'irais à genoux si on me le demandait. Le surlendemain me voilà barré à Saint Denis. Pantalon de tergal gris avec le pli, petite veste bleu marine avec une petite chemise blanche, pompes bien cirées, les cheveux bien peignés. Le seul truc c'est mon anorak, style baroudeur, vert kaki et bien crade. C'est pas grave je l'enlèverai avant d'entrer et le replierai sur mon bras. C'est donc un Michel tout propre qui s'annonce à l'entrée. Je suis surpris de voir que je suis à l'adresse d'une association d'anciens marins militaires. On me fait patienter et j'ai le temps de lire une petite brochure, avec l'organigramme. La personne que je vais rencontrer est la présidente, Mme Machin, veuve de l'Amiral Machin, présidente de ceci, vice-présidente de cela, légion d'honneur et tout le toutim. J'ai bien fait de me faire propre. On m'introduit dans un bureau, ma foi modeste où une vieille dame est assise. "Bonjour jeune homme, mon amie m'a dit que vous ne vouliez pas faire votre armée ?" Ça c'est une grosse ficelle et je ne suis pas prêt de me prendre les pieds dedans. Une veuve d'Amiral, t'as intérêt à faire semblant d'aimer l'armée. "Bonjour Madame, non ce n'est pas ça du tout.
Comme vous l'a expliqué votre amie ils veulent me faire faire mon armée dans les paras, le problème c'est que j'ai le vertige, j'ai eu beau leur dire ils n'en ont pas tenu compte". J'ai bien envie de rajouter que je serais fier de servir mon pays mais je ne veux pas en faire de trop. "Que vous a dit l'officier orienteur ?". "Que j'étais costaud et que j'étais fait pour les paras". "Que lui avez-vous dit ?". "Que je voulais faire mon service militaire dans la marine". Là j'éveille son attention encore plus, mais c'est facile. "Que vous a-t-il répondu ?" Voilà c'est maintenant que je lâche ma botte secrète, d'autant plus facilement que l'officier m'a vraiment dit ça. Lui il m'a dit : "La marine c'est tous des pédés, tu vas voir chez les paras tu deviendras un homme" Que je traduis à cette gentille dame par : "Il a mis en doute la virilité des gens de la marine et m'a dit que pour être un homme il fallait que je sois para". Elle a compris que je traduis les propos de ce gros con de militaire. "Bon, laissez moi vos papiers je vais faire le nécessaire. Lorsque vous serez en train de faire vos classes communiquez moi votre matricule et l'affectation que vous souhaitez et j'arrangerai tout ça. En contre partie je vous demande juste une chose". Merde pourvu qu'elle me demande pas de la sauter, on sait jamais. Elle a au moins soixante quinze piges. "Si vous vous embarquez à bord d'un bateau, j'exige que vous m'envoyez une carte postale de toutes vos escales". Que ça !!! Ma poule, je veux bien t'en envoyer dix si ça marche. "Vous recevrez votre nouvelle feuille de route la semaine prochaine. Au revoir et n'oubliez pas". "Au revoir, à l'avance madame, merci pour tout ce que vous faites pour moi". Je rentre à la maison, passe par un fleuriste et fais livrer un bouquet de fleurs à ma gentille voisine et un bouquet à ma bienfaitrice. Fayot jusqu'au bout. Une semaine après, presque jour pour jour je reçois ma feuille de route. La marine nationale, la Royale quoi, même s’il y a plein de pédés. Direction Hourtin, près de Bordeaux pour les classes. J'arrive à Hourtin en février. Tous ceux qui ont fait l'armée savent comment ça se passe. La visite médicale, le coiffeur, le barda et le matricule. Petite chambrette de dix trouffions avec cinq lavabos et deux douches. Pas si mal, c'est propre, c'est tout neuf. Ce qui n'est pas neuf c'est les gradés. On m'avait dit qu'ils étaient cons, mais alors là c'est l'Everest de la bêtise. Pendant les exercices ils nous font chanter des chansons militaires ou l'on doit dire "que c'est bon de mourir à vingt ans". Tu vois le niveau. Une fin d'après midi on est convoqué un par un chez le capitaine de compagnie. On doit être nickel, marcher au pas, faire des demi tours droite à la perfection, saluer avec la bonne main, se présenter et dire "capitaine" et non pas "mon capitaine " car dans la marine ce n'est pas "son capitaine". Mon tour arrive : "Matelot Petit, deuxième compagnie, troisième section, matricule 0276blablabla, à vos ordres capitaine". Lui il est content de voir défiler tous ces jeunes cons devant lui. Il me fait l'article, l'armée c'est bien, c'est aussi un métier, d'ailleurs si j'ai pas de boulot, qu'après mes classes je vais être affecté quelque part, etc. Il fait l'important, me regarde l'air sympa et me demande : "Des questions ?" "Oui capitaine, après mes classes j'aimerais être affecté sur un bateau, est ce qu'il faut faire quelque chose de particulier ?" Ah le bon petit gars, qui s'intéresse, qui se renseigne, qui va peut être rester. Il se retourne vers les gradés et leur demande : "On a quoi en embarquement en ce moment ?" "On a le Jauréguiberry à Toulon, dans un mois, trois phonistes, mais les classes ne seront pas terminées" Phoniste c'est celui qui fait la radio de bateau à bateau. Je me tire du bureau après un demi tour impeccable et cavale comme un dingue vers la cafétéria où se trouve des cabines téléphoniques. J'ai la carte de visite de ma bienfaitrice et je compose son numéro. Je tombe sur une secrétaire qui veut bien me la passer. Après les courtoisies d'usage, c'est-à-dire un léchage de cul en bon et dû forme, je lui dis : "Voici mon matricule, il y a une demande pour un bateau à Toulon, le Jauréguiberry et j'aimerais bien être phoniste (je sais même pas ce que c'est à ce moment là), le problème c'est que c'est dans un mois et je n'aurai pas fini mes classes" "D'accord, ne vous inquiétez pas je m'en occupe" Quinze jours après, un appel est lancé à travers la caserne : "Le matelot Petit est attendu chez le commandant Truc". Tiens c'est moi. J'ai rien fait pourtant, du moins je ne me suis jamais fait prendre. 148 J'arrive dans le burlingue et le commandant me dit : "T'as une heure pour tout préparer, ces messieurs t'emmènent" Un coup d'œil aux messieurs. Deux seconds maitres (sergent dans la biffe) qu'on appelle chef. Ils m'accompagnent dans la piaule et je me risque à leur demander où ils m'emmènent. "A Toulon, sur le Jauréguiberry " me disent- il. Je commence à ranger mes fringues comme on m'a appris, en carré dans le sac de marin. Eux ils se marrent et y en a un qui me dit: "Fous ça en vrac, c'est fini les classes, magne toi on va louper le train, on doit récupérer deux gars de plus" Je fais ce qu'ils disent je mets mes fringues rapidement dans le sac et la petite valoche en métal. En effet il y a à la porte, deux appelés qui attendent eux aussi pour aller à Toulon. Je ne sais pas comment ils ont été sélectionnés. Pour moi, je sais. Je me rends compte qu'avec le piston que j'ai, j'aurais pu lui demander de monter la garde devant le pavillon de mes parents pendant douze mois, que ça aurait été possible. Au lieu de ça, en route pour Toulon, le soleil, les cigales, le pastis mais surtout, surtout…. GILOU… En fait je ne vais pas le retrouver tout de suite, car son rafiot est en mer. Mais il est au courant, je lui ai écrit. C'est à l'occasion d'une inspection du nouvel amiral en charge de l'arsenal de Toulon que je vais le revoir. Une inspection d'amiral, ça se passe comme ça. On t'emmerde pour que tout soit bien, le moindre détail, toi, le bateau, les chaussures qui brillent, la cravate bien faite et ça pour tous les bateaux et tous les marins basés dans l'arsenal de Toulon et crois moi ça en fait un paquet. L'amiral monte dans une vedette et passe à une bonne centaine de mètres des bateaux. A chaque passage devant un bateau tout le monde se met au garde à vous, des fois que l'amiral aurait la vue suffisamment bonne pour nous voir. Moi, ma vue est suffisamment bonne pour voir de l'autre côté du quai un mec en train de gesticuler.
C'est lui, c'est mon Gilou. Pour être sûr, je regarde le nom du bateau, la Seine, oui, c'est bien lui. L'inspection se termine, on peut regagner nos postes. Je descends au plus bas sur le bateau, il en fait autant et on se gueule d'un bateau à l'autre : "Ce soir à l'entrée, 18h00". L'après midi me parait longue. Enfin 18h00. Je cavale comme un malade à travers l'arsenal et atteins enfin l'entrée principale. Il est là, il m'attend. On s'enlace, on s'embrasse, on se serre fort. Ses copains le regardent. Lui il leur dit juste ça : "C'est mon pote !" On largue les copains. On veut être seuls, se retrouver, se sentir, se tenir. On va au resto, au cinéma, on fait la tournée des bars, on va à Chicago le mauvais quartier de Toulon où il y a un bar à putes tous les dix mètres. Lorsque le jour se lève on est toujours ensemble, on est en train de manger des moules et des huitres avec un coup de vin blanc. Il m'emmène chez lui, un petit deux pièces qu'il loue avec un pote. C'est un peu excentré de Toulon sur les hauteurs, vers le mont Faron. "Quand mon colloc n'est pas là tu pourras venir dormir ici". Je peux vous dire que j'attise la jalousie de pas mal de gars de mon bateau, quand le soir je leurs dis : "Salut les gars je vais chez moi. A demain" Vers la fin de mon armée Gilou commence à faire des crise de tétanie suffisamment graves pour aller à l'hosto. Donc au lieu de traîner dans les bars le soir je vais le voir à l'hôpital militaire de Toulon. Moi aussi je suis embarqué et je voyage pas mal, Italie, Turquie, Grèce, Yougoslavie, Espagne. On se voit dès qu'on peut, c'est-à-dire quand nos deux rafiots sont à quais à Toulon. Je n'ai pas tout à fait fini l'armée que Gilou me dit qu'il va être débarqué et muté ailleurs. Après quelques jours il me dit qu'il va à Paris, aux Invalides. Merde j'ai fait des pieds et des mains pour le retrouver et maintenant il se tire. C'est pas grave j'ai plus beaucoup de temps à faire. Je rentre dans la chambre. Il est là, allongé, tuyauté de partout, avec juste un drap pour le couvrir. Les machines autour de lui font du bruit. Un "bip" régulier et lancinant se fait entendre. C'est aseptisé, ça pue. C'est le service de réanimation. Je lui prends la main et lui parle "Alors Gilou, qu'est ce que tu nous fais, c'est quoi ce bordel. C'est moi c'est Michel". J'ai l'espoir qu'au son de ma voix il se réveille. Non, j'en suis sûr. Je continue "Hé Gilou, réponds moi" Je reste là, sa main dans la mienne, je le caresse, lui passe ma main sur sa tête. Je guette le moindre mouvement, en vain.
CHAPITRE 11
Lorsque je suis démobilisé je trouve tout de suite un boulot (heureuse époque). J'habite toujours à Aulnay chez mes parents et je travaille dans une imprimerie dans le 10eme arrondissement, quai de Jemmapes. Gilou fini son engagement aux Invalides et a trouvé un tout petit studio aux Lilas, rue de la République, à trente mètres de chez ses parents. Il n'a pas les inconvénients d'habiter chez eux et les avantages de les avoir à proximité pour aller manger, donner du linge à laver puis à repasser. Malin le père. Dès qu'arrive le vendredi soir je retrouve Gilou dans son studio. C'est super, on fait ce que l'on veut. On passe beaucoup de temps chez sa frangine Evelyne. On fait toujours des fêtes chez elle. C'est devenu une très bonne amie, un peu une sœur, d'ailleurs on l'appelle "la sœur". Quand pendant l'armée j'avais le cafard et que mon pote n'était pas là pour me remonter le moral, je téléphonais à Evelyne, en PCV, et elle m'écoutait, me rassurait, me racontait des conneries, me donnait des nouvelles de tout le monde, après ça allait mieux. Bien plus tard, à l'occasion d'une soirée elle m'a offert un cadeau. Une enveloppe avec un ruban autour. Je l'ai ouvert et à l'intérieur il y avait deux reçus d'appels en PCV datant de mon armée. Un de 90,00 frs et l'autre de 140,00 frs, une petite fortune pour l'époque. Chez elle on fêtera tous les jours de l'an, déguisement obligatoire, on fera des bringues qui dureront pendant trois jours, on se retrouvera à trente dans une pièce de 17 m2. Quand j'arrive aux Lilas et que je ne trouve pas Gilou je vais direct chez elle. A un moment ou un autre il y passera. Gilou fait du volley-ball dans un club aux Lilas. Un week-end il part avec l'équipe faire un match en Allemagne dans une ville qui est jumelée avec Les Lilas. Ça fait partie des échanges sportifs et culturels entre les deux villes. A son retour on le tient plus le Gilou, il est tout excité. Le voyage s'est effectué en car et au retour, l'équipe de volley était avec le groupe de danse du centre culturel. Une trentaine de nanas dont une grosse dizaine de notre âge. Le lendemain de son retour, Gilou me téléphone : "Oh putain Michel ! J'suis tombé sur un groupe de nanas, un nid, un élevage…. des danseuses, y en a des canons dans le tas. On va les voir samedi prochain". Le samedi suivant on va attendre les filles à la fin de leur cours de dance. Le centre culturel des Lilas est rue Esther Cuvier soit à 60 mètres du studio de Gilou. Comme on est pas trop timides, on déconne, on se renseigne. Elles aussi et elles semblent 155 intéressées de savoir qu'on a un studio pas loin. On fait ni une ni deux et on en invite quelques unes, les plus jolies, à venir voir le studio. Bon c'est une première approche mais ça sent le bon plan. On va voir leur spectacle, à la salle des fêtes. "Cabaret" que ça s'appelle et pour tout vous dire, ce que font les plus grandes, nos copines, nous impressionne. C'est là que Gilou me balance : "Et si on s'inscrivait ?" "On s'inscrit à quoi ?" "Bah à la dance !!!" Là il y va fort le père Gilou. Je me vois déjà en train de faire des pointes avec un nid d'oiseau dans la culotte. Mais comme on a peur de rien le samedi d'après on attend les nanas non plus à la sortie mais au début du cours. "Salut on peut venir voir comment ça se passe ?" "On sait pas si la prof va être d'accord" "On vous promet d'être sages" On arrive dans la salle de dance et les filles nous présentent à la prof. Nous bien sages, bien corrects, on fait bonne impression. On se fout dans un coin et on bouge plus, on mate. On regarde tout le cours et franchement c'est pas mal. Ce qui est pas mal c'est de voir toutes ces filles en juste au corps, en collant, etc. A la fin du cours la prof nous demande : "Alors ça vous a plu" "Oh oui madame c'est vachement bien ce que vous faites" "Ça vous intéresse ? Si vous voulez vous pouvez vous inscrire ?", elle est contente de pouvoir recruter deux mecs, car sa troupe en manque cruellement. En fait il y en a qu'un. Et voilà comment Gilou et moi on s'est retrouvés à préparer un spectacle de dance moderne, de milieu d'année et à danser cinq représentations, devant trois personnes à chaque fois. Dans le groupe il y a donc un mec, un seul et notre arrivée n'est pas pour lui déplaire, on peut raconter des conneries de garçons. Mais d'un autre côté il avait tendance à polariser l'attention de tout le groupe, maintenant il a de la concurrence. Sauf qu'on a un gros avantage sur lui : on est célibataires. Lui est marié et madame fait partie des danseuses. Autant lui, il est tout en retenue, que nous, on y va franco et on voit bien que si madame n'était pas là, il nous suivrait, dans notre petit studio faire la dinette avec les filles en écoutant à fond les gamelles Led Zepellin (Starway to heaven), Deep Purple (le mythique Made in Japan), les Stones (Angie pour les slows) etc. Il nous dit souvent : "Salauds vous avez du bol". "C'est pas du bol, c'est la classe" qu'on lui répond en s'éloignant avec une fille à chaque bras. On est jeunes, on ose tout, enfin surtout Gilou. L'armée l’a libéré et pour être libéré il est libéré le salaud. On va en boîte le samedi soir, dès qu'il y a un bal quelconque, on y va aussi. La moindre chose est prétexte à faire la fête. Plus tard on fera même "la fête de rien". Un samedi soir il y a le bal du foot à la salle des fêtes et bien entendu on sera de la partie avec nos nouvelles copines. J'arrive le vendredi soir, fidèle à mon habitude et je découvre sur le canapé du studio un costume trois pièces. "Gilou c'est quoi ce costard ?" "Je l'ai acheté cet après midi, c'est pour demain soir" 158 "Merde tu fais pas semblant" "J'veux pas être comme tout le monde" Ce costume est d'un blanc immaculé. Il va le mettre avec une chemise au col pelle à tarte de couleur marron. En effet quand on arrive à la salle des fêtes il ne passe pas inaperçu et quand on rejoint les filles il a un succès fou. C'est Travolta mon Gilou, il arrête pas sur la piste de dance, il en fait des tonnes et comme il est plutôt doué, tout le monde le regarde. Moi je reste dans mon coin avec mon jean's moule burnes et ma petite chemise cintrée. Je suis pas jaloux mais je l'envie, c'est lui qui a raison, il s'éclate et c'est le principal. Par moment j'entends les commentaires des gens : "Qui c'est ce clown ? T'as vu comment qu'il dance ? Un costume blanc, pour qui y se prend ?". Jaloux ? Et lui il se marre, content de l'effet qu'il produit. Quand il revient à la table la tête haute et entouré de nanas on dirait un maquereau avec ses gagneuses. "T'as vu ? La semaine prochaine on va t'en acheter un". La semaine suivante je vais acheter des fringues mais je reste dans des coloris plus sobres, moins tape à l'œil. C'est marrant 159 quand j'ai connu Gilou c'est moi qui devait l'entraîner pour faire plein de choses maintenant c'est le contraire. Gilou c'est une force, un soutien, un roc. Ensemble on est les rois du monde rien ne nous retient, ne nous arrête. On est unis, en symbiose, on pense pareil, on parle pareil, on mange pareil, on boit pareil, on fume pareil, on baise pareil. Un regard suffit, un échange et c'est parti. << Je ressort de la chambre. Je rejoins Danièle, Jennifer sa fille et ma femme. Un couple d'amis les ont rejoints. C'est un copain de longue date, complice de nos frasques de jeunesse. "Ça va aller Danièle, que je dis, il a réagi quand je lui ai parlé, j'ai senti sa main bouger". C'est pas vrai mais on se raccroche à ce que l'on peut et surtout j'essaie de rassurer. "Il a raison, dit Jennifer, moi aussi il me serre la main quand je lui parle". Notre copain et sa femme vont le voir. Ils reviennent au bout de quelques minutes. J'interroge du regard mon pote qui me répond d'une moue dubitative et les yeux remplis de larmes. On continue nos week-end délirants et on finit par sympathiser avec une fille du groupe qui elle aussi à un appartement, qu'elle partage avec sa sœur. On passe la voir quelque fois, on mange avec elle et sa sœur, on regarde la télé, on passe de plus en plus de soirées et ce qui doit arriver, arrive. On les emballe. Sauf que là, c'est du sérieux. Six mois après j'emménage dans le deux pièces, "obligeant" la frangine à aller vivre avec Gilou. Six mois après on se marie et quinze jours après c'est au tour de Gilou. Je t'entends penser que nous aurions pu nous marier le même jour, surtout qu'on avait les mêmes invités à peu de chose près, mais pourquoi ne faire qu'une foire quand on peut en faire deux ? Gilou a été mon témoin et devinez qui était son témoin ? Mais on avait été témoins de tant de chose l'un envers l'autre. On nous a souvent dit, les personnes qui nous connaissent un peu : "C'est marrant que vous ayez épousé deux sœurs ?" Nous on répondait toujours : "C'est pour qu'on soit toujours ensemble" On doit partir en vacances une semaine "Si tu veux Danièle on reste là" "Non non partez, ça changera rien et s'il y a du nouveau je vous appelle". On part. On appelle tous les deux jours pour avoir des nouvelles. Pendant cette semaine rien ne se passe. Sauf que je me dis que ma place c'est pas ici, mais à Paris, près de lui. "Les médecins vont le débrancher, il peut respirer tout seul. Ils vont le mettre dans une chambre tout seul. J'ai vu un neurologue, il m'a dit que Gilou a une forte activité épileptique et que c'est pas bon pour son cerveau" nous raconte Danièle. Le lendemain on va le voir. A part le fait qu'il n'ait plus les tuyaux dans le nez et dans la bouche, rien n'a changé, toujours le même bip lancinant. Bon il n'est plus branché comme avant… c'est bon signe.
Je l'embrasse en partant. Je ne sais pas encore que c'est la dernière fois. Le lendemain le téléphone sonne. Je décroche. "Allo ! Michel ?... C'est fini" me dit Danièle la voix noyée de sanglots. Je suis sans voix, je mets quelques secondes à réagir. KO debout. "Il y a qui avec toi ? T'es pas toute seule ?" "Non il y a Jinou, Christelle arrive". "Je viens demain matin de bonne heure Danièle". Je raccroche. Evelyne, ma femme, a compris et elle pleure. Moi je sors je vais dans la cour. Je baisse la tête, marmonne que "c'est pas possible" et me mets à pleurer. J'ai envie de hurler mais rien ne vient, quand j'ouvre la bouche c'est ma salive qui s'en échappe. Je reste là planté au milieu de la cour à pleurer. Au bout d'un certain temps, je sens des bras m'enlacer, c'est une frangine de ma femme qui vient d'arriver avec son mari. On se serre mutuellement et on pleure, tous les trois. On se dit rien, on pleure, c'est tout. Qu'est ce qu'on pourrait faire ? Qu'est ce qu'on pourrait dire ? Que c'est pas juste, que c'est pas normal, qu'il y a des connards qui s'envoient trois paquets de clopes par jours et cinq litres de pinard et qui vivent jusqu'à cent ans et que lui il meurt à cinquante quatre. Qu'il n'y a pas de bon dieu. Pourquoi lui ? On pourrait se dire tout ça, mais non, on pleure. On pleure le frère, l'ami, on pleure, sa jeunesse. On pleure pour sa femme, ses deux filles, son petit fils. On pleure pour ce qu'il a été, pour tout ce qu'il nous a donné. On sait qu'on ne l'entendra plus rire, chanter, raconter des conneries, faire des blagues.
Le lendemain matin on part vers huit heures. Il a fallu que j'attende une collègue qui va me remplacer dans mon boulot. Enfin elle ou sa fille je sais plus. Elles s'occuperont de tout, de nos deux chiens…. On met deux heures pour arriver à Ozoir la Ferrières et quand on arrive chez Danièle on se prend dans nos bras et on pleure à nouveau. Danièle me demande de les emmener elle et ses deux filles à Henri Mondor pour aller voir Gilou. On remonte dans la voiture et c'est repartit pour Créteil. Dans le silence de la voiture je rumine. Comment on va réagir quand on va voir le corps ? Comment elles vont réagir ? On arrive à l'hosto et on se dirige vers le funérarium. Rien que de voir ce mot écrit sur les panneaux, ça me fait flipper. Enfin on rentre dans ce bâtiment. Là une personne est derrière un comptoir et nous demande gentiment, très gentiment, avec une tête de circonstance, pour qui sommes nous là ? Il nous fait attendre, "le temps de préparer le corps", nous dit-il et ensuite nous dirige vers une pièce où seul un brancard est présent. Sur ce brancard il y a Gilou, recouvert d'un drap jusqu'aux épaules. Comme je m'y attendais les trois filles s'écroulent et fondent en larmes et se pressent autour de leur mari et père. Moi je reste en retrait. C'est pas que j'ai pas envie d'en faire autant mais la vue de Gilou me paralyse, me glace. Avant de rentrer dans la pièce je me suis fait la promesse d'être fort, d'être fort pour Danièle, Christelle, Jennifer et pour lui. De pouvoir les soutenir en cas de besoin, de pouvoir parler avec le mec derrière le comptoir pour savoir comment on fait, après… J'ai mille ans. Tout me fait mal, les bras, les jambes, la mâchoire. Je suis incapable de faire un geste. Les filles me regardent, je vais difficilement vers eux, les enlace, les réconforte comme je peux.
On retourne voir le mec qui nous a accueillis, il nous demande d'apporter des vêtements. On lui répond oui machinalement, de toutes façons on l'entend à peine. Dans la voiture on est tous dans nos pensées, on renifle, on se mouche. Je reste concentré, ne pas craquer, ne pas pleurer, rester fort. Au fait de quoi est-il mort ? Comment ? La dernière fois que je l'avais vu chez lui il était très fatigué. Je l'avais trouvé vieilli. Il fallait qu'il s'occupe de tout le monde. Là c'était de sa tante, avant de son oncle. On le refaisait pas Gilou, il fallait toujours qu'il rende service, qu'il dépanne, qu'il aide. Si tu déménageais, lui après une semaine de boulot avec des trajets à n'en plus finir, il était le premier chez toi pour le coup de main et toujours en train de se marrer. Est-il mort de fatigue? A force de trop en faire. A force d'aider les autres avant de s'occuper de lui. A force de se lever à 5h00 du mat et de rentrer à 21h 00. D'avoir subi la mort de sa sœur Evelyne, de son frère André, de ses parents, d'abord sa mère et quelques semaines après son père. C'est beaucoup même pour quelqu'un de fort. Est-il mort d'avoir donné trop d'amour ? D'avoir un cœur débordant d'amour ? Un cœur qui n'a plus supporté ce trop plein ? On arrive à la maison et les filles repartent aussitôt aux pompes funèbres pour régler l'enterrement. Elles rentrent et nous disent que l'enterrement se déroulera sur deux jours. Le jeudi après midi ; levée du corps à Henri Mondor et église à Ozoir et le lendemain matin ; crématorium à Champigny et cimetière à Ozoir pour une cérémonie plus intime, avec les amis très proches et la famille. Même si Gilou a été élevé dans la religion, je sais qu'au fil des années il ne croyait plus trop à tout ça, aussi la décision de Danièle de le faire passer à l'église m'étonne un peu. Je pense qu'elle a raison, elle sait qu'il va y avoir du monde et qu'il n'existe aucune structure "laïque" pour que les amis, les collègues, se réunissent autour d'une personne décédée. On ne peut pas louer une salle pour un enterrement de non croyant. Donc Gilou passera à l'église ça permettra aux gens de se recueillir. Peut être voulait il ça ? L'après midi Danièle me demande de préparer les affaires de Gilou avec les filles. On sort un beau costume, une belle chemise, une belle cravate dont je fais le nœud comme quand on était jeunes. Quelqu'un apportera tout ça à l'hosto. L'après midi s'écoule doucement, on grignote deux ou trois trucs, sans faim, par habitude. Des collègues à Gilou passent nous voir et on repleure parce qu'on explique encore et encore comment c'est arrivé.
On offre un café, on donne les infos pour l'enterrement. On rentre à la maison, je suis vidé, fatigué. Bizarrement je passe une bonne nuit. Tant mieux, car les jours qui vont suivre vont être très éprouvants. On a rendez vous à l'hosto début d'après midi. On rentre dans le funérarium. Tous les proches, famille, amis arrivent. Le cercueil est au milieu de la pièce, la tête près d'un mur. Je m'approche. Il a l'air paisible, moins blanc, bien préparé. Il faut que je m'assoie, j'ai tout d'un coup une putain de suée et je dois être pâle. Je tourne la tête , cherche une chaise, là bas…. je m'assoie et respire un peu mieux. J'attends que ça se passe et vais faire un tour dehors. Je reviens au bout de quelques minutes, retourne voir mon pote dans cette boite en bois et réajuste son nœud de cravate qui est légèrement de travers. Je sens des mains qui me touchent, des gens qui m'embrassent mais j'ai l'impression d'être seul. Je reste là à côté du cercueil et je le regarde sans penser à rien. Il faut partir à Ozoir pour la cérémonie religieuse. On suit le corbillard et on arrive devant l'église.
Là c'est un choc. Le parvis est plein de monde, noir de monde. Il y a même un car que l'employeur de Gilou a affrété pour ses collègues. Et ça arrive et arrive encore. Je vois plein de personnes que je connais. 168 Chaque visage me rappelle une anecdote, un souvenir, une blague, une soirée, un moment de vie. Là aussi on me touche, me serre la main, m'embrasse. Je les regarde derrière un rideau de larmes.
Je suis comme un zombie, je réponds machinalement, je souris quelque fois d'un air triste, remercie, dis des banalités comme un con. L'église est trop petite. Il y a des gens partout, au fond, sur les côtés, on n’a pas fermé la porte de l'église pour que les gens qui sont restés à l'extérieur puissent entendre. La messe dure pas mal de temps avec un cureton portugais qui parle français avec un accent à couper au couteau. Plus tard on en rigolera. Au moment de sortir de l'église un beau frère me dit qu'on va porter le cercueil, pas laisser ça à des inconnus. Il a raison, j'y ai même pas pensé. On appelle quatre autres beaux frères et on emmène le cercueil jusqu'au corbillard. Après on remercie tout le monde et on se retrouve chez Danièle, on finit la journée avec elle. Demain une autre épreuve nous attend. 10h30 au crématorium de Champigny, encore du monde. Une grande pièce avec plein de chaises. Un mec nous accueille. Tête et discours de circonstance, rien à dire. Une musique s'envole dans la salle, Rod Stewart, "I'm sailing", puis Peter Gabriel, puis je sais plus mais que des chansons qu'il aimait. Le cercueil est devant nous au centre. Un beau frère lit un texte, puis c'est au tour de ma femme de lire un texte que j'ai écrit. Depuis une semaine je suis au fond du trou et incapable de faire quoi que ce soit. Arrive le moment où le cercueil est posé sur un tapis roulant pour que tout soit brulé et là bien entendu on craque. Voilà, les rideaux s'écartent pour laisser passer le cercueil et retombent comme dans un théâtre devant des spectateurs en larme. Le spectacle est presque fini. A nouveau on se retrouve chez Danièle car le cimetière c'est pas avant 15h00. On mange un morceau, on boit un coup. Je sens bien que l'atmosphère se détend un peu. Bientôt ces deux horribles journées ne seront qu'un souvenir. On raconte quelques histoires, on ose même quelques rires à l'évocation du curé de la veille. 14h30, faut y aller. On est tous sur le parking du cimetière, on attend, une demie heure, une heure. Il fait un froid de canard et on commence à se congeler. Je vais voir Danièle et lui demande ce qu'ils foutent aux pompes funèbres.
Elle sait pas, je veux les appeler mais elle veut pas, elle va le faire. Elle parle au téléphone et d'un seul coup se met à rire, un fou rire. Tout le monde la regarde, ça y est elle a pété un câble. Je suis à côté d'elle et voit bien que ce n'est pas forcé, elle se marre vraiment. Enfin elle raccroche, se tourne vers moi et me dit : "Ah ! il nous en fait encore une bonne ton pote" Elle explique. L'urne qui a été choisie par elle et ses filles chez les pompes funèbres est trop petite pour contenir les cendres de Gilou. Heureusement et sans le vouloir elles avaient prévu le coup. Gilou avait eu un chat à une époque, qu'il adorait, Barney. Il disait toujours que quand il mourrait il voudrait être enterré avec Barney. Donc Danièle avait confié les cendres du chat aux pompes funèbres afin que l'on puisse placer les deux urnes l'une à côté de l'autre dans le caveau. Comme il n'y avait pas assez de place pour les cendres de Gilou ils ont ouvert l'urne du chat et l'ont complété avec les cendres de Gilou. J'ai rigolé à mon tour. Ouais ! toujours à faire le con mon Gilou, toujours à faire la blague à laquelle personne ne s'attend. J'ai levé la tête vers le ciel et je l'ai imaginé en train de nous faire un pied de nez, caché derrière un nuage, lançant son grand rire vers nous.
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