1. le BUREAU de VOTE

Au mois de Juin, certains Lilasiens entreront un dimanche matin dans la mairie, et s'orienteront vers le bureau de vote n°2, afin d'aller glisser le bulletin de leur choix dans l'urne. Leur regard se portera naturellement sur le gigantesque tableau ornant tout le fond de la salle, derrière le bureau du président. Si c'est la 1ère fois, ils ne manqueront pas de remarquer que la peinture est judicieusement dédiée au lieu et à l'instant. Car il s'agit du "Suffrage Universel", œuvre commandée à Alfred Bramtot. Le peintre de 36 ans a remporté le Prix de Rome en 1879 avec "la Mort de Démosthène". On lui doit ensuite "les amis de Job" en 1886. Quand il ne s'agit pas de portraits, tous ses tableaux sont inspirés de la mythologie. Il fait partie de l'école réaliste, représentant reconnu de l'art académique, avant que les avant-gardistes et les modernes ne chamboulent tout le paysage artistique au tournant du 20ème siècle.

3. POUR la REPUBLIQUE

La toile de Bramtot vient confirmer l'affirmation républicaine du bâtiment, édifié sept ans auparavant, en 1884, l'année même où l'Etat impose à toutes les communes d'avoir une mairie. La notre, par exemple, présente l'originalité d'afficher une urne de pierre (symbole du vote) tout en haut de la façade, juste au dessus du cadran de l'horloge. C'est une constante de notre ville : depuis 20 ans, tous ses maires sont d'inspiration républicaine, à commencer par Auguste Courvoisier, le 1er édile du moment. On a oublié de nos jours, que dans la France de cette fin de siècle, une opposition anti-républicaine toujours vive menace la république : monarchistes, bonapartistes ou anarchistes. Avec cette œuvre de commande, Bramtot participe donc logiquement à la mise en valeur des symboles d'une construction politique. Il le fait habilement dans un geste paisible et serein imposant comme une évidence les fondements de la république et de la démocratie.

4. VERS l'UNIVERSEL

Voter pour son maire, son député ou son conseiller régional est aujourd'hui un droit. C'est aussi une conquête récente, au regard de l'histoire de notre pays. De plus, au gré des régimes qui se succèdent, elle subit de nombreuses altérations. 1ère étape en 1791, quand la révolution donne le droit de vote aux "citoyens actifs", c'est-à-dire aux hommes de plus de 25 ans payant un impôt égal à la valeur de trois journées de travail. C'est le suffrage censitaire (le cens est le seuil d'imposition). 2ème étape l'année suivante, quand le suffrage universel masculin est établi pour élire les députés de la Convention. Puis c'est une suite d'avancées et de régression : Censitaire en 1795 (Directoire), Universel en 1799 (Consulat), Censitaire en 1815 (Restauration), Universel en 1848 (2ème République), Supprimé en 1940 (Vichy), Universel en 1944 (CNR).

5. les GENS dans le TABLEAU

Sur notre tableau de 1891, on lit comme le résultat de tous ces combats pour la démocratie, à la façon d'une leçon d'éducation civique qui nous enseigne clairement ce que tout bon citoyen doit savoir. Ils sont tous là, les représentants de la société. Dans la maison commune des Lilas, ils viennent exprimer le choix des citoyens d'une cité qui dépasse maintenant les 6.000 habitants. Au milieu de la scène, plusieurs Lilasiens se préparent à voter : le paysan endimanché (tunique grise, parapluie sous le bras et chapeau mou à la main), suivi d'un employé (veste noire, papiers dans sa serviette) et d'un ouvrier bientôt en goguette (canotier et ceinture rouge). A droite, sous le regard des deux scrutateurs (arrière plan), les deux assesseurs (assis) émargent dans leur liste le passage de l'électeur. Au milieu d'eux, debout, le président du bureau s'apprête à recueillir le bulletin du votant, après avoir vérifié son identité (on dit que le maire en exercice lui aurait prêté ses traits). A gauche, au fond, un boucher (de dos, tablier blanc) a quitté un moment son billot pour accomplir son devoir de citoyen. Il laisse l'employé municipal (assis, calot noir) vérifier qu'il est dans le bon bureau et qu'il a tous les papiers nécessaires. A gauche, sur le devant, deux bourgeois (redingote noire, chapeau melon et haut de forme, canne sous le bras). Ils devisent en attendant peut-être la fermeture du bureau et le dépouillement des voix. La grande fenêtre qui éclaire le lieu s'ouvre sur la ville, présente en arrière plan.

6. le VOTE des FEMMES

Sur cette scène théâtralisée, chacun a sa place. La fillette au cerceau nous rappelle qu'on est dimanche, un jour sans école. A nos yeux, elle rappelle également que, à cette époque, le vote était exclusivement masculin. A partir de 1919, plusieurs tentatives favorables des députés laissent à penser que les femmes pourraient rapidement accéder à ce droit. Mais à chaque fois le Sénat retoque ou bloque la mesure (1922 28 29 31 36). Au premier rang des groupes parlementaires, le parti radical craint l'emprise de l'Eglise sur les femmes, faisant pencher leur vote en faveur des candidats de la droite, voire des forces hostiles au régime. Le soutien manifesté par le Pape renforce d'ailleurs cette conviction. Pour que les femmes cessent d'être perçues comme des individus sous influence et non comme des citoyennes autonomes, il faut attendre la Libération. Les débats au sein du CNR et l'insistance du PCF aboutissent à l'ordonnance d'avril 1944 (article 17), signée par le général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire. Enfin, aux municipales d'avril 1945, les femmes peuvent glisser leur bulletin dans l'urne. La Marianne de notre tableau se sent désormais un peu moins seule.

7. PLUS de DROITS

D'autres éléments qui nous semblent si évidents aujourd'hui n'ont pourtant pas encore cours à l'époque du tableau. L'isoloir se généralise début 20ème siècle mais ne devient obligatoire qu'en 1914. L'enveloppe pour le bulletin et le bulletin pré-imprimé n'apparaissent qu'au cours du même siècle. D'autres droits auxquels nous tenons ont été reconnus entretemps. Auparavant qualifiée de "grande muette" l'armée ne laisse voter ses militaires qu'en 1945. Tous les ressortissants de l'empire colonial acquièrent le droit de vote en 1946 (même s'il y a encore deux collèges). Giscard abaisse l'âge de la majorité de 21 à 18 ans en 1974. Enfin, depuis 1992, tout citoyen de l'Union Européenne a le droit de voter pour des élections régionales dans son pays de résidence. 

Aujourd'hui, joyau dans l'écrin de notre mairie, le tableau du "Suffrage Universel" est souvent utilisé - à raison- pour illustrer un article ou un reportage au moment d'une élection; ou pour expliquer la démocratie dans les manuels d'histoire de nos enfants. Et pour nous, Lilasien-nes, cette oeuvre qui sert d'exemple est un peu la fierté que nous partageons.