201910

MÉMOIRES d'un CHEVAL, aux LILAS

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Pourquoi moi, un cheval, irais-je me mettre à vous raconter ma vie? Eh bien parce que je vous accompagne depuis très longtemps ici, aux Lilas. Vous ne vous en souvenez donc pas?

ALLONS au BOIS

Déjà on parle de moi dans le roman "la Laitière de Montfermeil", où je ne mets qu'une 1/2 heure à faire grimper la montagne à la carriole d'Auguste et Virginie, de la barrière de Belleville jusqu’au Bois de Romainville. Arrivé là haut, j'y croise souvent quelques uns de mes 250 collègues équestres. Certains transportent le lait sur leur dos. D'autres sont loués pour la promenade. Chaque dimanche, pendant 10 ans, Paul de Kock lui-même a galopé aux alentours, jusqu'à ce qu'un bain forcé dans l'étang de Bagnolet le fâche pour toujours avec l'équitation. Désormais il ne se déplace plus qu'en cabriolet.

Une VIE de TRAVAILLEUR

Nous tirons parfois des chars-à-bancs, comme avec Charles Rozière, quand il emmène ses ouvriers dans des sorties dominicales ou en pèlerinage à N.D. des Anges en forêt de Bondy, en septembre. Je me souviens de cette énorme marmite accrochée sur le plateau du char. Il y avait inscrit le nom de son entreprise. Pourquoi perdre une occasion de faire sa réclame? 

Je suis là également, chaque semaine boulevard de la Liberté. Les bouviers sont en selle pour mener les troupeaux de boeufs aux abattoirs de la Villette. Ces transhumances venues de l'Est dureront jusqu'à la guerre de '14. Avant 1912, ce sont bien des attelages hippomobiles qu'utilisent les nombreux transporteurs comme Bieulac, Boquillon, Carteron ou Cousin. Les tramways nous respectent: après l'ouvrage chez Boquillon, une fois dételés, nous traversons en file et tout seuls la rue des Bruyères, pour aller nous désaltérer à un tonneau disposé sur l'autre trottoir. Le tram s'arrête pour laisser passer note cortège, à l'aller comme au retour. 

J'aurais bien voulu que l'Omnibus à cheval remontant la rue de Belleville poursuive jusqu'aux Lilas. Mais notre attelage s'arrête toujours avant, au Lac Saint-Fargeau, juste avant la porte de Romainville. Par ailleurs, savez-vous qu'on nous fait participer à des concours de beauté, pomponnés et enrubannés? L'épreuve a lieu avenue Pasteur, en face du cinéma des Bruyères.

Un MÉTIER à RISQUES

Notre tache est déjà difficile mais elle peut parfois s'avérer dangereuse. Par exemple, en 1889, on nous demande d'emmener le 1er feu d'artifice ambulant, de la place Paul de Kock à la Mairie. Heureusement pas d'accident, sinon ceux provoqués par les  torches à pétrole brandies par de jeunes Lilasiens, derrière notre char. Par contre, en 1892, deux chevaux et leur voiture sont engloutis dans une carrière de gypse convertie en champignonnière, dans le quartier de la Fontaine St Pierre. De nouveau, en 1899 (un 11 septembre!), un cheval tombe dans un puits de la sablière Recoules, entre la rue du Garde Chasse et la rue d'Anglemont. Il est heureusement sauvé par un sergent et un pompier.

Ils PRENNENT SOIN de NOUS

Nous sommes nombreux aux Lilas : encore 171 chevaux en 1898, soit 1 pour 20 familles. Sur 8000 habitants et 1800 familles, il y a 110 propriétaires. Ainsi, nous faisons vivre de nombreux artisans, qui tiennent commerce dans notre cité. C'est rue Lecouteux que s'installe le premier maréchal-ferrant pour s'occuper de nos sabots. A la fin du XIX° siècle, il y a trois selliers et un carrossier. Au XX°, c'est Balblanc qui ferre avenue Faidherbe, tandis que Pavé est à la fois maréchal et charron, rue du Pré-Saint-Gervais. En 1930, il y a encore 3 charrons à réparer carrioles et charrettes. Il faut dire que nous sommes moins nombreux.

J'AI FAIT la GUERRE... et la PAIX

Quand le fort est construit en 1848, nous sommes 16 montures de soldats et officiers, à loger dans les deux écuries. Un peu après, nous sommes 5 à loger en face de la Mairie, au 125 rue de Paris, au service des Gendarmes de la brigade des Lilas-Romainville. En 1914, nous partons également en guerre, au côté des soldats. En août nous sommes 730.000 chevaux de guerre "conscrits" à monter au front. Nous serons plus de 1,8 M durant les 4 années du conflit. J'en suis revenu mais six sur dix de mes compagnons n'ont pas eu cette chance (1.1 M tués). Chevaux des Gardes mobiles du Fort de Noisy, nous participons au maintien de l'ordre. Le roulement de nos sabot, en rentrant de Paris les soirs de manifestations, a de quoi impressionner!  Parfois on nous kidnappe. Çà s'appelle  un "vol à la tire" ou "à la roulotte".  Le roulottier dételle le cheval, laissant harnais et fiacre sur place. Revendus ou transformés en viande de boucherie, notre sort n'est alors pas très enviable. 

Une BOUCHERIE

Pendant longtemps, je croyais échapper à la mise en bifteck. Interdit de consommation par le Pape Grégoire III depuis 732, une loi de juin 1866 autorise désormais ma consommation. C'est ainsi qu'en 1870 j'aide les Parisiens assiégés à survivre à la famine. 30% des 100.000 chevaux de la capitale finiront ainsi leur existence. On dira que ma viande est plus nourrissante, moins parasitée, qu'elle est diététique, pauvre en graisse, riches en protéine et d'une teneur en fer exceptionnelle. Elle aurait même pu guérir de la tuberculose! Vous cacherais-je pourtant mon contentement d'avoir vu la dernière boucherie hippophagique de notre ville fermer son étal l'an dernier?

A la RETRAITE?

Mon dernier employeur régulier m'utilise rue de Paris au montage-démontage des abris mobiles du marché, jusqu'en 1968. Et je me crois déjà à la retraite! Pourtant on m'appelle encore en 1999 pour accompagner une grande dame des Lilas à sa dernière demeure. Nous sommes ainsi deux chevaux noirs à tirer le corbillard de madame Gay jusqu'à sa sépulture familiale, au cimetière communal. 

Mais aujourd'hui, tout ça, c'est du passé. Le cheval ne sert plus à personne et j'ai bien peur d'être oublié des mémoires. Pourtant en mai 2017, c'est bien moi qui réapparaît avec la police montée où on peut me voir faire ma ronde au stade ou rue de l'Égalité. Qui sait, peut être vais je redevenir à la mode et entamer une nouvelle carrière? A quand la journée du cheval aux Lilas?

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