Commentaire n° 82, printemps 1998
CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES
Histoire d'une imposture : la Pologne communiste
STÉPHANE CHMELEWSKI
Pierre BUHLER : Histoire de la Pologne communiste. Autopsie d'une imposture.
(Karthala, 1997, 808 pages.)
Considérant que la fin du communisme en Pologne est, au moment où il termine son ouvrage, avérée, Pierre Buhler s'est donné pour ambition de saisir dans son intégralité ce phénomène. Il est, sauf erreur, parmi les premiers à l'avoir tenté. À son Histoire de la Pologne communiste, le lecteur reconnaîtra d'emblée deux mérites.
Le premier est l'objectivité démontrée dans le traitement du sujet. Sur la plupart des épisodes qui émaillent ces soixante-dix ans, la matière était abondante mais le plus souvent traitée de manière inégale. De nombreux récits ou mémoires des acteurs qui s'étaient opposés à la mise en place de ce régime, puis l'avaient combattu ou avaient tenté de le faire évoluer existaient, mais ils avaient été longtemps négligés, ou interprétés avec cette distance particulière que l'on a pour un point de vue considéré comme minoritaire. Du côté du pouvoir en place, les règles d'expression propres au régime jouaient fort efficacement leur rôle, et, même si la Pologne n'était pas à cet égard parmi les pays les plus frappés, son historiographie n'en est pas moins demeurée jusqu'au bout sous contrôle. Le totalitarisme disparu, contrainte du secret ou crainte de représailles commencèrent à s'estomper et l'on vit affluer une nouvelle vague de témoignages. Pierre Buhler traite l'ensemble de ces sources de façon équilibrée, comme en témoigne l'abondance d'une bibliographie qui ménage aux unes et aux autres une place égale.
Le second mérite est que cette histoire n'est pas désincarnée, dans la mesure où l'approche intellectuelle des problèmes y est corrigée ou enrichie en permanence par le souci de la compréhension des comportements humains et des situations. Les portraits sont nombreux, et l'auteur s'efforce de pénétrer et de dépeindre l'état d'esprit dans lequel tel ou tel acteur s'est trouvé pour tenter d'expliquer le comportement qu'il a eu. Le lecteur ne pourra que s'en réjouir, car il bénéficie ainsi d'un regard beaucoup plus pénétrant sur cette longue période au cours de laquelle les réalités psychologiques ont pris souvent le pas sur tout autre type de considérations.
L'impression qui se dégage du tableau ainsi composé est forte. Aucun des événements évoqués, de 1918 à 1997, n'est, en soi, inconnu, du moins de ceux qui se sont intéressés peu ou prou à l'histoire récente des pays d'Europe centrale et orientale. Mais la mise en perspective de ces événements sur près de quatre-vingts années, la façon dont ils s'éclairent réciproquement dressent un bilan du communisme en Pologne infiniment plus accablant que l'ana lyse de chaque péripétie saisie isolément. Les démêlés de Moscou avec le parti communiste polonais dès la période d'avant-guerre, la présence constante au sein de celui-ci d'éléments « nationaux » qui, au gré des besoins du Kremlin, sont au fil du temps tantôt impitoyablement contrés et éliminés, tantôt tolérés comme un moindre mal, jettent un jour particulier sur la façon dont va se jouer, à l'étape ultime, l'émancipation du pays. Il est égale ment frappant de constater à quel point les dirigeants communistes russes ont toujours reconnu et traité le problème polonais : ils n'ont jamais nourri la moindre illusion sur le type d'adhésion qu'ils pouvaient rencontrer ou même susciter dans ce pays, leur seul intérêt étant d'établir un contrôle pur et simple sur celui-ci.
Ce regard d'ensemble que Pierre Buhler nous permet de porter sur l'histoire contemporaine d'un pays sympathique à la France et aux Français, réputé par eux comme particulière ment rebelle à la domination et à l'idéologie étrangères, et, d'une certaine façon, moins atteint que les autres pays d'Europe centrale et orientale transformés en démocraties populaires, nous offre l'occasion de mesurer l'ampleur des dangers encourus pendant cette période. On en vient à se demander si les partages de jadis ne représentaient pas en comparaison une moindre menace pour les esprits. Les efforts déployés pour faire adhérer à une doctrine très largement rejetée toutes les composantes de la société civile sont d'une ampleur extraordinaire. La stratégie dirigée tantôt contre les partis politiques - la description de leur absorption progressive est particulièrement éclairante -, tantôt contre l'Église, les jeunes, les intellectuels, le monde paysan, renferme un catalogue exhaustif des méthodes totalitaires, orgueil, violence et mensonge, qu'il est toujours précieux de lire ou relire.
L'Histoire de la Pologne communiste nous offre aussi l'occasion de nous interroger sur la nature des hommes qui se sont faits les zélateurs de cette doctrine à l'intérieur de leur propre pays. Le plus souvent instrument d'ambitions personnelles, le communisme en Pologne n'en a probablement pas moins intellectuellement séduit une minorité de dirigeants. Cependant, même chez les plus nationalistes d'entre eux, de Gomulka à Jaruzelski, on rencontre un refus constant de tirer une juste conclusion des ingérences les plus caractérisées du « parti frère » soviétique, alors que la grande majorité de leurs compatriotes, aussi éloignés du pouvoir soient-ils, percevait d'instinct cette vérité. Le déni de la réalité chez ces personnages restera un sujet de perplexité, même si Pierre Buhler nous confirmę au passage que la police politique soviétique avait, sur chacun d'entre eux, des dossiers bien nourris destinés le cas échéant à s'assurer leur fidélité inconditionnelle.
Cette mise en perspective incite à méditer enfin le regard porté par les puissances occidentales sur le basculement de la Pologne dans le communisme, sur le type de relations qu'il convenait d'entretenir avec elle une fois le rideau de fer tombé, enfin sur la façon dont il convenait, le moment venu, d'aider à sa libération. Le lecteur a ainsi une occasion exceptionnelle de mesurer a posteriori la part de justesse ou d'erreur dans le calcul politique qui a été le leur. Il faut convenir que, quelles que soient les considérations qui aient primé au temps de la guerre comme à celui de l'après-guerre, l'erreur de diagnostic sur la nature du communisme en Russie reste centrale. Elle est très équitablement partagée par toutes les puissances protagonistes et demeure une sorte de facteur permanent. Elle n'est pas l'objet principal du livre, mais elle y apparaît constamment, comme une figure anamorphique dissimulée par le peintre dans un tableau et qui lui donne sa perspective philosophique.
Fait rare, l'auteur s'interdit quelque interprétation directe que ce soit, et ne porte lui même aucun jugement, laissant au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions. Le sous-titre choisi par Pierre Buhler : Autopsie d'une imposture, apparaît avoir été retenu comme la traduction la meilleure et la plus concise des conclusions qui ressortaient de l'étude entreprise. Il est un élément de cette retenue et non un manquement à celle-ci.
Or, dans sa recension de l'Histoire de la Pologne communiste, André Fontaine (Le Monde, 5 décembre 1997), après avoir exalté les qualités de l'ouvrage de Pierre Buhler, regrette que le qualificatif d'« imposture », ne fasse courir au livre « le risque de privilégier sa dimension polémique ». Si le lecteur partage sans réserve l'opinion de l'ancien directeur du Monde sur le caractère bienvenu de ce récit d'ensemble, parfaitement documenté et remarquablement clair sur la période communiste en Pologne, il n'est pas sûr en revanche qu'il le suive sur cette appréciation négative du sous-titre, qui lui apparaîtra sans doute comme à moi-même la meilleure expression possible du diagnostic rendu et non un jugement de valeur, Même si on le ressent comme tel, peut-on réellement penser qu'il compromet la sérénité d'une somme de huit cents pages ?
Dans la retenue que dénote cette qualification des faits, il y a, peut-on penser, davantage que ce qu'André Fontaine y a vu. Il convient en effet de prendre en compte le fait que Pierre Buhler s'est intéressé à la Pologne alors qu'il était en poste à Varsovie de 1983 à 1985. Il était dans l'obligation professionnelle d'appréhender les faits non pas en universitaire historien ou politologue, mais en diplomate, pour aider les autorités de l'État à comprendre et à décider. Ces circonstances font que le phénomène est appréhendé par un habitué des dépêches ou des télégrammes diplomatiques. Cet usage repose non seulement sur une approche intellectuelle d'une réalité à travers des textes ou des études, mais encore sur le fait de vivre dans le pays et de fréquenter acteurs et témoins de son histoire. Il comporte une part d'intime conviction, que les autorités gouvernementales attendent de leurs diplomates et qu'elles reprennent ou non à leur compte. Cette marque professionnelle engendre ce « parler juste » qui donne sa spécificité à ce livre. Ce type d'investigation va plus loin que les autres et fait en général des mémoires de diplomates des contributions à l'histoire particulièrement vivantes. Il est présent d'un bout à l'autre de l'ouvrage, dans le parti pris d'aller à l'essentiel tout en ne négligeant aucune des raisons humaines qui peuvent éclairer une réalité. Pierre Buhler y ajoute le talent de choisir des titres expressifs pour caractériser l'esprit d'une époque. Avoir retenu le terme d'imposture comme le plus apte à traduire la réalité étudiée en est une illustration particulièrement convaincante. Par-delà les leçons historiques qu'il convient d'en tirer, on ne peut que se féliciter de la démonstration qu'offre l'Histoire de la Pologne communiste des capacités de nos diplomates à porter un diagnostic juste et à l'exprimer clairement, quelles que soient les bienséances politiques ou intellectuelles du moment.