Le Monde des livres - 5 décembre 1997

Le Monde des livres - 5 décembre 1997

Essais

Varsovie la rouge

Pierre Buhler retrace les années du diktat soviétique sur la Pologne

Marx admirait beaucoup les Polonais, pour leur résistance obstinée à l'autocratie russe. Sur ce point comme sur bien d'autres, ses disciples soviétiques ne l'ont guère suivi. Dès 1920, Toukhatchevski, commandant en chef, adresse un ordre du jour aux soldats rouges marchant sur Varsovie : « La route de l'incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne. » En 1937, Staline ordonne la dissolution du PC polonais dont les dirigeants, convoqués à Moscou, sont pour la plupart exécutés. Deux ans plus tard, il s'acoquine avec Hitler pour rayer de la carte la Pologne. Un million et demi des habitants de la zone d'occupation soviétique sont déportés en Sibérie, et plus de vingt mille, jugés socialement irrécupérables, abattus d'une balle dans la nuque, notamment dans la forêt de Katyn.

L'invasion allemande obligera certes le « Guide » à prendre son parti de la résurrection de la patrie de Chopin, mais il n'aura de cesse de l'asservir à ses desseins. Non content de faire avaliser par les alliés les annexions réalisées grâce à son entente avec le Reich, il obtiendra de Truman, qui à l'époque a besoin de lui pour en finir avec le Japon, l'installation à Varsovie d'un gouvernement dont il tire pratiquement toutes les ficelles. Entre-temps, il n'aura pas levé le petit doigt, bien que ses troupes soient de l'autre côté de la Vistule, pour venir en aide à la population de la capitale insurgée contre les nazis : quelque deux cent mille Polonais auront payé de leur vie ce refus délibéré d'assistance.

Aucun autre « pays-frère » n'a été maltraité à ce point. Il faut dire que c'était le plus grand, et sans doute celui chez qui l'identité nationale et donc la volonté d'indépendance était la plus ancrée. Aussi bien est-ce le premier dont la population a commencé, dès juin 1956, à se révolter, jusqu'à imposer le retour au pouvoir de Gomulka, qui avait été arrêté pour « titisme ». Le premier qui ait vu se constituer, en 1980, avec Lech Walesa, Solidarnosc, une centrale syndicale libre. Le premier qui ait mis à la tête de son gouvernement, en 1989, en la personne de Tadeusz Mazowiecki, un anticommuniste bon teint, familier des prisons du régime.

La plupart des épisodes de cette poignante histoire ont déjà fait l'objet de livres, souvent de bonne qualité. Il manquait un récit d'ensemble. L'ouvrage de Pierre Buhler comble cette lacune avec maestria. HEC et énarque, diplomate de carrière ayant servi à Varsovie, parlant polonais, l'auteur a de son sujet une parfaite connaissance, non seulement intellectuelle mais humaine, qu'il résume à merveille dans son avant-propos, comme dans les titres de certains de ses chapitres : « Gomulka : le mythe du communisme national », « Gierek : l'illusion de la modernité », « Solidarité : l'utopie de la liberté », « Jaruzelski : l'agonie lente ». Quiconque a eu l'occasion de visiter la Pologne rouge et de constater à quel point la dictature avait échoué à pénétrer les esprits et les cœurs ne peut manquer d'être frappé de l'art avec lequel l'auteur sait en faire revivre le climat et les acteurs, comme de la richesse de sa documentation et de la clarté de ses analyses.

Fallait-il pour autant sous-titrer ce livre « autopsie d'une imposture », au risque de sembler privilégier sa dimension polémique ? Le grand mérite de Buhler nous paraît plutôt d'avoir essentiellement cherché, et de manière très vivante, à établir les faits, lesquels excellent à parler d'eux-mêmes...

ANDRE FONTAINE

HISTOIRE DE LA POLOGNE COMMUNISTE

Autopsie d'une imposture

de Pierre Buhler

Karthala, 808 p., 195 F.