Puissance et géographie au XXI-ème siècle

Puissance et géographie au XXI-ème siècle

Géoéconomie n° 64

Escarmouches au Cachemire, tensions en Mer de Chine orientale autour des îles Senkaku/Diaoyu – selon que l’on retient le nom en japonais ou en chinois – opération « Serval » au Mali… le début de l’année 2013 rappelle la prégnance de la géographie, du territoire dans la politique internationale. Mais est-elle encore une des ressources, un des éléments de la puissance ?

« L’espace » géographique est, observait Raymond Aron dans Paix et Guerre entre les Nations, « tour à tour milieu, théâtre et enjeu de la politique étrangère ». Comme il l’est de la puissance, et ce bien avant que les Etats conduisent des politiques étrangères, dès l’apparition des premiers empires, dont l’aire d’extension est déterminée par les contraintes physiques – déserts, montagnes ou mer.

Napoléon a décrit cette relation étroite sous la forme d’un aphorisme célèbre – « un Etat fait la politique de sa géographie ». Couloirs d’invasion, voies de passage, détroits stratégiques, ressources vitales... l’histoire et la géographie sont peuplées de ces notions qui ont façonné les stratégies militaires, dicté les ouvrages défensifs, aiguisé les appétits territoriaux. Il a en fourni nombre d’enjeux, par la possession ou le contrôle de tel territoire, de tel site, de telle cité, de tel lieu investi de valeur symbolique.

Pour autant dans l’équation qui détermine la distribution et les modalités de la puissance, la ressource constituée par le territoire se déprécie inexorablement. D'abord parce que les activités à haute valeur ajoutée, qui sont le soubassement de la puissance, sont mobiles et peu tributaires du territoire. Ensuite parce que la valeur stratégique du territoire ne cesse de s'amoindrir : dans l’ordre qui régit un système international fondé sur des Etats formés sur des territoires et par des « peuples », les changements se font par la désagrégation ou par la sécession plutôt que par la conquête, rendue illégitime et coûteuse par le principe de souveraineté et sa sanctuarisation dans la Charte des Nations Unies. Enfin, parce qu’apparaissent dans l’arène de la politique internationale des acteurs qui défient les Etats en échappant largement à une définition territoriale. Ce sont les entreprises transnationales, les banques, les ONG, et notamment ces ONG d’un genre particulier que sont les internationales terroristes. C’est d’ailleurs contre l’une d’entre elles, et non contre un Etat, que combattent, en ce début d’année 2013, les soldats français et maliens.

Pour autant, la géographie, loin de se dissoudre dans la mondialisation, continue, par ses constantes comme par ses variables, de dessiner les lignes de force de la puissance. Si la valeur strictement militaire du territoire s'est amoindrie, les ressources naturelles – pétrolières, minières, agricoles – qu'il recèle, le potentiel d'escalade des litiges frontaliers, la sécurité des lignes d'approvisionnement et d'échanges commerciaux forment le socle des politiques de puissance. C’est ce rapport que l’on se proposera ici de dégager, dans son inévitable complexité.

Le raisonnement géopolitique

Le rapport est intuitif entre la puissance, d’une part, l’espace, le territoire, la géographie d’autre part. Pour autant, il n’est pas mécanique. Géographes, politologues, historiens et philosophes ont cherché à énoncer les lois qui le régissent, comme Clausewitz l’avait fait pour la guerre. Mais avant lui, Montesquieu avait identifié l’incidence de cette variable très géographique qu’est le climat sur l’organisation politique des sociétés et avait même esquissé, dans l’Esprit des lois, une théorie géographique de la puissance : « en Asie, les nations sont opposées aux nations du fort au faible ; les peuples guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l’un soit conquis, et l’autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort (...) C’est la grande raison de la faiblesse de l’Asie et de la force de l’Europe, de la liberté de l’Europe et de la servitude de l’Asie ». Cette partie du monde, faite de « grandes plaines », est donc prédisposée à être partagée en grands empires, « car la puissance doit toujours être despotique ». Contrairement à l’Europe, dont le morcellement est gage de liberté.

Mais ce n’est que vers la fin du XIXe siècle, dans le sillage de la révolution darwinienne, que le raisonnement géopolitique prend son essor. Dans l’Allemagne de Bismarck, avec Friedrich Ratzel, le fondateur de la « géographie politique », qui estime que l’Etat est tributaire de l’«espace vital » (Lebensraum) qu’il parvient à se ménager, nécessaire à une « vie indépendante » et à l’accès sans entraves aux ressources de la planète. Les réalités géographiques doivent donc, au premier chef, dicter la politique de l’Etat, la Realpolitik, instrument de l’ascension de l’échelle de la puissance, commençant par la domination régionale pour mener vers le statut de « grande puissance » (Grossmacht), puis de « puissance mondiale » (Weltmacht).

Aux Etats-Unis, l’amiral Alfred Mahan, historien de la stratégie navale, énonce une théorie de la puissance navale, fondement « naturel » de la puissance tout court. Observant que les Etats-Unis, à l’abri de toute menace terrestre sur leur territoire, se trouvent, à une échelle multipliée, dans la même situation d’invulnérabilité que les îles britanniques, et viennent de rattraper le Royaume-Uni pour la production industrielle, Mahan plaide que le chemin vers le statut de puissance mondiale passe par un maillage de bases navales et de points d’appui et, surtout, la création d’une marine de guerre robuste. Il est entendu et, en moins d’une dizaine d’années, l’Amérique a hérité de quelques dépouilles de ce qui reste de l’Empire espagnol, dispose de bases navales dans le Pacifique et de la seconde marine de guerre, derrière la Royal Navybritannique.

C’est au Royaume Uni, que l’on trouve le troisième grand théoricien de ce tournant du siècle, le géographe britannique Halford Mackinder, qui définit le monde comme une totalité explicable rationnellement. Et derrière l’apparente complexité des relations politiques à la surface de la planète, la clef est là, comme pour Mahan, l’opposition entre puissance navale et puissance terrestre, une constante de l’histoire depuis la rivalité entre Athènes et Sparte, depuis les guerres entre les Grecs et les Perses. En compétition constante, ces deux expressions de la puissance ont, chacune à leur tour, eu le dessus. L’ère ouverte par les Grandes Découvertes avait été celle de l’apogée de la puissance navale et de l’Europe. Avec le partage du monde entre Etats et Empires, cette ère touchait à sa fin, selon Mackinder, et l’avantage revenait à nouveau, par un mouvement de pendule, à la puissance terrestre, déployée sur l’espace continu formé par l’Europe et l’Asie. Celui-ci forme en effet le « pivot géographique de l’histoire », le « coeur du monde » (heartland) autour duquel s’ordonnent, en cercles concentriques, les terres émergées.

Pour Mackinder, la Russie, rivale de l’Angleterre depuis près d’un siècle, est cette puissance terrestre, mais tel n’avait pas toujours été le cas, et tel ne sera pas nécessairement le cas dans le futur, car tant l’Allemagne que la Chine sont des candidates possibles à l’hégémonie. Quelques décennies, sa thèse sur l’opposition entre le heartland et la périphérie de l’Eurasie est reprise, en l’inversant, par un politologue américain, Nicholas Spykman,. C’est le rimland, cette vaste ceinture composite qui comprend la péninsule européenne, le Moyen-Orient et l’Asie des moussons, et non le heartland, qui est le véritable « pivot » géopolitique du monde, celui dont le contrôle est l’enjeu ultime de la puissance. Et du point de vue des Etats-Unis, le péril le plus grave réside dans le risque que heartland et rimland se retrouvent sous l’emprise d’une seule et même puissance.

Cette analyse imprégnera la stratégie américaine tout au long de la Guerre froide et c’est bien sûr au rimland, cet immense arc qui s’étend de l’Europe occidentale au Japon, en passant par la Grèce, la Turquie, l’Iran, le sous-continent indien et l’Asie du sud-est, que s’applique la politique de containment. Même si l’accession des principales puissances à l’arme nucléaire et à la technologie balistique a changé les constantes les plus immuables de la stratégie militaire, le raisonnement géopolitique a, sans dire son nom, continué d’irriguer les débats et d’imprégner la culture de l’élite de politique étrangère aux Etats-Unis, alimentant notamment l’école dite « réaliste » des relations internationales, qui tient le haut du pavé durant les décennies de Guerre Froide.

Certes la figure de proue de cette école, Hans Morgenthau, prévenu contre son dévoiement par le nazisme, récuse la géopolitique comme une « pseudo-science érigeant le facteur géographique en un absolu supposé déterminer le puissance et donc le sort des nations », un raisonnement appliqué tout aussi « fallacieusement » à d’autres « facteurs uniques » comme le nationalisme ou le militarisme. Il n’en recense pas moins la géographie au nombre des huit facteurs de la puissance, et en fait le « facteur le plus stable (...) de la puissance d’une nation », que les progrès des transports et des communications ont affecté, mais pas vidé de sens. Autre tenant du « réalisme », Raymond Aron exclut lui aussi tout déterminisme, toute « relation nécessaire » entre le milieu géographique et les conduites humaines. Cette réticence n’a rien d’étonnant, le nécessaire universalisme de toute théorie des relations internationales s’accommodant mal de toute singularité liée à la géographie.

Elle est pourtant le terrain sur lequel ces relations trouvent leur traduction dans le monde réel, sur lequel la puissance se déploie et manoeuvre. Ce n’est pas tant, cependant, dans la théorie que dans la pratique constante de la puissance américaine qu’il faut débusquer le raisonnement géopolitique. On le trouve d’abord chez ceux qui ont franchi le pas du monde académique vers l’action politique. Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski sont de ceux-là, toujours enclins à voir derrière les constructions idéologiques de la Guerre Froide la permanence de vieux atavismes et la résurgence d’une volonté de domination du continent eurasiatique par une puissance hégémonique – la Russie, seule ou avec un allié.

Dans le « Grand échiquier », Zbigniew Brzezinski se réfère explicitement aux thèses de Mackinder et Spykman : le « pivot », explique-t-il, est aujourd'hui ce grand échiquier de forme ovale sur lequel se mène le « jeu » de l’hégémonie mondiale. Un jeu dans lequel les Etats-Unis occupent, par leur présence politique et militaire sur toute la périphérie de l’Eurasie, une position déterminante, à l’ouest – en Europe – au sud – au Moyen-Orient – et à l’est – avec la Corée et le Japon. Toute la géostratégie – c'est-à-dire la « gestion stratégique des intérêts géopolitiques » – américaine doit tendre à préserver ces positions et à conjurer tout risque d’éviction de l’Amérique, synonyme d’une marginalisation catastrophique.

Brzezinski n’est plus aux affaires depuis trois décennies, mais conserve une incontestable aura intellectuelle. Il a surtout le mérite d’énoncer publiquement des idées que partage une bonne partie de l’establishment de politique étrangère. Des idées qui, sur un mode subliminal, inspirent à nouveau, après l’écart constitué par l’intervention en Irak et le ressac de la vogue des « néo-conservateurs », la politique américaine, qu’il s’agisse du rapprochement ostensible avec l’Inde, du désenclavement du bassin caspien, ou des déploiements de forces en Asie Centrale.

Réhabilitée pendant les années 70, la notion de géopolitique – grâce, notamment aux travaux du géographe français Yves Lacoste – a retrouvé, dans le monde académique comme dans celui de la politique, sa crédibilité, abjurant l’instrumentalisation de la géographie par la politique au profit d’un retour à une analyse plus distanciée et scientifique des rapports entre « le sol et l’Etat ». Cette « nouvelle géopolitique », qui insiste davantage sur la construction de l’espace par la politique – avec notamment le rôle des représentations et des imaginaires – que sur la relation inverse, a confirmé, à l’occasion de la dislocation de l’URSS et de la Yougoslavie, la permanence des invariants de la géographie politique derrière les faux-semblants et trompe-l’oeil des idéologies.

Economie et géographie

Le « nombre » et les « ressources » forment, pour Aron, les deux autres « causes » – ou déterminants – de la puissance, à côté de l’espace. C’est un truisme d’observer qu’ils s’inscrivent l’un et l’autre dans un territoire, dans un espace : du plus primitif au plus complexe, tout groupe humain se réfère constamment à un environnement naturel qu’il s’approprie, qu’il transforme, dont il tire sa subsistance. Ce rapport est pourtant ambivalent. Le climat, le relief, le sol et le sous-sol, tous paramètres plus ou moins invariants de la géographie physique, déterminent les concentrations et les activités humaines. Mais c’est précisément par le refus de ce déterminisme que peut se définir l’aventure humaine. « Le milieu géographique ne contraint pas les hommes sans rémission », notait Fernand Braudel, « puisque, précisément, toute une part de leurs efforts a consisté pour eux à se dégager des prises contraignantes de la nature ».

(suite dans la pièce jointe)