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CHAPITRE II

LA PRISE DE POUVOIR

I - LA CREATION DU "COMITE POLONAIS DE LIBERATION NATIONALE" (PKWN)

Le 20 juillet 1944, les premières unités - Polonais et Soviétiques côte à côte - du Premier Front Biélorusse du maréchal Rokossowski, franchissent le Bug. Deux jours plus tard, le 22, à l'aube, la première ville polonaise, Chelm, est libérée par la 69ème Armée. Le même jour arrive à Chelm le "Comité Polonais de Libération Nationale" (PKWN), fondé la veille, par un décret du "Conseil National de l'Intérieur" (KRN), et composé de "différentes personnalités démocratiques". C'est dans une minuscule imprimerie que le Comité fait imprimer le texte de son Manifeste. Et "lorsque le courant vint à faire défaut, les deux ouvriers imprimeurs remirent la rotative en marche à la force de leurs bras" (1).

C'est en ces termes que l'historiographie officielle forgera par la suite la légende de la naissance de la Pologne populaire, au prix de quelques entorses à la réalité. Les exemplaires du "Manifeste" ont été imprimés à Moscou et ne seront introduits en Pologne que plusieurs jours plus tard. C'est pour l'heure par la voie des ondes, celles de la station de radio "Kosciuszko" qui émet depuis l'Union Soviétique, qu'est donc diffusée la teneur du "Manifeste" et l'annonce de la création du PKWN. Celui-ci a été formé à Moscou, par la volonté de Staline et non par un décret du KRN, laissé dans l'ignorance de l'événement. Enfin, le 22 juillet, les membres du Comité sont encore à Moscou et non pas à Chelm. Ils n'y seront transférés, leur fait-on comprendre, qu'après qu'un acte formel aura déterminé dans quelles frontières s'exercera l'autorité du PKWN. En d'autres termes après qu'ils auront accepté la "ligne Curzon". Dans son "journal" jamais rendu public, puis dans ses mémoires, Osobka-Morawski décrit le déroulement de ces tractations (2). Le 25 juillet, Molotov, à qui Staline a délégué la négociation de l'accord avec les Polonais, présente son projet de tracé, et veille à ne pas laisser le moindre doute sur le fait que la signature du texte conditionne celle de l'accord sur les relations entre l'Armée Rouge et l'administration provisoire des

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territoires libérés - et donc le transfert du PKWN dans ceux-ci. Les Polonais, qui trouvent peu généreuse la proposition de Molotov, demandent l'arbitrage de Staline. Celui-ci, tout d'abord irrité, se calme ensuite et finit par accorder à la Pologne une partie de la Prusse orientale - les régions d'Elblag, de Suwalki et d'Augustow - que Molotov entendait réserver également à l'URSS, mais, invoquant les décisions de la Conférence de Téhéran, reste inflexible sur Königsberg. Les Polonais plaidant le retour à la frontière de l'Etat polonais de la dynastie des Piast (Xème siècle) ainsi que le besoin du futur Etat d'avoir une frontière stratégique face à l'Allemagne, Staline, d'un trait de crayon, repousse également vers l'ouest, jusqu'à la Neisse lusacienne (Nysa Luzycka), la frontière occidentale, au sud, de la Pologne, que les Trois, à Téhéran, avaient fixée le long de l'Oder, laissant à l'Allemagne l'essentiel de la Basse Silésie, sur la rive gauche du fleuve. La frontière devient ainsi plus rectiligne et plus courte. Enfin, le dictateur accepte d'accorder à la Pologne les ports de Stettin (Szczcecin) et Schweenemünde (Swinoujscie), sur la rive gauche de l'embouchure de l'Oder, que le projet initial de Molotov avait également laissés à l'Allemagne. Tracées de la main de Staline, au crayon rouge, sur une carte, ces "frontières", dont celui-ci ne peut évidemment disposer seul, seront celles qu'approuvera formellement, un an plus tard, dans l'attente d'un traité de paix, la Conférence de Potsdam.

Sur la frontière orientale, en revanche, la générosité du Soviétique atteint vite ses limites. Les Polonais demandent le rattachement à la Pologne de la forêt de Bialowieza, parc naturel laissé en URSS par le tracé de la "ligne Curzon". Staline fronce les sourcils, puis, après quelques autres gesticulations courroucées, feint la magnanimité et, cédant aux arguments d'Osobka, qui fait valoir que les bisons du parc naturel ne sont pas davantage biélorusses que polonais (3), consent finalement à abandonner aux Polonais la moitié de la forêt. Inhibés par cette concession mineure, et de crainte de paraître "provoquer" Staline, les délégués du PKWN "oublient" de soulever la question du rattachement à la Pologne de Lwow et du bassin pétrolifère de Galicie, qui figure pourtant à l'ordre du jour. L'accord est signé le même jour. Il restera secret pendant plus d'un an, jusqu'au 16 août 1945, où il sera paraphé par le gouvernement alors reconnu par les Alliés. Le même PKWN signera également un accord d'échange de population avec les républiques soviétiques de Biélorussie et d'Ukraine le 9 septembre et de Lituanie le 22 septembre 1944.

Le 26 juillet est également paraphé l'accord qui règle les relations entre l'Armée Rouge et la future administration des territoires libérés. Cet accord laisse de facto, pendant la durée des opérations militaires, l'autorité suprême - et notamment les questions de sécurité - dans les mains du commandement soviétique, représenté par un délégué plénipotentiaire pour les territoires polonais libérés, le général Boulganine, qui exercera une tutelle de fait sur le PKWN. Un officier de l'armée Berling, le colonel

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Edward Ochab, est d'ailleurs délégué à cette fin auprès des autorités civiles polonaises. Les premiers membres du PKWN ne gagnent donc Chelm que vers le 28 juillet, trouvant sur place un embryon d'administration mis en place par l'AK. Le 30 juillet, le PKWN s'établit à Lublin, qui lui laissera son appellation ultérieure de "Comité de Lublin". Il y sera rapidement rejoint par les communistes de Varsovie, Bierut, Gomulka et les autres membres du Comité Central, ainsi que les membres du KRN

Le PKWN présente toutes les apparences du pluralisme puisque, outre son président Osobka-Morawski, il compte dans ses rangs Haneman, également un socialiste dissident du "Parti Socialiste Ouvrier Polonais", Drobner, un ancien du PPS d'avant-guerre et Andrzej Witos, frère du célèbre dirigeant paysan. En tout, 5 membres du PPR seulement sur les 15 du Comité. Les autres se réclament, sans cependant avoir été mandatés à cet effet, du "Parti Socialiste Ouvrier Polonais" (trois), du "Parti Paysan" (quatre), du "Parti Démocrate" (un), ou sont "sans-parti" (deux). Leurs noms sont totalement inconnus en Pologne, à l'exception, peut-être, de Witos - encore, dans ce cas, le PKWN a-t-il largement utilisé l'homonymie avec son frère Wincenty - ou de Drobner. Si les communistes sont apparemment une minorité, ils détiennent les postes clefs au sein du comité : la défense (Rola-Zymierski), la Sécurité Publique (Radkiewicz, ancien officier politique de l'Armée Rouge), et la propagande (Jedrychowski) ainsi qu'un poste de vice-président, avec Wanda Wasilewska. Osobka se voit flanquer d'une redoutable éminence grise en la personne de Jakub Berman, une personnalité forte et énigmatique conjuguant une intelligence perçante et un sens politique hors du commun. "C'était un homme d'une quarantaine d'années, de belle allure, au visage régulier, intelligent et expressif", se rappelle le secrétaire de Bierut, frappé par ce personnage aux allures de dandy lorsqu'il le vit pour la première fois, "il en émanait une impression de savoir, de culture, d'entregent. Il était, de plus, très élégant, portait un costume magnifique, comme on n'en voyait pas après-guerre, une belle chemise blanche, brillante, et une cravate de très bon goût (...) il était sûr de lui au point de confiner à la nonchalance et la condescendance (...) on sentait qu'il était maître de la situation et qu'il n'avait donc besoin de tenir compte de qui que ce soit. Il parlait avec brio, négligemment, jetant comme en passant des jugements et des points de vue qui soulevaient mille questions, qu'il enjambait avec légèreté, comme s'il n'accordait d'importance à rien. On pouvait recueillir l'impression qu'il ne prenait rien au sérieux, ni la Pologne, ni sa politique étrangère, ni soi-même et encore moins son auditoire" (4). Les autres membres du PKWN sont, pour la plupart, des sympathisants communistes de moindre envergure.

Le "Manifeste", qui dans l'historiographie officielle prendra par la suite le nom de "Manifeste de juillet", proclame le KRN "source légale unique de pouvoir en Pologne" et "parlement provisoire de la nation polonaise". Le gouvernement de

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Londres, qui "repose sur la constitution fasciste de 1935" et "a freiné la lutte avec l'occupant" est déclaré "usurpateur et illégal". Le Comité, "pouvoir exécutif provisoire", ne s'appuiera, quant à lui, que sur la constitution de 1921 et ce jusqu'à l'adoption d'une nouvelle constitution. Il invite la population à coopérer avec l'Armée Rouge libératrice, annonce la création d'une "Milice de citoyens", de tribunaux indépendants, de conseils locaux, et n'hésite pas à "déclarer solennellement le retour aux libertés démocratiques", étant entendu, toutefois, que celles-ci ne pourront servir aux "ennemis de la démocratie". Le Manifeste n'annonce aucune nationalisation, mais une administration temporaire par l'Etat des biens de production pris aux Allemands. Seules les grandes propriétés terriennes seront confisquées et redistribuées aux paysans dans le cadre d'une réforme agraire. Outre la gratuité de l'enseignement et un système de sécurité sociale, le texte du manifeste promet également le "soutien de l'Etat à l'initiative privée". Mais alors que court toujours la rumeur d'une incorporation prochaine de la Pologne à l'Union Soviétique, le texte omet fâcheusement de mentionner l'indépendance nationale future du pays. Enfin, sur la question des frontières, le Manifeste est très clair pour ce qui est de la façade occidentale, réclamant la Poméranie, la Silésie d'Opole, la Prusse orientale et un appui sur l'Oder, mais son libellé est plus embarrassé sur la façade orientale : la frontière doit être délimitée "par la voie d'un commun accord avec l'URSS, à laquelle la Pologne sera liée par un accord durable. Cette frontière orientale doit être une ligne de voisinage amical et non pas une barrière (...) et doit être tracée selon le principe : à la Pologne les terres polonaises, à l'Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie soviétiques les terres ukrainiennes, biélorusses et lituaniennes".

A l'exception de ce dernier point, le Manifeste du 22 juillet est paradoxalement assez proche du programme adopté le 15 mars précédent par le "Conseil de l'Unité Nationale" (RJN), voire des programmes élaborés au même moment en France, par la Résistance, et en Grande-Bretagne. Le Manifeste, qui se garde de mentionner une seule fois les mots de "socialisme", "communisme", "nationalisation" ou "collectivisation", est même en retrait, de ce point de vue, sur les programmes du RJN et de l'organe dont il affirme tirer sa légitimité, le KRN C'est donc avec une tactique délibérée de "profil bas" que les communistes vont entreprendre la conquête du pouvoir : l'immense majorité des Polonais reste attachée, en effet, à la Résistance d'obédience londonienne et, à un moment où tous sont las de cinq années de guerre, il convient de ne pas brusquer le cours des choses par des mesures trop radicales. De plus, l'assise populaire des communistes étant plus que modeste, c'est donc derrière la façade d'un "large front des partis démocratiques de gauche" que s'abritera, dans un premier temps, le PPR, tout en sachant qu'il peut compter sur un allié beaucoup plus puissant que n'importe quelle autre force en Pologne.

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II - L'INSURRECTION DE VARSOVIE.

En cette fin d'après-midi du mardi 1er août 1944, le soleil vient de chasser les lourds nuages du ciel de Varsovie, comme pour un lever de rideau de la tragédie à venir. A 17 heures précises, paraissant surgir de nulle part, des milliers de silhouettes, le bras revêtu d'un brassard blanc et rouge, portant les lettres WP1 envahissent les rues de la capitale. Munis d'un armement modeste, les insurgés donnent l'assaut, dans le crépitement des armes automatiques et les détonations sourdes des cocktails Molotov, aux objectifs qui leur ont été assignés : l'hôtel Victoria, destiné à devenir le quartier général de l'insurrection, le Prudential, le seul gratte-ciel de Varsovie, sur lequel flottera peu après un immense drapeau polonais, les sièges de l'état-major général des Allemands, du commandement de la garnison, de la Gestapo, les gares et aéroports, la poste centrale et les centraux téléphoniques, les ponts sur la Vistule, les centrales électriques et dépôts de carburant. Les assauts se prolongent jusqu'aux premières heures du matin. L'insurrection de Varsovie a débuté.

Arrêtée la veille 31 juillet par le chef de l'AK, le général Bor-Komorowski, la décision de déclencher le soulèvement a divisé le gouvernement en exil et la Résistance. Fin juin-début juillet 1944, en effet, la progression rapide de l'Armée Rouge vers la "ligne Curzon" et la multiplication des incidents avec les unités de l'AK qui sortent de la clandestinité ont contraint les autorités de Londres et de l'intérieur à revoir leur attitude envers les Soviétiques, puisque la stratégie Burza aboutit surtout à l'arrestation des unités de l'AK qui se découvrent, puis à l'incorporation des hommes du rang dans les divisions du général Berling. Il ne peut être question, évidemment, d'opposer une résistance armée aux Soviétiques. Mais les Polonais de Londres sont partagés. Le Premier Ministre, suivi par la majorité de son gouvernement, est favorable à l'insurrection - limitée et ponctuelle éventuellement - contre les Allemands et partisan de mettre les Soviétiques devant le fait accompli d'une administration polonaise déjà en fonction qu'il serait difficile à l'Armée Rouge d'évincer. Une telle démarche, juge Mikolajczyk, le mettrait en position de force vis-à-vis de Staline, au moment où la perspective d'un voyage à Moscou se précise.

A l'inverse de Mikolajczyk, Sosnkowski, commandant en chef des Forces Armées, soutenu par le général Anders, est, en l'absence d'un accord de coopération avec l'Armée Rouge, opposé à l'insurrection - "un acte politiquement dépourvu de sens et entraînant de nombreuses victimes" - et ne la recommande que dans les cas de conjoncture très favorable (5).

1 W.P. : Wojsko Polskie (Armée Polonaise)

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Sur le terrain, Bor-Komorowski, d'un caractère irrésolu, est déchiré entre son pessimisme sur les chances de succès de l'insurrection, même avec un appui aérien allié, et la volonté d'ôter aux Soviétiques l'"atout malhonnête de compter l'AK au rang des alliés silencieux des Allemands" (6), argument qui risque de faire basculer du côté des communistes toute une partie de la population. Devant les indications contradictoires reçues de Londres, il se borne à réitérer les consignes du plan Burza. Or celui-ci ne prévoit pas d'action armée dans les grandes villes, à la double fin d'éviter les représailles allemandes sur la population civile et d'épargner les bâtiments et monuments historiques. D'ailleurs, depuis le mois de mars 1944, des équipements, armements et munitions sont prélevés sur les réserves de Varsovie au bénéfice des secteurs orientaux dont le front se rapproche.

Mais l'idée d'abandonner la capitale aux Soviétiques sans combattre ne fait pas l'unanimité dans les rangs et à la tête de l'AK. Le général Pelczynski, chef d'état-major de Bor, le général Okuliciki, envoyé de Londres par Sosnkowski en mai 1944, le colonel Chrusciel - "Monter" de son pseudonyme de guerre -, chef du secteur de Varsovie, y sont opposés et ils plaident cette cause avec opiniâtreté lors d'une réunion d'état-major décisive, le 21 juillet : les forces soviétiques ont progressé de quelque 400 kilomètres au cours des trois dernières semaines et s'approchent rapidement de Varsovie; le Reich, ébranlé par les coups de boutoir que lui portent l'Armée Rouge sur le front de l'est, les Alliés en France et en Italie, semble au bord de l'effondrement, un jugement que confirme l'attentat manqué contre Hitler la veille, 20 juillet; les communistes, mettant à profit la forte tension perceptible dans la population, pourraient déclencher eux-mêmes l'insurrection; enfin et surtout, la libération par les Polonais eux-mêmes de leur capitale et l'accueil de l'Armée Rouge en "maître des lieux" constitueraient un acte symbolique et politique majeur manifestant l'attachement des Polonais à leur indépendance. Le principe est donc arrêté d'une prise de contrôle de la capitale avant l'entrée des Soviétiques. Aucune date n'est fixée, mais Bor ordonne l'état de préparation à l'insurrection à compter du 25 juillet. Le délégué du gouvernement de Londres, Jankowski, donne son accord, de même que le "Conseil de l'Unité Nationale" (RJN). L'annonce de la création du PKWN conforte les chefs de l'AK dans leur conviction de l'imminence d'une opération sur Varsovie, de même que l'atmosphère de panique et de déroute qui s'installe dans les rangs allemands à partir du 22 juillet. Des colonnes de civils fuient vers l'ouest, des machines et des équipements publics sont démontés, des archives transférées ou brûlées. On assiste même à des scènes de pillage de magasins allemands. Ce début de panique ne sera maîtrisé qu'au bout de 3 à 4 jours.

A Londres, le gouvernement en exil, informé des dispositions prises par Bor, décide le 25 juillet de "donner pleins pouvoirs à son délégué pour prendre toute

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décision qu'appellerait le rythme de l'avance soviétique, sans en référer au préalable au gouvernement". Mais l'ambassadeur polonais, qui répercute auprès du gouvernement britannique les demandes d'appui aérien formulées par Bor, recueille surtout des doutes sur la faisabilité technique de l'opération. Le général Sosnkowski, commandant en chef des forces armées polonaises, vient, à ce moment crucial, de partir en tournée d'inspection en Italie et, privé de communications avec Londres et Varsovie, n'est pas en mesure de peser sur les décisions prises. Comme les autorités de Londres, la direction de l'AK est elle-même divisée : plusieurs officiers, comme le colonel Sek Bokszczanin, second adjoint au chef d'état-major Pelczynski, sont carrément opposés à l'insurrection.

A Varsovie, chaque jour apporte une nouvelle information qui fait monter la tension. Le 27 juillet, les Allemands exigent 100 000 hommes pour exécuter des travaux de fortification, ce qui risque de perturber la mobilisation de l'AK. Une première mobilisation engagée le 28 juillet est annulée. Le même jour, Radio-Moscou annonce que les troupes du maréchal Rokossowski sont à 70 kilomètres de Varsovie. Depuis le 25 juillet, on entend d'ailleurs tonner les canons soviétiques au loin. Les avions de l'Armée Rouge bombardent des objectifs militaires à Varsovie même, ce qui laisse présumer l'imminence d'une attaque générale, que confirment les informations de la Résistance sur les mouvements de troupes soviétiques.

La propagande communiste pousse les feux de son côté. A partir du 29 juillet, la station "Kosciuszko" retentit d'appels guerriers : "Pour Varsovie, l'heure a sonné (...) Varsoviens, aux armes (...) il n'y a pas un moment à perdre (...) attaquez les Allemands !" (7). Des appels similaires sont imprimés sur les tracts jetés sur Varsovie par l'aviation soviétique.

Le débat continue de faire rage à la tête de l'AK. Faut-il ou non déclencher l'insurrection? Le 29 juillet, dans une de ces discussions fiévreuses, Sek-Bokszczanin met en garde : "nous ne devons rien entreprendre tant que les intentions soviétiques d'attaquer et d'occuper la ville ne seront pas claires. L'apparition d'un quelconque détachement soviétique, là-bas, à la périphérie de Praga, ne veut encore rien dire. Ce n'est peut-être qu'une patrouille de reconnaissance" (8). Le général Pelczynski confie le même jour à Jan Nowak, le "courrier" qui assure la liaison avec Londres : "je n'ai aucune illusion sur ce qui nous attend ici après l'arrivée des Russes et lorsque nous serons sortis de la clandestinité, mais même si je dois m'attendre au pire, je préfère cela plutôt que de renoncer à tout sans avoir combattu" (9). Le 31 juillet, le colonel Chrusciel alerte Bor en l'informant qu'"en toute certitude" les chars soviétiques arrivent sur Praga, une banlieue de Varsovie sur la rive droite de la Vistule. Le chef de l'AK, après avoir consulté Jankowski - qui confirme son accord - donne à 18 heures l'ordre de l'insurrection pour le lendemain 1er août à 17 heures. L'information de Chrusciel

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sera démentie peu après, mais il est trop tard pour revenir en arrière : l'ordre est parti, porté par les courriers et agents de liaison.

"Pour la deuxième fois en quatre jours, la mobilisation méthodique de l'armée des insurgés est en cours", note Jan Nowak le 1er août, alors qu'il rejoint lui-même son poste, "des milliers de jeunes gens se hâtent fiévreusement vers les lieux de rassemblement qui seront pour la plupart des bases d'assaut contre les objectifs allemands les plus proches. Un coup d'oeil suffit pour repérer parmi les passants ordinaires ceux qui seront soldats dans quelques heures. Une atmosphère de surexcitation flotte dans l'air. On sent approcher l'explosion comme on devine la tempête qui se lève" (10). Puis c'est l'"heure W", du nom de code choisi pour désigner le début de l'insurrection. Dans son journal intime, Wanda, une fillette de quatorze ans qui périra dans l'insurrection, note : "C'est fou ce qui se passe! Une vraie canonnade... ça tire de partout. Les grenades, les balles, les tirs de mitraillettes, de revolvers. A chaque nouveau coup, mon coeur sursaute (...) Nos soldats sont déjà dans la rue. Mon Dieu, ces brassards rouge et blanc à leurs bras! Une auto prise aux Allemands vient de passer à l'instant avec le drapeau blanc et rouge flottant au vent" (11).

Après une nuit de combats, plusieurs des objectifs sont pris et les insurgés se sont rendus maîtres de la moitié de la ville, au prix de lourdes pertes : 2 000 morts dans leurs rangs, contre 500 seulement dans le camp adverse. Mais, puissamment fortifiés, les points stratégiques comme les ponts sur la Vistule, les centres de communication, les gares restent aux mains des Allemands, incomparablement mieux armés. Si, en effet, le nombre de combattants est relativement élevé - de 32 000 à 45 000 selon les estimations - l'armement, en revanche, est plus que modeste : 1 000 fusils, 7 mitrailleuses lourdes, 15 lance-roquettes antichar, 2 500 pistolets, 25 000 grenades et 12 000 cocktails Molotov (12). C'est donc avec, en moyenne, un combattant sur 10 équipé d'une arme à feu personnelle que les insurgés affrontent les troupes allemandes. Encore toutes ces armes ne sont-elles, du fait de la précipitation et de la désorganisation, pas disponibles au premier jour de l'insurrection. Il s'agit avant tout, cependant, de tenir jusqu'à l'arrivée des Soviétiques.

Dans les quartiers libérés, la population civile érige des barricades, organise les soins et le ravitaillement, éteint les incendies. Des drapeaux polonais surgissent un peu partout sur les façades des immeubles. Des haut-parleurs emplissent les rues de chants patriotiques, entrecoupés de consignes et de mots d'ordre. Un air de liberté flotte, se remémore Nowak, sur "ce petit lopin de rues et de maisons polonaises que nos propres forces avaient arraché à l'ennemi quelques heures plus tôt" (13).

Mais une sourde inquiétude commence à poindre chez les dirigeants de l'insurrection. L'Armée Rouge ne donne pas signe de vie. Les canons qu'on entendait tonner sur la rive droite de la Vistule se sont tus et la chasse soviétique a disparu du

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ciel de Varsovie. Le 3 août, un corps blindé soviétique est décimé à Wolomin, au nord de Varsovie. Les munitions des insurgés, prévues pour tenir quelques jours, s'épuisent rapidement, alors même que les Allemands ne sont pas encore passés à la véritable contre-offensive. Les insurgés guettent les résultats de la visite de Mikolajczyk à Moscou. Celui-ci, arrivé le 30 juillet, apprend dans la capitale soviétique le déclenchement de l'insurrection et entend bien s'en prévaloir pour traiter avec Staline, qu'il rencontre le soir du 3 août au Kremlin, apparemment dans les meilleures dispositions. Mikolajczyk commence par présenter la position de son gouvernement, sa légitimité, sa disposition à y accueillir des communistes dès que Varsovie aura été libérée. Quant aux relations entre l'URSS et la Pologne, un accord réglant les rapports entre l'Armée rouge et les autorités civiles polonaises pourrait être conclu et sur la question des frontières, Mikolajczyk est ouvert à la discussion : renonçant à réclamer Vilnius, il se contente de mentionner Lwow et les zones pétrolifères de la Galicie (14). Staline réplique qu'il vient de confier au "comité de Lublin" l'administration des territoires libérés et revient aussitôt sur le différend frontalier : l'acceptation de la "ligne Curzon", laisse-t-il entendre à son hôte, est une condition préalable à tout dialogue : "vous devez comprendre que l'on ne peut rien faire pour la Pologne si vous n'acceptez pas la ligne Curzon" (15). En compensation, les Polonais obtiendraient des territoires au nord et à l'est, des territoires pris aux Allemands jusqu'à l'Oder - avec Szczecin et Wroclaw - et la Neisse. Königsberg, en Prusse orientale, reviendrait en revanche à l'URSS. Et le dictateur d'ajouter que les Polonais pourraient obtenir quelques aménagements - en fait déjà consentis 8 jours plus tôt au PKWN - de la "ligne Curzon". Pour cela, il faudrait cependant que Mikolajczyk s'entende avec le "Comité de Lublin" : "j'ai l'intention de conclure un accord avec un gouvernement et non avec deux" (16), avertit Staline, que l'incertitude sur le sort de l'insurrection rend prudent. Mais lorsque Mikolajczyk demande à son hôte de l'aide pour les insurgés de Varsovie, une douche froide l'attend : "Qu'est-ce que cette AK ?", feint de s'emporter Staline, "Qu'est-ce que cette armée sans artillerie, sans chars, sans avions ? (...) dans les conditions de la guerre d'aujourd'hui, ce n'est rien (...) ces gens-là d'ailleurs ne luttent pas avec les Allemands, mais se cachent dans les forêts..." (17). Devant l'indignation de Mikolajczyk, Staline se radoucit et réplique qu'il n'a pas confiance dans les Polonais, dont il sait bien qu'ils le suspectent de vouloir occuper à nouveau la Pologne, avant de laisser tomber, énigmatique : "cela constitue un véritable problème".

A Churchill qui lui demande, lui aussi, le 4 août, de porter secours aux insurgés, Staline répond aussitôt que, s'il en croit des sources polonaises, les informations sur l'insurrection sont "fortement exagérées" et qu'il "doute qu'une armée sans artillerie, aviation ni blindés puisse conquérir Varsovie défendue par quatre divisions blindées" (18). Pressé d'agir par les Polonais de Londres, le Premier Ministre britannique a

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ordonné dès le 3 août d'accorder à Varsovie un appui aérien "dans la mesure des possibilités techniques". Mais l'état-major de la Royal Air Force était resté très réservé : les bases les plus proches étaient en Italie et les rotations d'avions impliquaient un survol de près de 3 000 kilomètres des lignes ennemies.

Au quatrième jour de l'insurrection, Bor décide de s'en tenir à la défense des positions acquises. La contre-offensive allemande commence le lendemain 5 août au matin, après que les Allemands ont pris le temps d'acheminer des renforts : la Wehrmacht fournit les blindés et l'artillerie, les SS l'infanterie, avec des unités formées de repris de justice, de Russes et de Musulmans déserteurs de l'Armée Rouge, etc. Cinq divisions sont rassemblées pour écraser l'insurrection, auxquelles viennent s'ajouter trois divisions SS rapatriées d'urgence d'Italie. Hitler a ordonné de réduire le soulèvement quel qu'en soit le prix, de n'épargner ni les prisonniers ni les civils, puis de raser la ville, "pour l'exemple". D'une sauvagerie inouïe, la répression progresse d'ouest en est, s'abattant d'abord sur le faubourg de Wola, où, lorsqu'ils ne sont pas utilisés comme "boucliers humains", 40 000 civils sont purement et simplement exécutés, dans des conditions atroces. Dès le lendemain 6 août, le commandement de l'insurrection, menacé par l'avance allemande, se replie sur la Vieille Ville. Dans les faubourgs, à Ochota et Wola, des poches de résistance se forment, qui tiendront bon pendant près d'une semaine. Mais la pression de l'adversaire est trop forte. Les insurgés et les civils qui fuient les exactions allemandes refluent à leur tour, en empruntant les égouts, vers la Vieille Ville ou le Centre. Regroupée sur des positions plus faciles à défendre, l'insurrection se réorganise pour durer, et tenir face au déploiement de moyens militaires des Allemands : artillerie, blindés, aviation, robots "Goliath", bourrés d'explosifs. Le commandement de l'insurrection cherche également à désenclaver les zones tenues par les insurgés en les reliant entre elles et en ouvrant u couloir de la Vieille Ville à la forêt de Kampinos, au nord de Varsovie, où se trouvent des unités de l'AK. Enfin, il faut contrôler suffisamment d'espace pour avoir des chances raisonnables de recevoir les précieuses caisses d'armes et de munitions que l'aviation alliée doit parachuter. Les premiers largages auront lieu, en effet, de nuit, à partir du 8 août, effectués dans des conditions dangereuses par des équipages polonais aux commandes d'avions de la RAF2, à partir de Brindisi, en Italie. Les autorités britanniques cesseront à plusieurs reprises ces expéditions avant de les reprendre sur l'insistance polonaise : en effet, les pertes sont élevées (environ 15%) et, surtout, les sorties sont d'une efficacité décroissante, les cargaisons tombant de plus en plus souvent, avec le rétrécissement des positions tenues par les insurgés, dans les mains allemandes. Ils bénéficieront cependant d'une quarantaine de largages entre le 8 et le 17 août.

2 RAF : Royal Air Force

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Alors qu'à Varsovie les morts se comptent par dizaines de milliers, Staline joue au chat et à la souris avec Mikolajczyk, qui, mû par l'espoir d'une démarche commune pour obtenir l'aide soviétique, accepte à contrecoeur de rencontrer ses compatriotes du "Comité de Lublin", précipitamment convoyés de Lublin à Moscou. Les 6 et 7 août il se retrouve ainsi face à une délégation formée de Bierut, Osobka-Morawski, Witos, Rola-Zymierski, commandant en chef de l'"Armée Polonaise" fondée deux semaines plus tôt, et Wanda Wasilewska, cette "femme sévère et fanatique au visage chevalin"(19), qui nient, contre toute évidence, qu'il y ait le moindre combat à Varsovie. Bierut n'hésite pas à affirmer, "parole d'honneur", qu'il était encore le 2 août à Varsovie, où régnait le calme le plus absolu (20). Et pour faire bien sentir à son interlocuteur la réalité du rapport des forces, alors qu'à Varsovie les insurgés sont en mauvaise posture face à la contre-offensive allemande, Bierut propose, lui, de former un gouvernement d'union nationale où le PKWN n'aurait pas moins de 14 sièges et le gouvernement de Londres 4. Mikolajczyk serait Premier Ministre, et lui, Bierut, chef du nouvel Etat qui se réclamerait de la Constitution de 19213. Mikolajczyk refuse net ce pacte léonin, synonyme, par surcroît, d'une rupture de la continuité de l'Etat. Le 9 août, il est à nouveau reçu par Staline, qui l'assure qu'il ne veut nullement une Pologne communiste, mais "un Etat fort, démocratique et indépendant", gouverné par "toutes les forces démocratiques, à l'exception des fascistes et de la sanacja (21). Et surtout, tout en prétextant, pour justifier le retard dans la prise de Varsovie, du besoin de regrouper les forces soviétiques face à la contre-offensive allemande, il fait état, maintenant, d'une "plus grande compréhension" pour les insurgés et annonce une aide rapide sous forme de parachutages d'armes, ainsi que d'un officier de liaison et d'un appui aérien. Mikolajczyk retourne à Londres convaincu - les ambassadeurs britannique et américain, Clark Kerr et Harriman, s'y sont employés également - de la bonne volonté d'un Staline débonnaire, prêt à accepter un régime démocratique en Pologne, un projet que seule contrarierait l'obstination des communistes du "Comité de Lublin".

La teneur de cet entretien, connue à Varsovie dès le 10 août, redonne courage à la direction de l'AK, mais l'espoir se dissipe vite. L'état-major de l'AK a multiplié les tentatives d'établir la liaison avec les forces soviétiques du maréchal Rokossowski, qui stationnent à une vingtaine de kilomètres de Varsovie. En vain. Tous les appels resteront sans réponse et un officier de liaison, le capitaine Kalouguine, parachuté au début de l'insurrection ne s'avère être, malgré les apparences de bonne volonté, d'aucune utilité. Les missions polonaises envoyées de l'autre côté de la Vistule avec un équipement radio sont aussitôt arrêtées et désarmées par les Soviétiques. Après avoir

3 La Constitution de 1921 prévoyait qu'en cas d'empêchement du titulaire, l'intérim du chef de l'Etat était assuré par le président de la Diète. Bierut était président du K.R.N., un organisme qui se proclamait Diète provisoire.

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ignoré pendant deux semaines une entreprise probablement jugée sans lendemain, Moscou se manifeste le 13 août par un communiqué de l'agence Tass qui accuse l'AK d'avoir déclenché l'insurrection en négligeant toute coordination avec l'Armée Rouge et impute au gouvernement de Londres toute la responsabilité des événements. "Ce communiqué", écrira le général Bor-Komorowski, "intervenant après le retour à Londres de Mikolajczyk, signifiait clairement que cette visite n'avait abouti à aucun résultat et que les insurgés devaient compter désormais sur leurs propres forces" (22). La radio soviétique exploitera ensuite ce thème à l'envi, accusant les chefs de l'insurrection d'être des "criminels de guerre". Sur le terrain, les unités soviétiques reçoivent l'ordre d'interdire toute infiltration vers Varsovie, à travers leurs lignes, des unités de l'AK appelées à la rescousse par Bor-Komorowski.

Les interventions répétées de Churchill se heurtent à la mauvaise foi de Staline, qui lui répond le 16 août - mensongèrement - qu'il a ordonné des parachutages d'armes sur Varsovie et ajoute : "je suis arrivé à la conclusion que l'insurrection (...) est une aventure horrible, insensée, qui se paie d'un grand nombre de victimes dans la population (...) De la situation ainsi créée, le commandement soviétique déduit que force lui est de se désolidariser de l'aventure de Varsovie dans laquelle il ne porte de responsabilité ni directe, ni indirecte" (23). Le même jour, les Soviétiques informent l'ambassadeur américain Harriman, en réponse à une demande des Etats-Unis, qu'ils n'autoriseront pas l'atterrissage d'avions alliés sur leur territoire car l'insurrection a été "inspirée par les ennemis de l'URSS, qui ne veut se lier ni directement ni indirectement avec l'aventure de Varsovie" (24). Or c'est précisément pour demander une telle forme d'aide - des facilités d'escale pour les avions alliés - que Churchill a convaincu Roosevelt de signer avec lui, le 20 août, un message conjoint. La fin de non-recevoir de Staline est abrupte : une "poignée de criminels" a déclenché l'opération pour "s'emparer du pouvoir". Il n'hésitera pas à exiger, pour prix de son aide, l'arrestation des dirigeants de l'insurrection (25). L'indignation de Churchill n'est pas partagée par Roosevelt, qui, sollicité à nouveau le 25 août par Sir Winston de réitérer cette démarche, se dérobe. Churchill, isolé, renoncera finalement à ce qu'il avait envisagé un moment de faire, à savoir de mettre les Soviétiques devant le fait accompli d'un atterrissage allié dans leur zone d'opérations.

Privées de tout apport extérieur significatif en hommes ou en matériel, les forces de l'AK déclinent. Le 19 août, les Allemands déclenchent une contre-offensive intensive contre la Vieille Ville, un des bastions, avec le Centre-Ville, des insurgés, avec une supériorité écrasante, de huit contre un (26). La résistance est désespérée et héroïque, mais le rapport des forces est implacable : des tentatives de relier la Vieille Ville aux quartiers nord, entre le 20 et le 22 août, se soldent par un échec et la perte d'un demi-millier d'hommes. Les conditions de survie dans les ruines de ce qui fut la

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Vieille Ville sont intenables : quelques dizaines de milliers de civils, 7 à 8 000 blessés s'entassent, avec les défenseurs, dans les caves, privés de soins, de ravitaillement, d'eau, d'hygiène. Les derniers espoirs de redresser la situation s'évanouissent au fil des jours. La nuit du 25 au 26 août, Bor-Komorowski et son état-major, ainsi que les autorités civiles de Varsovie, évacuent la Vieille Ville par les égouts pour gagner le Centre-Ville, qui résiste mieux, achevant de démoraliser les 40 000 civils et 5 000 combattants - dont la moitié blessés - demeurés sur place avec l'ordre de défendre la position jusqu'au bout. Une tâche impossible face aux coups de boutoir des Allemands qui, avec lance-flammes et grenades, prennent méthodiquement un immeuble après l'autre. Le 2 septembre, les derniers combattants valides et blessés légers quittent à leur tour, par les égouts, la Vieille Ville, laissant derrière eux civils et blessés graves, livrés, le plus souvent, à l'arbitraire de la soldatesque allemande : les blessés seront achevés et nombre de civils exécutés. Les Allemands "nettoient" les alentours de Varsovie, d'où les insurgés recevaient encore quelques concours puis, le 6 septembre, prennent le quartier de Powisle, au nord du Centre-Ville. Ailleurs, dans les quartiers sud de la ville, la résistance se poursuit tant bien que mal : "en certains endroits, les positions polonaises et allemandes sont tellement mêlées que l'on donne l'assaut par des trous dans le mur, par les caves et les greniers, d'une pièce à l'autre... plus de 1 000 civils meurent par jours" (27).

Le 7 septembre, les Allemands proposent la capitulation aux insurgés. L'état major de la Résistance est divisé : les civils sont pour, les principaux lieutenants de Bor - Pelczynski, Szostak, Chrusciel - contre. Bor décide finalement d'engager des pourparlers le 10 septembre. Les Alliés ont en effet, après un mois d'atermoiements, prononcé le 30 août l'incorporation de l'AK dans les Forces Armées Polonaises, ouvrant, en principe du moins, les droits reconnus par les conventions internationales à ses combattants, toujours considérés comme des "bandits" par les Allemands. Ceux-ci ne font pas de quartier, contrairement aux insurgés, qui ont reçu de Bor-Komorowski des instructions strictes de traiter leurs quelque mille prisonniers de guerre selon les normes du droit international.

Mais au moment où ce débat se développe dans les rangs des insurgés, les Soviétiques semblent reprendre l'offensive : les canons se réveillent sur l'autre rive de la Vistule, la chasse soviétique réapparaît dans le ciel de la capitale, qu'elle interdit aux Stukas, les positions allemandes sont bombardées. Dans la nuit du 9 au 10 septembre parvient de Londres une dépêche signée de Mikolajczyk : "nous avons obtenu aujourd'hui l'accord de Moscou pour contribuer à une aide à Varsovie", écrit-il sur la foi d'une assurance vague donnée par Staline à Churchill. Le câble annonce également l'imminence d'une expédition aérienne américaine de grande envergure. Les insurgés interprètent ces indices comme autant de signes de la volonté des Soviétiques de se

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porter à leur secours. L'espoir renaît. Bor se rend aux arguments de ses collaborateurs et rompt les pourparlers préliminaires engagés avec le commandement allemand. De fait, le 10 septembre marque le début d'une offensive blindée soviétique qui conduit l'Armée Rouge jusqu'à Praga, un faubourg de Varsovie. Les 13 et 14 septembre, toute la rive droite de la Vistule, en face de Varsovie, est occupée. Des avions soviétiques larguent quelques vivres, munitions et armes aux insurgés, mais l'absence de parachute les rend inutilisables. Le 13 septembre, également, une liaison radio est établie avec le général Berling. Celui-ci envoie un de ses bataillons sur la rive gauche établir une tête de pont. Mais faute de combattants de qualité et d'un appui aérien et d'artillerie, la tentative échoue. Deux autres seront entreprises les jours suivants, également sans succès. Le 14 septembre, enfin, la radio "Kosciuszko", qui n'a cessé depuis le début de dénoncer l'insurrection, lance un appel vibrant à poursuivre la lutte : "L'aide arrive, la victoire est proche. Continuez de combattre !" (28). Mais l'aide n'arrivera pas. Les officiers de liaison envoyés par les Soviétiques aux insurgés ne sont d'aucune efficacité, pas davantage que les liaisons établies avec le commandement du maréchal Rokossowski : l'avancée soviétique n'est pas suivie d'effet et les Allemands pourront continuer sans entraves d'écraser l'insurrection. Pour Churchill, les mobiles de ce qui a toutes les apparences d'une entreprise de diversion ne font guère de doute : "Les Russes", note-t-il dans ses Mémoires, "désiraient voir massacrer jusqu'au dernier les non-communistes polonais, mais aussi entretenir l'idée qu'ils se portaient à leur secours" (29). Pour l'historien Jean Ellenstein, Staline faisait ainsi "faire par les nazis, à Varsovie, son travail" de liquidation de l'ennemi politique, en même temps qu'il se disculpait, à peu de frais, du grief de non-assistance (30). De surcroît, l'échec des unités du général Berling à jeter des têtes de pont sur la rive gauche de la Vistule permettra, accessoirement, d'accuser celui-ci d'incompétence et d'initiatives intempestives. Il sera limogé un mois plus tard et remplacé par un général soviétique, un certain Grochov, affublé pour la circonstance du nom polonais de Stanislaw Poplawski (31).

Le 18 septembre, ayant enfin obtenu le droit d'escale derrière les lignes soviétiques, une escadrille de 110 avions américains - la "grande expédition aérienne" annoncée par Churchill à Mikolajczyk - survole Varsovie en plein jour, faisant une nouvelle fois renaître l'espoir. Mais il est trop tard : l'expédition, spectaculaire, n'est pas efficace : sur les 107 cargaisons parachutées, les insurgés n'en reçoivent que 15. Ce sera la dernière apparition d'avions alliés dans le ciel de la capitale insurgée, tomber de rideau sur une entreprise aux limites du possible : sur les 320 vols, au total, partis des bases d'Italie, 35 auront été sans retour. 250 membres d'équipage, des Britanniques et des Polonais pour l'essentiel, mais aussi quelques Américains, y ont laissé la vie. Les avions soviétiques ont eux aussi disparu du ciel de Varsovie.

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Les Allemands reprennent méthodiquement, l'un après l'autre, les quartiers de Varsovie. Le faubourg de Mokotow, au sud, capitule le 27 septembre. Le 28 septembre, Bor informe Londres que la fin est proche et que, sauf intervention soviétique, il s'apprête à négocier la reddition de ses troupes. Le 30 septembre, sous la pression des Britanniques et de Mikolajczyk, le président Raczkiewicz se résigne à relever de ses fonctions le général Sosnkowski, qui, dans une déclaration publique, a accusé la Grande-Bretagne d'avoir abandonné les Polonais. La nomination à sa succession du général Bor-Komorowski, qui se trouve à Varsovie et a peu de chances d'échapper à la captivité, débarrasse Mikolajczyk d'un homme catalogué par les Soviétiques comme un symbole de la "réaction" et lui permettra d'exercer la réalité de l'autorité sur l'armée. Bor confie au général Okulicki sa succession à la tête de l'AK. Le 2 octobre, enfin, une délégation se rend au quartier général allemand pour négocier l'acte de capitulation, qui prévoit l'évacuation des civils et l'octroi du statut de belligérants aux combattants (32). Les négociateurs obtiennent que ce statut soit également accordé, ce que les Allemands ont tout d'abord refusé, aux combattants des formations armées communistes (AL4 et PAL5) qui, au nombre de quelques centaines, se sont battus sans états d'âme aux côtés de l'AK. Après 63 jours de combat, les insurgés déposent les armes. Les autorités civiles de la résistance et la nouvelle direction de l'AK quittent clandestinement la ville. La radio des insurgés lance un dernier message, adressé à la Nation polonaise par les autorités civiles de la Résistance : "une nation qui peut faire preuve d'un héroïsme aussi universel est immortelle. Car ceux qui sont morts ont vaincu, ceux qui survivent luttent encore et vaincront en portant témoignage que la Pologne est toujours vivante tant que vit un Polonais"6.

L'insurrection de Varsovie laisse environ 22 000 morts ou disparus dans les rangs polonais de l'AK auxquels s'ajoutent 3 500 morts dans les rangs de l'armée Berling, 5 000 blessés et 16 000 prisonniers. Dans la population civile, cependant, le nombre de victimes verse dans la démesure puisqu'on y dénombre entre 180 à 220 000 morts (33). Les Allemands ont perdu moins d'hommes : 10 000 tués et 7 000 disparus. Après la reddition, des équipes de sapeurs exécutent les ordres d'Hitler et dynamitent ou incendient les rares immeubles restés debout. Un million de personnes perdent tous leurs biens. Les quatre cinquièmes de la ville sont détruits, dont la plupart des monuments et bâtiments historiques.

Le prix élevé payé pour cette tentative malheureuse d'insurrection provoquera après la guerre un vif débat sur les responsabilités du désastre. Les causes les plus fréquemment citées pour expliquer celui-ci sont des erreurs de jugement sur la

4 A.L. : Armia Ludowa (Armée Populaire)

5 P.A.L. : Polska Armia Ludowa (Armée Populaire Polonaise)

6 le dernier membre de la phrase est le début de l'hymne national polonais

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situation militaire et politique. Les dirigeants de l'insurrection ont manifestement sous estimé les capacités de riposte des Allemands ainsi que la possibilité qu'ils reçoivent un renfort extérieur. Il est vrai qu'ils tablaient sur l'imminence de la prise de Varsovie par les Soviétiques, mais là aussi l'évaluation était trop hâtive : certes, l'avance de l'Armée Rouge au cours des semaines précédentes avait été rapide, mais la manoeuvre d'encerclement de la capitale par les divisions du maréchal Rokossowski, préalable à l'assaut, était loin d'être achevée. La prise de la ville par l'Armée Rouge dans les jours suivants était donc une présomption et non une certitude.

C'est cependant par l'appréciation de la situation politique que les dirigeants polonais, à Londres comme à Varsovie, ont le plus péché. Visant à la formation d'un centre de pouvoir indépendant dans la capitale libérée, l'insurrection était clairement dirigée contre un des objectifs du Kremlin, l'installation, déjà bien avancée, d'un pouvoir communiste en Pologne. Or comment croire que Staline allait obligeamment prêter son concours à une entreprise si manifestement destinée à contrecarrer ses projets ? Ou qu'il ne pouvait modifier ses plans d'opérations en fonction de la situation politique ? Mikolajczyk et les dirigeants de Varsovie escomptaient que l'effet de choc auprès des opinions publiques occidentales et des gouvernements alliés finirait par amener Staline à se porter, en cas de difficultés, au secours des insurgés : or non seulement les presses britannique, dont les sympathies allaient alors davantage à l'Union Soviétique qu'aux Polonais, et américaine passaient pratiquement sous silence l'insurrection, mais rien dans le comportement passé de Staline n'autorisait à conclure qu'il sacrifierait l'intérêt de l'URSS à des raisons humanitaires.

Même en admettant que l'insurrection ait été couronnée de succès, de quels moyens les insurgés auraient-ils disposé pour défendre la souveraineté de la capitale ainsi libérée contre la toute-puissance de l'Armée Rouge et du NKVD. Peut-être le prestige international des vainqueurs les aurait-il protégés quelque temps contre la déportation sous l'accusation de "fascisme" ou de "collaboration avec les nazis". Mais les précédents de Vilnius et de Lwow n'incitaient pas à l'optimisme. Et il est douteux que les quelques concessions qu'aurait dû faire dans ce cas Staline aux circonstances auraient entravé durablement la prise du pouvoir par les communistes sur un terrain dont l'Armée Rouge restait maître. C'est d'ailleurs ce que Bierut avait fait on ne peut plus clairement comprendre à Mikolajczyk lors de leur entrevue de Moscou : "si vous avez l'intention de vous rendre en Pologne avec notre accord, nous vous y recevrons, si en revanche vous tentiez d'y aller en tant que Premier Ministre d'un gouvernement non reconnu par l'Union Soviétique, alors vous seriez arrêté" (34).

L'hypothèse opposée - pas d'insurrection du tout - laisse aux partisans de l'opération au moins un argument sérieux : il est plus glorieux de périr au combat que dans les geôles ou les camps soviétiques.

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Au coeur de ce débat sur les responsabilités figure celle, écrasante, de Staline, laissant sans sourciller l'ennemi commun écraser, dans un déferlement de barbarie, une ville entière, refusant pratiquement toute aide, y compris sous forme de droit d'escale pour les avions alliés. Mais surtout, que dire des propos sibyllins sur une aide éventuelle aux insurgés alors que l'AK est sur le point de capituler, de la réactivation du front à hauteur de Varsovie et des appels à poursuivre le combat diffusés par "Radio-Kosciuszko", tous gestes qui font renaître l'espoir à Varsovie, prolongeant le massacre de trois semaines ?

Dans "la pensée captive", l'écrivain polonais Czeslaw Milosz, prix Nobel de littérature, répond mieux que quiconque : "On ne voit pas pour quelle raison logique", écrit-il, "les Russes auraient aidé Varsovie. Ils apportaient à l'Occident non seulement la défaite d'Hitler, mais celle de l'ordre ancien qu'ils voulaient remplacer par un ordre juste, c'est-à-dire par le leur. Dans l'accomplissement de leur tâche, ils se heurtaient à des obstacles : l'Etat clandestin et le gouvernement en exil à Londres. Cependant, derrière les lignes, un autre gouvernement polonais, préféré par Moscou, fonctionnait déjà. La destruction de Varsovie présentait certains avantages incontestables. Les gens qui mouraient dans les combats de rue étaient précisément ceux qui pouvaient le plus gêner les nouveaux maîtres du pays, c'est-à-dire la jeune intelligentsia, mûrie par la lutte clandestine et fanatisée par son patriotisme. La ville elle-même, au cours des années d'occupation, avait été transformée en forteresse de l'illégalité, pleine d'imprimeries et d'arsenaux clandestins. Cette traditionnelle capitale des révoltes et des insurrections risquait d'être la ville la plus insubordonnée du territoire qui allait se trouver sous l'influence du Centre. En faveur de l'aide à Varsovie, on ne pouvait guère invoquer que la pitié pour le million d'habitants qui y mouraient : mais il n'y a pas de place pour la pitié lorsque l'Histoire parle" (35).

L'issue tragique de l'insurrection sert au mieux les desseins soviétiques. En octobre 1944, en effet, toute une partie de l'élite politique, intellectuelle et morale polonaise a disparu, tuée dans les combats ou déportée, s'ajoutant aux victimes des rafles dans la zone orientale, de 1939 à 1941, et du massacre de Katyn. Par ailleurs, l'opposition politique organisée est pratiquement éliminée : l'AK quitte la scène militaire et le gouvernement de Londres, au prestige altéré par l'échec de l'insurrection et déchiré par le débat sur les responsabilités de celui-ci, sera peu à peu écarté de la scène politique. "Le potentiel de résistance des Polonais au pouvoir communiste en fut considérablement affaibli", note l'historienne polonaise Krystyna Kersten, qui poursuit : "l'impuissance du gouvernement polonais, la docilité des Occidentaux envers leur allié soviétique firent perdre l'espoir et encouragèrent une attitude d'adaptation" (36). Enfin, l'attitude des alliés occidentaux - dernier obstacle possible aux plans de Staline - pendant l'insurrection laisse augurer de leur attitude future envers la Pologne.

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Les 63 jours de combat des insurgés de Varsovie vont rejoindre dans la légende les grandes insurrections de 1830 et 1863. Leur héroïsme, leurs intentions portent le témoignage de la dignité, du courage d'une nation qui a accepté de payer de son meilleur sang son indépendance et sa liberté. Loin de marquer le naufrage de tout un système de valeurs, comme on le redoutait après l'échec, l'insurrection deviendra, pendant les années terribles à venir, un symbole rattachant la Pologne à son Histoire. "Dans une perspective historique", conclut Krystyna Kersten, "l'insurrection de Varsovie eut une signification immense pour la permanence de la culture nationale, dans son acception la plus large, et pour la préservation, dans la conscience des générations, de la tradition de la lutte pour la liberté" (37).

III - L'INSTALLATION AU POUVOIR : L'OMBRE DE STALINE (AOUT 1944-JUILLET 1945).

A - LE SECOND VOYAGE A MOSCOU DE MIKOLAJCZYK.

Lorsque Mikolajczyk revient, en août, de son premier voyage à Moscou, rien n'est réglé, mais le dirigeant polonais est confiant, convaincu que Moscou n'est pas encore totalement engagé aux côtés du PKWN, et que si une force pousse à la "soviétisation" du pays, ce sont davantage les communistes polonais que Staline lui même. Au fur et à mesure que l'échec de l'insurrection de Varsovie devient plus patent, il réalise que rien ne pourra être fait depuis Londres et que la seule chance de s'opposer aux communistes est d'agir en Pologne même. Le prix à payer est le compromis avec Staline, qui détient la plupart des cartes, un compromis à la fois territorial et politique qu'il faut négocier au mieux des intérêts polonais.

Dès son retour à Londres, le chef du gouvernement polonais rédige un projet de règlement qui déclenche une vague de protestations dans les milieux polonais de Londres, à droite comme dans les rangs des socialistes, et dans la clandestinité en Pologne. Epaulé par les pressions des Alliés et servi par un certain désarroi dans les rangs de ses adversaires, Mikolajczyk finit par obtenir, le 29 août, que son plan soit approuvé en conseil des ministres, puis le communique aux gouvernements britannique et américain avant de le transmettre sous forme de mémorandum à Moscou. Il propose la constitution, à Varsovie libérée, d'un gouvernement d'union nationale entre les quatre partis du gouvernement de Londres et les communistes du PPR. Ce gouvernement d'union renouerait les relations diplomatiques avec l'URSS et conclurait avec elle un accord d'administration des territoires libérés par l'Armée Rouge. Des élections formeraient une nouvelle Diète, constituante. Quant aux frontières, elles seraient repoussées au nord et à l'ouest, les populations allemandes étant expulsées ;

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pour les frontières orientales, la Diète - le Sejm selon la dénomination traditionnelle polonaise - serait appelée à trancher en dernier ressort, étant entendu que les "principaux centres culturels et sources de matières premières nécessaires à l'économie" resteraient à la Pologne. Les Soviétiques ne répondent même pas à l'offre polonaise et le 15 septembre, c'est le "Comité de Lublin", à qui le mémorandum n'était pas destiné, qui fait savoir qu'il ne constitue pas une base de discussion acceptable.

Encouragés par l'autorisation d'atterrir que l'URSS a accordée, à la mi septembre, aux avions alliés, les Britanniques exhortent Mikolajczyk à mettre à profit cette passe favorable et à prendre une nouvelle initiative vis-à-vis de Moscou. Churchill indique d'ailleurs lui-même la direction, le 28 septembre, dans un discours devant les Communes, en soutenant sans réserves les revendications de frontières de l'URSS envers la Pologne. Deux semaines plus tard, il se rend à Moscou pour s'entretenir avec Staline des opérations militaires en Europe - et pour conclure un accord, resté fameux, de partage, en pourcentages, des zones d'influence respectives dans les Balkans. Pour régler au plus vite la "question polonaise", il presse, avec l'accord de Staline, Mikolajczyk de le rejoindre Moscou. Celui-ci s'envole aussitôt et la première rencontre à trois a lieu le 13 octobre, la "rencontre de la dernière chance", assure Churchill. L'ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, Harriman, est invité en qualité d'observateur. Molotov donne d'entrée la parole à Mikolajczyk, qui répète les propositions de son mémorandum d'août. Staline relève aussitôt que ce projet a deux défauts : il "ignore le Comité de Lublin" et "ne reconnaît pas la ligne Curzon". Churchill, qui n'a aucune illusion sur la grandeur d'âme affichée par Staline à l'égard de la Pologne, est cependant convaincu que la cause de l'indépendance de celle-ci sera d'autant mieux servie qu'un accord sera conclu plus tôt. Pressé d'aboutir, il penche du côté soviétique et plaide pour un rééquilibrage entre le gouvernement de Londres et le PKWN, alors que Mikolajczyk, dans son projet, avait prévu d'attribuer à chacun des cinq partis de la coalition un nombre de sièges identiques, ce qui n'en laissait qu'un cinquième au PPR. Et un débat animé de s'engager entre les trois protagonistes : Mikolajczyk fait valoir qu'il ne peut prendre la responsabilité d'abandonner près de la moitié du territoire polonais au moment "où les soldats polonais versent leur sang pour leur patrie" et que, s'il le faisait, il serait aussitôt désavoué par les Polonais et par son gouvernement. Staline rétorque qu'un million et demi d'Ukrainiens se battent dans les rangs de l'Armée Rouge pour la même chose et traite Mikolajczyk d'"impérialiste". Churchill, enfin, lance à ce dernier de vibrants appels au compromis lorsque Molotov, glacial, laisse tomber : "je rappelle que MM. Churchill et Roosevelt ont, à Téhéran, déjà accepté la ligne Curzon à l'est et celle de l'Oder à l'ouest comme frontières justes pour la Pologne d'après-guerre" (38). Mikolajczyk, qui ignore la teneur des décisions de Téhéran, est consterné : "j'avais encore en mémoire les assurances sérieuses que

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j'avais obtenues de Roosevelt à la Maison Blanche", notera-t-il dans ses mémoires, "... je regardai Churchill, puis Harriman (...). Harriman fixait le tapis, Churchill me fixa dans les yeux et déclara calmement : je le confirme" (39). Interrogé le lendemain par Mikolajczyk, Harriman répond par un demi-démenti embarrassé, expliquant qu'en qualité d'observateur, il ne pouvait pas réagir et provoquer un incident qui aurait fait perdre des millions de voix au président.

Ce même jour, Churchill rencontre la délégation du PKWN avec Bierut, Osobka-Morawski et Rola-Zymierski. Osobka présente le programme du "Comité de Lublin". Bierut conclut l'exposé d'un propos énergique : "nous sommes ici pour que, au nom de la Pologne et conformément à la volonté de la nation polonaise, Lwow revienne à la Russie" (40).

Sentant la position soviétique inflexible, Churchill entreprend de venir à bout de la résistance de Mikolajczyk et les deux jours suivants seront occupés par une série d'entretiens polono-britanniques. Devant l'obstination du chef du gouvernement polonais et ses reproches pour les décisions de Téhéran, Churchill entre dans une de ses fameuses colères, menaçant de rompre les relations et de retirer l'hospitalité au gouvernement de Londres : "Je m'en lave les mains, je dirai au monde combien vous êtes déraisonnables (...) Vous voulez donc provoquer une nouvelle guerre ? Si vous n'acceptez pas cette frontière, vous serez écartés des affaires pour de bon (...) vous n'êtes pas un gouvernement, vous êtes une nation de querelleurs qui voulez détruire l'Europe". Puis, une fois calmé, Churchill décide de se poser en médiateur et prépare un premier projet d'accord qui reprend peu ou prou les vues soviétiques, mais qui est rejeté par Mikolajczyk. Une seconde, puis une troisième version sont élaborées par les Britanniques, dans lesquelles Mikolajczyk accepte la "ligne Curzon", mais seulement comme une ligne de démarcation et dans sa version dite "B", qui laisse Lwow du côté polonais. Cette formule se heurte au refus net de Staline qui s'en tient à ses positions : l'acceptation de la "ligne Curzon" doit être définitive et le gouvernement d'union nationale doit être le fruit d'un accord entre le gouvernement de Londres et le "Comité de Lublin". Toute concession de part ou d'autre paraissant impossible, Britanniques et Polonais décident de rentrer à Londres. Avant de partir, Mikolajczyk parvient à s'entretenir avec Staline et Bierut. Ce dernier, très sûr de lui, se défend de l'accusation d'être un "agent soviétique" ou de vouloir "bolcheviser" la Pologne (41), mais ne laisse aucun doute à son interlocuteur sur le rapport des forces en Pologne. Moyennant quoi il se déclare prêt à octroyer à "ceux de Londres" un cinquième ou un quart des sièges dans le gouvernement d'union. Quant à Staline, à nouveau sondé sur la question des frontières, il reste intraitable : "je ne peux ni ne veux le faire" (42). Pour le reste, le généralissime-maréchal se fait rassurant : la Pologne conservera ses liens avec les pays de l'ouest, les Polonais sont individualistes et l'économie ne peut être fondée que sur

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l'entreprise privée, le système devra être démocratique car il n'y a pas, en Pologne, de conditions pour un système communiste". Mais, ajoute-t-il, la liberté ne doit pas sortir de "certaines limites" (43).

Revenu à Londres, Mikolajczyk se trouve confronté à un dilemme déchirant : céder aux exigences de Churchill et Staline, hypothéquant l'indépendance de la Pologne ou résister et encourir le risque d'une marginalisation progressive par la politique du fait accompli de Staline ? Après l'échec de l'Insurrection de Varsovie, chaque jour qui passe renforce sa main et la position de ses protégés.

A l'arrière du front, la Pologne offre en effet le tableau d'un pays occupé. Que l'armée soviétique ait été, çà et là, accueillie avec des fleurs, qu'il s'agisse d'une puissance alliée, ne changent pas la nature de l'état d'occupation, tout au plus la rigueur en est-elle atténuée. Sur tout l'arrière du front, la "seule source de pouvoir" est non pas le KRN, comme le proclame le "Manifeste de juillet", mais l'Union Soviétique, et plus précisément le NKVD. Les unités combattantes de l'Armée Rouge sont suivies de près par les escadrons de réparation du génie, puis par les brigades de réquisition7, qui procèdent notamment au démontage des usines ayant appartenu aux Allemands ou travaillé pour eux - c'est-à-dire virtuellement toutes -, par la police militaire et enfin le NKVD. Ce dernier se voit concéder, par l'accord du 26 juillet 1944 avec le "Comité de Lublin", les pleins pouvoirs pour toutes les questions relatives à la sécurité de l'arrière du front. Le texte ne prévoit aucune limite au champ d'action du NKVD, si bien que, début 1945, le gouvernement de Lublin s'enhardira à demander que les rôles soient partagés de manière un peu plus explicite. Bierut s'entendra répondre, le 22 février, à Moscou, que la "zone de sécurité" sur l'arrière du front est de 60 à 100 kilomètres. En fait, le NKVD continuera de jouir d'une totale liberté d'action vis-à-vis d'un gouvernement de Lublin indisposé des excès de la police politique soviétique, mais impuissant.

Sous l'autorité et la vigilance d'un ancien secrétaire de Staline, le général Ivan Serov, le NKVD entreprend la liquidation de l'opposition politique et la mise en place de l'appareil de pouvoir des communistes.

La tâche prioritaire est l'organisation des arrières : dès qu'une région est libérée, le NKVD, assisté d'auxiliaires polonais, entreprend le recensement de la population, démet de leurs fonctions les édiles locaux, nomme à leur place des administrateurs dévoués à la cause communiste et recherche tous les membres de l'AK ou de l'Etat clandestin. Comme à Vilnius, les unités de l'AK qui combattent, aux côtés de l'Armée Rouge, les Allemands dans les régions de Rzeszow et de Lublin, sont désarmées puis dissoutes; les hommes du rang sont enrôlés dans les forces armées du "Comité de

7 C'est aux "territoires libérés" qu'il incombe de nourrir l'Armée Rouge, ce qui représente un lourd fardeau pour les 6,5 millions d'habitants de la zone comprise entre le Bug et la Vistule, chargés de l'entretien des 2,5 millions d'hommes stationnant dans cette zone entre juillet 1944 et janvier 1945.

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Lublin" et les officiers internés. Pour la Résistance d'obédience londonienne, il n'est évidemment pas question de rien entreprendre contre les Soviétiques : les effectifs de l'Armée Rouge stationnés dans la zone comprise entre le Bug et la Vistule avoisinent les deux millions. Un réseau d'indicateurs, la délation, les battues dans les forêts, les perquisitions et les enquêtes, permettent au NKVD, à partir de la mi-août 1944, de procéder à une vague d'arrestations. Les prisons, comme le sinistre château de Lublin, ou les camps de concentration (Majdanek, Krzesinow) abandonnés par les Allemands sont aussitôt réutilisés comme centres d'interrogatoire et d'incarcération : "ils procèdent avec une véritable passion à l'arrestation des dirigeants de l'AK. Ils interrogent sur un mode bestial : ils frappent avec du fil de fer barbelé, enfoncent des épingles sous les ongles, brisent les côtes. Ils envoient tout le monde en Russie", indique un rapport de l'AK de Bialystok en février 1945. Un peu plus tard, un autre rapport estime que "les tortures dépassent en cruauté celles de la Gestapo : par exemple, on tira la langue du suspect avec une pince pour lui brûler le dessous avec de l'essence enflammée. Généralement le torturé meurt d'infection" (44). Une technique particulière est développée, discrète autant qu'efficace, celle de la "marmite". Une embuscade est tendue dans un appartement : "quiconque sonnait à la porte - fût-ce un colporteur ou un employé du service de l'électricité - était aimablement prié d'entrer", raconte l'écrivain Czeslaw Milosz, "Une semaine, deux, trois, et dans l'appartement s'entassaient quelques dizaines de personnes qu'on nourrissait et interrogeait sur place" (45).

Le rythme des arrestations est tel que l'on comptera, fin septembre 1944, dans les geôles ouvertes à l'ouest du Bug 21 000 détenus (46). Agissant dans la plus totale indépendance envers les "autorités" polonaises, administrant ses propres prisons, camps, bâtiments et moyens de transport, le NKVD sera en fait le véritable artisan de la liquidation de l'AK et de l'Etat clandestin. La seconde fonction impartie au général Serov est la supervision de l'embryon de pouvoir polonais. Priorité est accordée à la mise en place d'un appareil de sécurité. Celui-ci, qui sert pendant les premiers mois d'auxiliaire au NKVD, doit pouvoir fonctionner de façon autonome dès lors que le front se déplacera vers l'ouest et que les unités de la police politique soviétique seront appelées à d'autres tâches.

La capitulation de Varsovie ne met pas un terme à l'action de l'AK et de l'Etat clandestin, mais elle ouvre l'épilogue de la Résistance. Bor, avant son départ en captivité, en Allemagne, a nommé son adjoint, le général Léopold Okulicki, à la tête de l'AK. Ce dernier parvient, avec un groupe d'officiers, à quitter Varsovie le 2 octobre, mêlé à la population civile, pour la région de Czestochowa. Le nouveau chef de l'AK est hostile à la poursuite de l'opération Burza, qui a surtout décimé les rangs de l'organisation, et suggère à Londres de laisser celle-ci dans la clandestinité tout en diminuant les effectifs pour affronter les conditions - beaucoup plus dures - de

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l'occupation soviétique. Okulicki croit, en effet, à l'imminence d'un affrontement de l'URSS avec les alliés occidentaux. Mais tant la personnalité que les décisions du nouveau chef de l'AK sont contestées par d'autres officiers supérieurs et par le Parti Paysan. Mikolajczyk, ajoute à la confusion en récusant le choix de Bor et en nommant à la tête de l'AK le général Tatar, chargé de diriger, depuis Londres, les commandants régionaux.

Pressé par Churchill, de méchante humeur depuis le semi-échec de son voyage à Moscou, de se prononcer, conscient aussi que la décision ne peut être indéfiniment repoussée, Mikolajczyk se décide à demander à ses alliés qu'ils expriment clairement leur position vis-à-vis de la Pologne, et notamment l'étendue des garanties qu'ils sont prêts à accorder à la Pologne, ce qui présente l'avantage de faire gagner quelques semaines. Le 2 novembre, Churchill, froissé de cette demande d'explications qu'il ressent comme une marque de défiance, "convoque" littéralement Mikolajczyk et son ministre des Affaires Etrangères, Romer, auxquels il donne à nouveau le spectacle d'une explosion de colère, leur reprochant de n'avoir rien fait depuis leur retour de Moscou et dénonçant l'irrésolution de leur gouvernement : "Pendant ce temps les Polonais de Lublin agissent et, malgré tout, gagnent de l'importance. Bon ! Que ces sordides Quisling polonais, dégoûtants et bestiaux, dirigent votre pays", explose-t-il en menaçant, "si vous ne vous rendez pas demain soir à Moscou, alors tout sera fini, je retire la lettre de garantie..." (47). Et Mikolajczyk s'entend lancer un ultimatum de 48 heures pour accepter les propositions de Staline. Le vieux "lion" ne met pas sa menace à exécution et les Polonais attendent la réponse de Roosevelt. Elle arrive le 22 novembre, portée par Harriman, en route pour Moscou. Les élections maintenant gagnées, Roosevelt se garde, plus encore qu'avant, de prendre le moindre engagement et ne veut pas prendre position sur le fond du contentieux polono-soviétique avant la fin de la guerre. Quant à l'appel de Mikolajczyk, les Etats-Unis se prononcent pour un "Etat polonais fort, libre et indépendant", mais se refusent, conformément à leur pratique traditionnelle, à donner la moindre garantie et se rangeront au tracé des frontières convenu entre l'URSS, la Pologne et la Grande-Bretagne. En d'autres termes, note l'historien polonais Andrzej Albert, les Etats-Unis s'"en lavaient les mains" (48). Harriman ajoute qu'il est autorisé par le président à intervenir en son nom auprès de Staline en faveur du maintien en Pologne de Lwow et du bassin pétrolier.

Mikolajczyk convoque alors les représentants des autres partis pour leur demander de prendre position sur cette question, étant entendu que répondre oui - ce qu'il préconise, lui, Mikolajczyk - implique de s'engager par avance à accepter la "ligne Curzon" ainsi rectifiée. Après un débat tendu, les représentants des partis estiment, en majorité, qu'une telle position emporterait implicitement la renonciation à tous les autres territoires polonais, et notamment Vilnius. Dans ces conditions, concluent-ils, il

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est préférable de s'en tenir au mémorandum d'août. Le lendemain 24 novembre, Mikolajczyk présente au président Raczkiewicz la démission de son gouvernement, persuadé, à tort, qu'il serait bientôt rappelé à la tête du gouvernement (49).

Mais le président Raczkiewicz charge un socialiste, Tomasz Arciszewski, 68 ans, vieux militant de l'aile droite du PPS, partisan intransigeant de l'indépendance, ancien ministre, déjà désigné successeur éventuel du président, de former le gouvernement. Mikolajczyk et son parti refusant d'y participer, le gouvernement sera dominé par le Parti National (SN) et le Parti Socialiste (PPS), le Parti du Travail (SP), formellement membre de la coalition, n'ayant guère d'influence. Investi le 29 novembre, le nouveau gouvernement se déclare toujours ouvert à un accord avec l'URSS sur la base de la Charte de l'Atlantique, dans le respect des principes de souveraineté et d'intégrité territoriale de la Pologne. Mais s'il continue d'être reconnu par les alliés occidentaux, il perd leur soutien et se coupe des réalités politiques de cette fin de guerre. Le gouvernement britannique garde ostensiblement ses distances et multiplie les vexations : les facilités de liaison avec la Pologne depuis l'Italie sont retirées et les communications radio sont désormais soumises à la censure britannique. Le 17 décembre, Arciszewski, dans une interview, se prononce contre le rattachement à la Pologne de Stettin (Szczecin) et Breslau (Wroclaw), faisant valoir, non sans raison, qu'on ne peut à la fois défendre les frontières du traité de Riga et exiger de nouvelles annexions. Mais, note Andrzej Albert, "dans la situation du moment, renoncer à quoi que ce soit était, pour le moins, une maladresse diplomatique" (50). Et lorsque, en prévision de la rencontre au sommet imminente, Arciszewski propose au gouvernement britannique, dans un mémorandum, de créer une commission interalliée pour superviser l'administration provisoire des territoires libérées, il n'obtient même pas de réponse. De même resteront sans écho les appels adressés aux deux grandes puissances pour qu'aucune décision concernant la Pologne ne soit prise sans l'accord de ses autorités légales.

La démission de Mikolajczyk contrarie les plans de Churchill, qui tient aussitôt à rassurer Staline : il veillera à ce que la coopération entre les Alliés ne soit pas mise en péril par l'action de ce nouveau gouvernement, dont l'existence devrait être courte tant le Premier Ministre britannique est convaincu, en effet, que Mikolajczyk reviendra bientôt aux affaires. Roosevelt correspond, lui aussi, avec le maître du Kremlin et s'alarme, fin décembre, des rumeurs persistantes sur la transformation imminente du "Comité de Lublin" en gouvernement provisoire de la Pologne, annoncée d'ailleurs le 7 décembre par Gomulka. Le président américain formule l'espoir que Staline ne reconnaîtra pas un tel gouvernement avant le prochain sommet à trois, attendu dans les semaines à venir. Staline répond le 27 en renouvelant ses griefs à l'encontre de Mikolajczyk et en expliquant sa position : si le PKWN se transformait en

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gouvernement provisoire, écrit-il, l'Union Soviétique n'aurait pas de "raisons sérieuses" de différer sa reconnaissance. L'Union Soviétique est intéressée au premier chef, poursuit-il, à la "sécurité et au calme" sur les arrières du front, que seul le Comité de Lublin peut lui assurer, le "gouvernement émigré et ses agents clandestins créant, par leurs actions terroristes, l'insécurité".

B - LE PARTI COMMUNISTE (PPR) ET SES SATELLITES.

C'est au Parti Communiste, camouflé sous le nom de "Parti Ouvrier Polonais" (PPR), qu'incombe le rôle central dans les plans de Staline pour la Pologne. Mais tant les communistes de Lublin que ceux du Kremlin réalisent qu'à moins d'employer la manière forte - rattachement de la Pologne à l'URSS - la prise du pouvoir doit s'entourer de précautions. La population est, dans sa grande majorité, acquise à l'AK et réfractaire au communisme, comme en témoigne l'accueil réservé à Boleslaw Drobner, un socialiste rallié au "Comité de Lublin", lorsqu'il parcourt, pendant l'été 1944, la Pologne libérée : "J'étais devant les instituteurs de Przemysl. Leurs yeux brillaient de haine pour nous (...). En août 1944, je me trouvai devant les médecins de Lublin où la scène de Przemysl se répéta. A nouveau, nous répondîmes : vous pouvez nous haïr..."(51).

La tâche prioritaire est l'organisation du Parti, qui quitte la clandestinité au fur et à mesure que l'Armée Rouge libère les territoires à l'ouest du Bug. Le 31 juillet, Gomulka et Bierut gagnent Lublin où ils sont rejoints, dès les premiers jours d'août, par les dirigeants du "Bureau Central des Communistes Polonais" rentrés de Moscou : Jakub Berman, Hilary Minc, Aleksander Zawadzki, Stanislaw Radkiewicz. Après quelques tractations discrètes, le groupe dit des "moscovites" fait une entrée en force au Bureau Politique. Bierut ayant lui aussi séjourné en Union Soviétique jusqu'en 1943, Gomulka est pratiquement le seul membre de la direction qui ait passé les dernières années en Pologne. Il faudra une quinzaine de jours aux deux groupes pour trouver un modus vivendi (52) : ils appartiennent approximativement à la même génération - Gomulka et Minc sont, à 39 ans, les benjamins du Bureau Politique, alors que Bierut, le plus âgé, n'a que 52 ans - et bien plus que l'âge, ce sont le degré d'allégeance envers Staline et la tactique de conquête du pouvoir qui déterminent les lignes de clivage. Prenant prétexte de ce que plusieurs membres du Comité Central du PPR se trouvent en territoire occupé par les Allemands, le Bureau Politique décide de ne pas le convoquer, se bornant à tenir des "sessions élargies" qui en tiennent lieu. Le Comité Central ne se réunira en plenum, pour la première fois, que six mois plus tard, en février 1945. Mais l'appareil central, le Secrétariat du Comité Central, à la fois centre nerveux et état-major du Parti, est immédiatement mis en place.

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Sur le terrain aussi, un appareil est hâtivement constitué - comités dans les voïvodies, cantons et communes, cellules dans les entreprises, etc. - ex nihilo, pratiquement, du fait de l'inexistence d'un mouvement communiste avant-guerre et de sa faiblesse sous l'occupation allemande. Resté un parti de cadres pendant la durée des hostilités, le PPR, une fois parvenu au pouvoir, doit en effet, selon les préceptes du léninisme, devenir un parti de masse. Les effectifs gonflent rapidement. Le parti, qui ne compte guère plus de 20 000 membres pour tout le pays en juillet 1944, n'en affichera encore que 32 000 en décembre.

L'autre priorité est de définir une stratégie d'installation du communisme en Pologne. Celle-ci ne peut être que progressive, pense Gomulka, qui, usant de son autorité à la direction encore désorganisée du Parti et sans attendre qu'un consensus se dégage, en décrit les termes devant une conférence d'"activistes" du PPR, à Lublin, le 5 août. Le but ultime reste le socialisme, déclare-t-il, mais dans les conditions politiques de l'heure, il faut "rassembler les forces sociales les plus larges possibles autour d'une plate-forme de front national démocratique, d'un objectif de création et de renforcement du pouvoir populaire" (53). Il faut aussi, ajoute-t-il, composer avec d'autres forces politiques, en particulier les agrariens, "car ils constituent une force importante, et sans eux on ne peut rien faire" (54). Cette politique des "portes ouvertes" surprend une partie des communistes lublinois, enclins à employer des méthodes plus expéditives, mais ne se heurte pour l'heure à aucune opposition organisée.

C'est du côté des formations politiques auxquelles est adressée cette invite que la stratégie de Gomulka rencontre les véritables obstacles. Les partis traditionnels, solidement implantés dans la clandestinité en Pologne et représentés au gouvernement de Londres, n'ont pas la moindre intention de jouer un jeu dont les règles ont été fixées par les communistes. Ceux-ci procéderont donc par "reconstruction" de ces partis, à partir de scissions organisées en leur sein. Trois d'entre eux seront ainsi recréés : le Parti Socialiste (PPS), le Parti Paysan (SL) et le Parti Démocratique (SD). Les communistes renonceront à réactiver le Parti National, trop marqué à droite. Le scénario est bien rôdé : quelques transfuges de ces partis, cryptocommunistes le plus souvent, ralliés au PKWN, réunissent en "Congrès", à Lublin, des "délégués" soigneusement choisis. Et s'assurent la direction du nouveau "parti" tout en reprenant l'enseigne de l'ancien. Celui-ci, dont les organes légitimes sont encore dans la clandestinité, est bien en peine de protester contre l'imposture. Dotés de moyens - permanences, presse, droit de réunion - ces partis enregistreront, grâce notamment aux avantages matériels liés à l'appartenance et à la confusion due à l'homonymie avec les anciens partis, une croissance rapide de leurs effectifs, surtout au premier semestre 1945. D'autre part, les militants et cadres de l'ancien parti, toujours contraint à la clandestinité, feront, après un temps d'hésitation et privés d'alternative, de l'entrisme

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dans ces nouveaux partis, modifiant l'équilibre interne et organisant l'opposition à la direction pro-communiste.

Le Parti Socialiste (PPS) est ainsi recréé les 10 et 11 septembre 1944 à Lublin par un "Congrès" qui se proclamera le XXVème pour bien marquer la continuité. Il se déclarera "parti-frère" du PPR "dans la défense des intérêts ouvriers" (55). Osobka Morawski est porté à la tête du Comité Exécutif dont Matuszewski, un prêtre défroqué, ancien de l'"Union des Patriotes" et cryptocommuniste, est nommé secrétaire général. Le vieux militant socialiste de Cracovie, Drobner, ambitieux autant qu'indocile, est élu président du Conseil Supérieur du parti. Celui-ci, qui reçoit le sobriquet de "Faux-PPS" (F-PPS), comptera, en décembre 1944, de 5 à 8 000 membres. Avec l'afflux de militants de l'ancien parti PPS ayant quitté la clandestinité, le F-PPS devient plus frondeur et renâcle devant la suprématie du PPR. La direction du parti, qui s'est enrichie d'un nouveau membre, Jozef Cyrankiewicz, membre influent du PPS avant guerre, intelligent et ambitieux, parvient, par une répartition adroite des mandats, à conserver une majorité arithmétique.

Le Parti Paysan (SL) est lui aussi "reconstruit" autour d'un groupe dissident très minoritaire, Wola Ludu8, formé surtout d'anciens membres de l'"Union des Patriotes Polonais". Fondé à Lublin les 18-19 septembre, le nouveau parti se rallie aussitôt au programme du PKWN et élit à sa tête un président, Stanislaw Kotek-Agroszewski, flanqué de deux vice-présidents, Andrzej Witos, un neveu du célèbre dirigeant agrarien, et un cryptocommuniste, Stanislaw Janusz. Dès le Congrès suivant, en novembre, les deux premiers sont évincés de la direction - à la suite de pressions soviétiques, semble-t-il (56) - et Janusz est élu président. Mais l'afflux de membres nouveaux est très important : le parti en comptera 200 000 en juin 1945. De nombreux militants de la branche clandestine, dite "SL-ROCH", rejoignent ainsi les rangs du SL "légal", avant même que le SL-ROCH ne décide formellement, le 15 mars, le retour à l'action politique au grand jour. Si bien que le parti élit en mars Stanislaw Banczyk, un proche de Mikolajczyk, à la tête de son Comité Exécutif. Le ferment de contestation ainsi introduit dans le parti se manifeste par des motions de défiance envers le pouvoir et de vives critiques de la ligne de collaboration du parti avec le Parti Communiste (PPR). En mai 1945, devant la septième session du KRN, Banczyk lance ainsi une mise en garde devant la tendance du PPR à monopoliser le pouvoir et condamne les abus des services de sécurité.

Le Parti Démocratique (S.D.)9 n'a été fondé qu'en avril 1939 par fédération des "clubs démocratiques" qui regroupaient l'intelligentsia libérale. Ses membres ont participé largement à la Résistance et le Parti Démocratique en tant que tel était même

8 Wola Ludu : la volonté du peuple

9 S.D. : Stronnictwo Demokratyczne

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représenté dans les instances de l'Etat clandestin. Soucieux de capter cette "clientèle", les communistes réactivent également, le 24 novembre, à Lublin, le SD dont Wincenty Rzymowski, écrivain exclu avant-guerre de l'Académie de littérature pour avoir plagié Bertrand Russell, et devenu ministre de la culture dans le "Comité de Lublin", est élu président. Un cryptocommuniste, Léon Chajn, est détaché de la division Berling où il exerçait les fonctions d'officier politique, pour prendre en charge le secrétariat général du nouveau parti. Celui-ci compte à ses débuts des effectifs très réduits, mais bénéficie également, grâce aux avantages matériels auxquels l'appartenance ouvre droit, d'un afflux massif de membres, des opportunistes, mais aussi des libéraux et progressistes qui, trompés par le sigle, ignorent la véritable nature de l'organisation.

Enfin, en novembre 1944,, près de Varsovie, le NKVD arrête un jeune homme blond au visage viril et aux yeux bleus de 29 ans, Boleslaw Piasecki, chef des Phalanges-O.N.R.10, organisation de caractère fasciste, rebaptisée "Confédération de la Nation" sous l'occupation. Son sort est, en principe, joué : l'exécution ou, au mieux, la déportation. Il est condamné à mort, début 1945, par le NKVD pour avoir ordonné, à deux reprises, l'exécution de partisans soviétiques. De sa prison, il propose, dans une lettre au général Rola-Zymierski, de "parler" sur l'AK. La lettre attire sur lui l'attention du général Serov, chef du NKVD pour le territoire polonais, qui, après avoir reçu Piasecki, s'exclame : "un type génial" (57). Ce dernier l'a convaincu, en effet, qu'il fallait fonder une organisation qui ferait contrepoids à la puissante Eglise catholique polonaise11. Le NKVD sonde les amis politiques de Piasecki, Dominik Horodynski et Ryszard Reiff, également emprisonnés, et qui acceptent de collaborer. Piasecki est libéré en juillet 1945. Il soumet aussitôt au Premier Secrétaire du PPR, Gomulka, un mémoire où il expose à nouveau son projet. Gomulka ratifie l'entreprise du général Serov et dès août 1945 Piasecki se voit accorder l'autorisation de fonder un hebdomadaire, Dzis i jutro - dont le premier numéro paraîtra en novembre suivant - ainsi que, en guise de "subvention", la concession d'exploitation de plusieurs cafés et d'une ligne privée d'autobus (58).

Le 24 novembre, le PPR et les trois partis "reconstruits"( PPS, SD et SL) fondent une "Commission Centrale d'Entente", entièrement dominée par les communistes et les cryptocommunistes, qui accorde aussitôt un soutien sans réserves au PKWN. En novembre 1944, le PPR prend également le contrôle de la centrale syndicale d'avant-guerre, recréée sous le nom de "Commission Centrale des Syndicats" (CKZZ)12 et qui formera des fédérations professionnelles en 1945. Le 31 décembre

10O.N.R. : Oboz Narodowo-Radykalny (Camp National-Radical)

11 Dans "La prise du pouvoir", Milosz décrit avec talent la conversion de Piasecki, qu'incarne le personnage de Michel Kamienski. Cf. Cz. MILOSZ, op. cit. chap. XVII.

12 C.K.Z.Z. : Centralna Komisja Zwiazkow Zawodowych

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1944 est fondée l'"Union d'Entraide Paysanne" (ZSChl.)2, embryon d'un mouvement coopératif futur concurrent du réseau Spolem, toujours contrôlé par les socialistes. Enfin, en août, puis en octobre 1944, sont ressuscitées deux organisations de jeunesse.

Après des débuts timides, les rangs du PPR se gonflent rapidement : 140 000 membres nouveaux en janvier-février 1945, 90 000 en mars. En avril, il en comptera 302 000. Le motif de cet engouement est à rechercher dans les avantages auxquels donne droit la carte du parti : priorité de logement, d'approvisionnement, d'emploi. Un plénum du Comité Central, les 20 et 21 mai 1945, s'attachera à définir des règles plus strictes d'adhésion et, sous le prétexte d'un changement de cartes, procédera à une première purge : 110 000 "membres" récents seront exclus du Parti en l'espace de deux mois (59).

La stratégie privilégie la prudence. Avant tout, il faut rassurer : "le PPR est très éloigné du communisme", déclare Gomulka dans une réunion en août 1944 (60). "Du miel, surtout du miel", fait dire Milosz à Baruga, l'un des personnages de "la prise du pouvoir", directement inspiré du maître d'oeuvre de la propagande du nouveau régime, Jerzy Borejsza (61). La première "conférence" du Parti, le 10 octobre 1944 à Lublin, est consacrée à un thème mobilisateur, celui de la réforme agraire. Des thèmes qui trouvent écho, en effet, au sein d'une population lassée par cinq années de guerre, désorientée et déracinée. Le PPR en proposera d'autres lors d'un plenum les 6 et 7 février 1945 : l'expropriation des biens allemands et leur nationalisation, la reconstruction du pays et de sa capitale, de nouvelles frontières sur l'Oder, la Neisse et la Baltique, la "démocratie" et la "justice" (62). Quant aux intentions du Parti, elles restent volontairement floues : il entend établir une "démocratie populaire" en Pologne, mais l'on cherche en vain la signification de cette formule. Gomulka veut faire du PPR un "parti marxiste, marxiste-léniniste", mais il n'est jamais question de dictature du prolétariat.

Cette stratégie d'une transformation progressive du système politique ne fait pas, cependant, l'unanimité au sein du PPR et le plenum du Comité Central, réuni du 20 au 26 mai en une session interminable, révèle sinon une fracture dans la direction du Parti, du moins un vif débat interne. La résolution finale sera d'ailleurs votée avec une semaine de retard, le 26 mai 1945. Deux lignes s'affrontent : celle incarnée par Gomulka, qui juge que la recherche d'une adhésion de la population, sous la forme d'une coalition avec d'autres formations politiques dans un "front démocratique uni", est une étape nécessaire de la prise du pouvoir ; celle des communistes orthodoxes "moscovites", anciens membres du "Bureau Central", qui s'alarment de cette concession à l'adversaire et réclament la "bolchévisation" rapide du pays. C'est finalement la première ligne qui triomphe : Gomulka, dans son discours du 26 mai, s'en

2 Z.S.Chl. : Zwiazek Samopomocy Chlopskiej

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prend aux tenants de la seconde ligne, accusés de "sectarisme" dangereux et préjudiciable aux intérêts du Parti (63). Mais les "sectaires", les "dogmatiques" comme on les appelle, restent en force à la direction du Parti où ils reçoivent le renfort d'un autre "moscovite", Roman Zambrowski, admis en même temps qu'un affidé de Gomulka, Marian Spychalski. Wanda Wasilewska a disparu de la scène politique : ne voulant pas démissionner du Soviet Suprême, convaincue sans doute de l'imminence d'une incorporation de la Pologne à l'URSS, elle est retournée en décembre à Moscou.

Le débat qui a lieu à la direction du Parti, et qui a transpiré à l'extérieur lors du plenum, n'est nullement anodin et reflète un malaise croissant dans la population, que les communistes n'ont pas pu ne pas relever. Le pouvoir ne repose guère, pour l'heure, que sur l'appareil répressif constitué par le NKVD et l'appareil de sécurité polonais, dont les exactions lui aliènent une part croissante de la population. D'où la mise en garde adressée par Gomulka au Parti au lendemain du plenum, le 27 mai : "certains de nos membres ont pensé que le rôle d'avant-garde du Parti peut être rempli (...) en s'appuyant sur l'Armée Rouge (...). Ces camarades estiment qu'on pourra surmonter toutes les difficultés à l'aide des organes de sécurité" (64). Pour Gomulka, conscient de la faiblesse du nouveau pouvoir, cette analyse justifie la stratégie du "front démocratique". Il s'agit de créer les apparences d'une large base politique du pouvoir permettant de dissimuler la mainmise communiste. Mais si Gomulka a pu faire triompher cette ligne, c'est qu'elle correspond à la stratégie appliquée à tous les territoires "libérés" par l'Armée Rouge par un Staline soucieux de ne pas heurter de front ses alliés occidentaux.

C - LA CONSOLIDATION DU POUVOIR D'ETAT.

Un des premiers actes juridiques du KRN, après la création du "Comité de Lublin", est de se transformer en parlement de plein exercice. C'est l'objet d'une loi organique votée le 11 septembre 1944, qui par ailleurs récuse la constitution de 1935 pour ne se référer qu'à celle de 1921. Le nombre de députés, 444, vise à souligner cette filiation. Ceux-ci sont, pour l'heure, désignés par la seule voie de la cooptation : les candidats présentés par les diverses organisations alliées au pouvoir doivent être agréés par le Présidium du KRN, dont le président est Bierut. A défaut de satisfaire aux normes de la démocratie, le procédé offre au moins matière à plaisanterie : "Qui a nommé Bierut ? Les membres du KRN, bien sûr ! Et qui a nommé les membres du KRN ? Bierut !" Totalement inconnu il y a quelques semaines encore - comme du reste les autres dirigeants communistes - des Polonais, Bierut cumule maintenant trois fonctions, celles de président du KRN, de président du Présidium du même organe et, enfin, de chef de l'Etat. La constitution de 1921 prévoit qu'en cas d'empêchement du

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président de la République, c'est le président du parlement qui en exerce les attributions, en particulier le pouvoir de nommer le gouvernement. Muni par le KRN d'une habilitation à gouverner par décrets-lois, le "Comité de Lublin" commence à fonctionner dès le 1er août et, le 15 août 1944, les premiers "ministères" sont en place à Lublin. Le nouveau pouvoir tient à créer, dans les meilleurs délais, les apparences d'une vie publique normale : les écoles rouvrent en septembre, l'Université Catholique de Lublin (KUL)13 est autorisée également à rouvrir, des "groupes d'action" (grupy operacyjne) entreprennent de remettre en marche les usines, se heurtant quelquefois aux brigades de démontage soviétiques. La presse reparaît, la radio reprend ses émissions, sous le contrôle étroit d'une censure dirigée par "un communiste intelligent et fanatique" selon l'expression de l'historien Andrzej Albert (65), Jerzy Borejsza, qui orchestre d'ailleurs une intense campagne de propagande contre l'AK, vilipendé comme le "nabot conspué de la réaction". Mais la tâche prioritaire de ce pouvoir encore mal assuré est la mise sur pied d'un service d'ordre et de sécurité. La tâche est confiée à un communiste formé en URSS, Stanislaw Radkiewicz, qui crée dès le 27 juillet 1944 une police politique (UBP14, encore appelée Bezpieka) et une police de l'ordre public, la Milice civique (MO)15. Celle-ci, de vocation locale à l'origine, sera rattachée dès octobre 1944 à l'UBP de Radkiewicz. Commandée par le général Witold-Jozwiak, la MO est recrutée, au premier chef, parmi les partisans communistes de l'AL, mais comporte nombre d'opportunistes, voire d'anciens "collaborateurs" désireux de se racheter une conduite. De 15 000 fonctionnaires en novembre, ses effectifs croîtront rapidement pour atteindre 50 000 en mai 1945 (66). Quant à l'UB, elle est, dans la meilleure tradition bolchevique, vue comme le gage essentiel de la viabilité du pouvoir qui se met en place. Aussi ses agents, recrutés au début dans les rangs des Polonais venus d'URSS ("Union des Patriotes" et unités du général Berling) sont-ils formés et encadrés par des officiers du NKVD, qui apportent le savoir-faire et la méthode. De 3 000 seulement en novembre 1944, les effectifs atteindront 23 000 en mai 1945 (67). Par décrets-lois, le nouveau pouvoir se dote en effet d'un vaste arsenal répressif : un code pénal militaire, mais qui permet la poursuite de délits politiques de caractère civil (23 septembre 1944), un "décret sur la protection de l'Etat" (30 octobre), qui prévoit de lourdes peines pour toute "activité dirigée contre l'Etat" et sera l'outil juridique de la Bezpieka. Enfin, le "décret Bierut" du 20 janvier 1945 autorisera l'arrestation des membres de l'AK et des partisans du gouvernement de Londres.

13 K.U.L. :Katolycki Uniwersytet Lubelski

14 U.B.P. : Urzad Bezpieczenstwa Publicznego (Office de la Sécurité Publique)

15 M.O. : Milicja Obywatelska

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L'autre priorité est la réorganisation des forces armées. Le 21 juillet 1944, par une résolution, le KRN a procédé à la fusion de la Ière Armée Polonaise - les unités Berling - et de l'"Armée populaire" (AL) en une "Armée Polonaise" (WP)16 dont le commandement a été confié au général Rola-Zymierski, flanqué d'un chef d'état-major, le général Berling - il devait être évincé de ce poste peu après17 -, et d'un commissaire politique, en la personne de Marian Spychalski, ancien chef d'état-major de la Gwardia Ludowa, un proche de Gomulka. Tandis que le NKVD, qui avait infiltré les unités du général Berling, développe son réseau dans la jeune armée polonaise (68), des "conseillers" militaires soviétiques, quelquefois intégrés sans même parler le polonais, veillent à ce que l'organisation de celle-ci ne s'éloigne pas du modèle de l'Armée Rouge (officiers politiques, tactique, etc.). Le 15 août est lancé l'ordre de mobilisation : toutes les organisations clandestines sont déclarées dissoutes et les jeunes Polonais enrôlés, de gré ou de force. Forte de 110 000 hommes en juillet 1944, l'Armée Polonaise atteindra ainsi 200 000 hommes à la fin de l'année : ces recrues permettent de compléter les effectifs de la Ière Armée, d'en créer une seconde, dont le commandement est confié à un ancien de la guerre d'Espagne, le général Swierczewski, mais ne suffisent pas à constituer la troisième armée envisagée. Les 14 000 officiers soviétiques qui encadrent ces unités (69) ne venant pas à bout de la tâche, on en forme à la hâte par des cours accélérés. Peu aguerrie, cette armée est, de surcroît, touchée par des désertions massives : le 13 octobre, une partie du 31-ème Régiment d'Infanterie déserte avec son armement.

Enfin, en octobre 1944, est créée une unité paramilitaire, les "Forces Armées de l'Intérieur" (WW)18 , chargée de lutter contre l'AK sur le terrain et de pourchasser les réfractaires à l'enrôlement forcé. Le déplacement rapide du front vers l'ouest à partir de janvier 1945 élargira la surface à contrôler et ces unités, rebaptisées le 26 mars suivant "Corps de Sécurité de l'Intérieur" (KBW)19 seront renforcées, au point de compter 28 000 hommes en mai. Mais il s'agit d'éléments "politiquement peu sûrs" qui, au printemps 1945, déserteront spectaculairement par bataillons entiers en armes. Le 24 mai 1945, l'autorité sur ce corps sera retirée à Radkiewicz et confiée au ministre de la Défense. Enfin, à l'automne sont créés des "groupes d'action" dotés de larges pouvoirs, formés de miliciens, d'officiers de la police politique et de l'armée, ainsi que de militants du Parti, pour lutter sur le terrain contre la "réaction".

Appuyé sur les deux piliers que sont l'armée et la police, le nouveau pouvoir se met en quête de reconnaissance internationale. Le "Comité de Lublin" noue des

16W.P. : Wojsko Polskie

17 peu après son éviction, Berling allait, dans une télégramme à Staline, dénoncer la "bande de trotskistes internationaux qui avait pris le pouvoir en Pologne", lui demandant de "sauver celle-ci pour l'Union Soviiétique". 18 W.W. : Wojska Wewnetrzne

19 K.B.W. : Korpus Bezpieczenstwa Wewnetrznego

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contacts avec les comités nationaux de libération de Yougoslavie, de Tchécoslovaquie et de France. Début décembre, Osobka-Morawski et Bierut rencontrent à Moscou le chef du gouvernement provisoire français, le général de Gaulle, et lui proposent la signature d'un accord de reconnaissance mutuelle. Staline en fait même une condition de la signature du traité franco-soviétique souhaité par de Gaulle. Celui-ci refuse, à la surprise de Staline, peu coutumier d'une telle fermeté à ses dépens, mais accepte d'établir une relation officieuse par l'échange de deux délégués sans statut diplomatique : le commandant Fouchet du côté français, Stefan Jedrychowski du côté polonais.

Afin de se gagner la sympathie d'un monde paysan qui redoute la collectivisation des terres et qu'il sait animé de solides préventions à son endroit20, le nouveau pouvoir procède promptement, par un décret-loi (du 6 septembre 1944), à une réforme agraire, un projet qui figure également, d'ailleurs, au programme de la Résistance. Cette réforme prévoit le partage sans indemnisation des grands domaines (plus de 50 hectares de surface utile) et des terres allemandes ainsi que leur attribution par lots à des petits paysans, moyennant le paiement, échelonné sur 10 à 20 ans, de la valeur d'une récolte annuelle. La lenteur de la procédure de répartition vaut aux dirigeants polonais les remontrances de Moscou, qui provoquent l'éviction d'Andrzej Witos, membre du PKWN et dirigeant du Parti Paysan, partisan d'attendre la fin de la guerre pour qu'une autorité supérieure à celle du "comité de Lublin" endosse la responsabilité d'une réforme aussi importante. Witos est évincé du PKWN le 9 octobre. Après cet épisode, la réforme est menée dans la précipitation : des "groupes d'action" dotés de pleins pouvoirs, envahissent les campagnes et, bien que dépourvus de la moindre qualification, procèdent de force au partage des terres. Fin décembre 1944, 100 000 paysans se voient attribuer des parcelles d'une superficie moyenne de 2 hectares. Mais le monde paysan ne se laisse pas pour autant amadouer; la distribution quasi-gratuite de terres - synonyme de précarité du droit de propriété - ne fera qu'aviver leur méfiance envers les communistes, alimentée de surcroît par l'hostilité à leur encontre des militants locaux du Parti Paysan.

En novembre 1944 commence à circuler la rumeur d'une prochaine transformation du "Comité de Lublin" en gouvernement provisoire. Cette rumeur est accréditée par le déclenchement d'une campagne de presse lancée le 7 décembre par une lettre du Premier Secrétaire du Comité Central du PPR au quotidien Rzeczpospolita. Les conditions sont réunies, explique Gomulka, pour la création d'un gouvernement provisoire : le "Comité de Lublin" a fait ses preuves et "toute la nation polonaise est en train de se rallier au camp démocratique", autour du KRN (70). Ce

20 bien que la production agricole ait été réduite de moitié par rapport aux niveaux d'avant-guerre, le Comité de Lublin a pris dès le mois d'août 1944 un décret autorisant la réquisition des produits agricoles : 8OO OOO tonnes de blé et presque autant de pommes de terre sont ainsi obtenues sur les territoires polonais déjà libérés (est de la Vistule) et affectées en premier lieu au ravitaillement des forces armées soviétiques.

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thème est repris à l'unisson par le reste de la presse du régime et les organisations affiliées. Les réactions occidentales, que cette campagne a pour objet de tester, resteront relativement modérées.

Le 31 décembre, le KRN, "se conformant aux aspirations de la société polonaise", annonce la formation du "Gouvernement Provisoire de la République Polonaise" (TRRP)21, qui succède au "Comité de Lublin". Staline, bien entendu, n'est pas étranger à ce nouveau fait accompli, étape suivante de son plan pour la Pologne. Il a supervisé personnellement la composition de ce gouvernement (71) formellement nommé par Bierut : 5 membres seulement du "comité de Lublin" y figurent, parmi lesquels Osobka-Morawski, chef du gouvernement. Celui-ci présente toutes les apparences du pluralisme puisque quatre partis se partagent la quinzaine de portefeuilles : le PPR (sept), le PPS (trois), le SL (trois) et le SD (trois), auxquels s'ajoute Rola-Zymierski, prétendument "sans parti". A la vérité, tous les postes-clefs sont détenus, comme dans le PKWN, par des communistes ou des cryptocommunistes : deux vice-présidences, avec Gomulka (PPR) et Janusz (SL), les portefeuilles de la défense avec Rola-Zymierski, de la Sécurité Publique avec Radkiewicz (PPR), de l'industrie avec Minc (PPR) et de la propagande avec Matuszewski (PPS). Quant aux autres, ils sont tous "doublés" par des fonctionnaires du NKVD répartis dans les départements ministériels.

Dès le 4 janvier 1945, malgré les protestations à l'ouest, le nouveau gouvernement est reconnu par le gouvernement soviétique et des ambassadeurs sont échangés : Lebedev, l'interlocuteur de Mikolajczyk, pour l'URSS, et Zygmunt Modzelewski, un communiste ancien membre de l'"Union des Patriotes Polonais", pour la Pologne. Le gouvernement polonais de Londres dénonce énergiquement, dès le lendemain, cet "attentat aux droits souverains de la nation". Churchill proteste dans un télégramme du 5 janvier à Staline. Quant aux Etats-Unis, ils ont déclaré le 2 janvier qu'ils continuaient de ne reconnaître que le gouvernement de Londres. Il n'est jusqu'à la presse britannique et la presse américaine, plutôt favorables à Staline jusqu'alors, qui ne prennent fait et cause pour les Polonais de Londres. Mais le nouveau gouvernement, qui s'est installé dès les premiers jours de février dans Varsovie libérée et en ruines, enregistrera assez rapidement ses premiers succès diplomatiques : il sera reconnu le 31 janvier par la Tchécoslovaquie et le 30 mars par la Yougoslavie de Tito. Le commandant Fouchet, représentant officieux de la France, est traité à Varsovie avec le cérémonial réservé aux ambassadeurs. Enfin, nouveau fait accompli, le 21 avril 1945, Osobka-Morawski signera avec Staline un "pacte d'amitié, d'aide mutuelle et de coopération", qui lie la Pologne à l'URSS pour une durée de 20 ans.

21T.R.R.P. : Tymczasowy Rzad RzeczyPospolitej Polskiej

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Ce nouveau pouvoir, qui n'a d'autre légitimité que la présence de l'Armée Rouge en Pologne, est en butte à l'hostilité d'une grande partie de la population. Celle-ci continue, malgré l'échec de l'insurrection de Varsovie, de tourner ses regards vers l'Occident. "On idéalisait, en Pologne occupée, les émigrés à l'Ouest et le gouvernement de Londres", notera dans ses mémoires Stanislaw Lukasiewicz, le futur secrétaire personnel de Bierut, "on (le) tenait pour le principal et authentique défenseur de la liberté du pays, disposant de toute la puissance militaire de l'Ouest (...) on considérait le gouvernement de Lublin comme quelque chose de passager. On s'attendait à ce que le gouvernement en exil rentrant au pays restaure l'ordre et détermine le futur de la Pologne" (72). Staline est bien conscient de cette fragilité, qui déclare à une délégation du "Comité de Lublin" qu'il reçoit le 9 octobre : "on vous tirera comme des perdrix quand nous ne serons plus là" (73). Au-delà de son parrainage par l'autre ennemi héréditaire qu'est pour l'opinion polonaise la Russie, les effets conjugués des privations et du rationnement, d'une réforme monétaire confiscatoire en janvier 1945, des réquisitions et démontages, de la terreur et de la répression nourrissent une aversion croissante envers le pouvoir. Celui-ci ne trouve pas grâce aux yeux des ouvriers, dont il se réclame pourtant, et des grèves éclatent au printemps 1945.

Mais le pouvoir ne manque pas d'atouts et joue habilement, pendant sa première année d'existence, de la lassitude consécutive à cinq années de guerre et à l'échec de la Résistance d'une part, de la volonté de reconstruire un cadre de vie - et donc un Etat, quel qu'il soit - stable et durable d'autre part. Le régime exploitera ce sentiment favorable en entreprenant des actions d'"intégration" en faveur desquelles une majorité de Polonais peut se mobiliser : décision de reconstruire Varsovie et d'y maintenir la capitale, rétablissement de la vie culturelle, économique, administrative, conquête de la "nouvelle frontière" sur l'Oder et la Neisse. L'effet d'entraînement de ces actions lui vaudra le ralliement de nombreux hésitants, non-communistes ou simplement tenants de l'ordre. Moyennant quoi, pour artificiel qu'il est à ses débuts, le pouvoir parvient en l'espace d'un an, à consolider ses positions - avec l'aide vigilante de l'Union Soviétique il est vrai. Sur la scène internationale, une succession de faits accomplis l'impose peu à peu comme seul gouvernement "légal", à défaut d'être légitime. A l'intérieur, le concours du NKVD lui permet d'éliminer un adversaire politique organisé - la Résistance d'obédience londonienne - et, dissimulé derrière le paravent d'une coalition de partis "démocratiques", de s'emparer de la réalité du pouvoir.

D - LA CONFERENCE DE YALTA.

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L'effondrement du IIIème Reich n'est plus désormais qu'une question de mois. Depuis l'été 1944, les Alliés - Roosevelt surtout - sont demandeurs d'une nouvelle rencontre au sommet pour débattre de l'ordre du monde d'après-guerre. Mais invoquant ses responsabilités dans la conduite des opérations, Staline se dérobe sans cesse. Les deux autres finissent par se résigner au lieu imposé par Staline - la Crimée. Quant à la date finalement retenue pour la rencontre, début février, elle est on ne peut plus favorable à l'URSS. Staline est alors au faîte de la gloire militaire. L'Armée Rouge a repris l'offensive le 12 janvier - après 6 mois d'immobilité - a libéré Varsovie le 17, Cracovie le 18 et se retrouve fin janvier devant Poznan. Presque toute la Pologne d'avant-guerre a été reprise aux Allemands, de même que la Slovaquie et la quasi totalité de la Hongrie, et Berlin est à moins de 300 kilomètres du front oriental. Les Alliés, par contre, sont arrêtés par une contre-offensive allemande dans les Ardennes, piétinent en Italie et se présentent plutôt en position de demandeurs : Roosevelt, malade, vient demander à Staline son aide pour venir à bout du Japon et son soutien pour réaliser son grand projet, celui de l'organisation universelle de sécurité collective. Quant à Churchill, il apparaît de plus en plus comme le chef d'une puissance sur le déclin dans un dialogue entre deux grandes puissances.

Sachant que la question polonaise serait longuement évoquée en Crimée, Staline a fait venir à Moscou, le 22 janvier, Osobka-Morawski et Bierut, à qui il a demandé d'approuver formellement son projet de tracer la frontière occidentale de la Pologne le long de l'Oder et de la Neisse occidentale, jusqu'à la frontière tchécoslovaque.

Le gouvernement polonais de Londres, lui, n'a pas été consulté et les préventions qu'il cherche tout de même à faire valoir, le 22 janvier 1945, dans un mémorandum aux deux gouvernements alliés, laissent Britanniques et Américains de marbre. Mais, à Malte, en route pour la Crimée, Eden et Stettinius, le secrétaire d'Etat américain, ont arrêté une position commune : conformément aux décisions de la conférence de Téhéran, la frontière orientale de la Pologne sera délimitée par la ligne Curzon. Mais on tentera de conserver à la Pologne Lwow et le bassin pétrolier de Boryslaw. Au nord et à l'ouest, Américains et Britanniques conviennent d'appuyer l'octroi à la Pologne de la Prusse orientale - amputée de Königsberg - de Gdansk et de la Haute Silésie, mais pas de la Poméranie occidentale ni de la Basse Silésie. Le gouvernement devrait être formé avec les cinq partis (les quatre principaux de Londres et le PPR) par Mikolajczyk. Désormais dans l'opposition, celui-ci est favorable à un compromis dans lequel il voit la seule chance de préserver l'indépendance de la Pologne.

Dimanche 4 février, à 17 heures, dans la salle de bal du palais de Livadia, une ancienne résidence d'été des tsars, qui porte encore les stigmates des combats et du pillage allemand, s'ouvre la conférence, jusqu'alors désignée par le nom de code

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d'"Argonaute". Mais c'est le nom de la grande station balnéaire toute proche, Yalta, que retiendra l'Histoire. Chacun des participants est accompagné d'une délégation nombreuse, plusieurs centaines de personnes, qui se réduisent cependant à moins d'une douzaine, pour chaque partie, dans la salle de conférence : quelques proches collaborateurs, les chefs militaires, les interprètes. Roosevelt est accompagné de Stettinius, de son conseiller spécial, Harry Hopkins, et de l'ambassadeur à Moscou, Harriman. Churchill est lui aussi accompagné du Secrétaire au Foreign Office, Eden. Quant à Staline, il s'est entouré du commissaire et du commissaire-adjoint aux Affaires Etrangères, Molotov et Vychinski, de l'ambassadeur à Washington, Andreï Gromyko, et de l'ancien ambassadeur soviétique à Londres, Maïski. Pendant ces huit jours de discussions tendues, entrecoupées de banquets fastueux, Roosevelt et Churchill retrouveront le redoutable négociateur, pragmatique et madré, de la conférence de Téhéran. Les principaux points de l'ordre du jour, la conduite de la guerre, le sort de l'Allemagne, la création de l'ONU, la Yougoslavie, sont rapidement épuisés et dès le 6 février, la conférence aborde la question polonaise, le "fantôme polonais" selon l'expression de l'historienne française Hélène Carrère d'Encausse (74), qui la hantera jusqu'à son terme. Si l'on en juge par le temps qui lui est consacré - et de l'aveu même des participants - la question polonaise domine la conférence.

Le 6 février donc, Roosevelt ouvre la discussion en se déclarant prêt à reconnaître la ligne Curzon comme frontière orientale de la Pologne et suggère - en avertissant toutefois qu'il n'a pas l'intention d'insister - de laisser Lwow du côté polonais. Le tracé définitif de la ligne Curzon, au sud, n'avait pu en effet être arrêté à Téhéran. Puis le président américain évoque la question du gouvernement : celui de Lublin, déplore-t-il, n'est pas représentatif, et le futur gouvernement devrait être créé par un "conseil présidentiel" - sorte de chef d'Etat collégial dont l'idée avait été suggérée par Mikolajczyk - formé par les représentants des cinq principaux partis. Churchill, qui prend la parole ensuite, soutient une position analogue à une différence près : il se prononce en faveur du rattachement de Lwow à l'URSS, eu égard aux mérites de celle-ci dans la lutte contre les Allemands, mais invite Staline à un "geste de générosité" envers les Polonais en leur laissant Lwow. Enfin, "question d'honneur" pour le Royaume-Uni, entré en guerre à cause de la Pologne, celle-ci devait être "indépendante" et "maîtresse chez elle". Churchill propose même de créer sur-le champ - c'est-à-dire à Yalta - un gouvernement polonais qui serait aussitôt reconnu par les trois puissances.

Staline demande une suspension de séance avant de prendre à son tour la parole : pour l'URSS, déclare-t-il d'une voix monocorde, la "question polonaise" est non seulement une "question d'honneur", mais aussi une "question de sécurité" et même "de vie ou de mort". La Pologne constitue, en effet, un "corridor" qui, par sa faiblesse, a

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toujours servi aux ennemis de la Russie. Les Allemands l'ont emprunté deux fois au cours des trente dernières années22 C'est pourquoi la Pologne doit être, à l'avenir, "forte". Quant aux frontières, ce sont les Britanniques et les Français, à l'époque hostiles à l'URSS, qui ont tracé la ligne Curzon : "Pourquoi les Soviétiques doivent-ils exiger moins que ce que leurs propres ennemis leur ont accordé ?". Puis, rappelant que Lénine avait à l'époque protesté contre l'attribution à la Pologne de la région de Bialystok : "nous sommes déjà en retrait sur la position de Lénine. Devons-nous de surcroît être moins russes que Curzon et Clémenceau?" (75). En tout cas, poursuit Staline, l'URSS est prête à prolonger la guerre pour cette frontière-là, une menace claire à l'adresse des Anglo-Américains. Enfin, sur la question du gouvernement, le maréchal relève avec une ironie froide ce qu'il impute à un lapsus linguae de la part de Churchill car "les principes de la démocratie ne permettent pas de créer ici, à Yalta, un gouvernement polonais sans la présence ni l'accord des Polonais" (76). Peu lui importe, cependant, la composition du gouvernement futur de la Pologne, "pourvu qu'il garantisse l'ordre sur les arrières du front, qu'il ne tire pas dans le dos des soldats soviétiques". Le gouvernement de Lublin s'acquitte fort bien de cette tâche, mais les "agents de Londres" avaient déjà "assassiné 212 soldats soviétiques" et s'attaquent régulièrement aux bases d'opérations de l'Armée Rouge. Un rapprochement s'était même ébauché l'automne passé entre le "Comité de Lublin" et Mikolajczyk, mais ce dernier a été depuis lors désavoué par ses pairs à son retour à Londres, au point de devoir démissionner. Il ne voit guère dans ces conditions comment les hommes de Lublin peuvent s'entendre avec le nouveau gouvernement qui ne leur dissimule pas son hostilité. Staline invite donc ses interlocuteurs à reconnaître dès à présent le gouvernement d'Osobka-Morawski. Churchill s'y refuse, mettant en doute la légitimité de celui-ci. Roosevelt suggère de lever la séance. On s'exécute dans un silence glacial.

Le soir même, Roosevelt qui entrevoit le blocage sur deux positions inconciliables, écrit, après en avoir conféré avec Churchill, une lettre à Staline où il propose de faire venir à Yalta, outre Bierut et Osobka-Morawski, des personnalités de Londres (Mikolajczyk, Grabski) ou de Pologne (le cardinal Sapieha, Wincenty Witos, Zygmunt Zulawski) pour essayer de former un gouvernement provisoire.

Le 7 février à 16 heures s'ouvre une nouvelle séance plénière. Staline intervient le premier et se référant à la lettre de Roosevelt, prétend qu'il n'est arrivé à joindre ni Bierut ni Osobka-Morawski, retournés en Pologne, ni d'ailleurs aucune des autres personnalités citées par Roosevelt. Puis, après avoir annoncé que l'URSS acceptait les propositions américaines sur l'exercice du droit de veto dans la future organisation mondiale, et réclamé, en contrepartie des sièges séparés pour l'Ukraine et la

22 de 1795 à 1918, la Pologne n'existait pas en tant qu'Etat souverain et l'Empire russe avait une frontière commune avec le Royaume de Prusse.

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Biélorussie, Molotov exhibe un plan de règlement en six points de la question polonaise, qui prévoit :

- une frontière orientale le long de la ligne Curzon, avec, par endroits, des modifications de 5 à 8 kilomètres au profit de la Pologne;

- une frontière occidentale sur la ligne Szczecin-Oder-Neisse Occidentale; - l'ouverture du gouvernement provisoire, le gouvernement de Lublin, à "certains dirigeants démocratiques des milieux polonais émigrés"; - la création d'une commission spéciale de bons offices composée de Molotov et des ambassadeurs britannique et américain à Moscou, et chargée de superviser l'élargissement du gouvernement provisoire;

- la reconnaissance de ce gouvernement élargi par les trois alliés;

- l'organisation d'élections générales dans les meilleurs délais par le nouveau gouvernement.

Roosevelt, qui prend la parole le premier, ne trouve rien à redire à ce projet, si ce n'est l'emploi de l'expression "émigrés", qui suggère qu'on ne ferait appel qu'à des Polonais de l'étranger, mais pas à des dirigeants démocrates de Pologne occupée. Churchill renchérit dans ce sens, mais exprime les plus vives réserves sur les frontières occidentales prévues par le projet de Molotov. "Ce serait navrant", déclare-t-il, "de gaver l'oie polonaise de nourriture allemande jusqu'à la faire crever d'indigestion". Puis, plus sérieux : "Si la Pologne obtient la Prusse Orientale et la Silésie, cela signifie le déplacement de six millions d'Allemands vers l'ouest", ce qui choquerait une bonne partie de l'opinion britannique (77). "Il n'y a plus d'Allemands dans ces régions, car ils ont fui devant l'avance de l'Armée Rouge", rétorque Staline avec aplomb. Aucun des deux autres ne relève cette contre-vérité. Même les estimations les moins prudentes admettent que la moitié au moins des populations civiles allemandes est restée sur place. Sans que les Soviétiques aient fait de concession autre qu'optique - l'ouverture du gouvernement de Lublin à quelques personnalités émigrées - Churchill et Roosevelt ont implicitement accepté les termes du projet soviétique pour la Pologne.

Le lendemain 8 février, comme tous les matins, les ministres des Affaires Etrangères se réunissent, pour discuter de la mise en oeuvre des décisions des jours précédents : Organisation des Nations Unies, Yougoslavie, Iran, etc. Mais à la session plénière, à 16 heures, la Pologne revient vite au centre de la discussion. La délégation américaine présente, en accord avec les Britanniques, des contre-propositions au plan de Molotov : accord sur la ligne Curzon modifiée, mais compensations moins généreuses à l'ouest et en Prusse orientale, formation d'un "conseil présidentiel" de trois personnes - Bierut, Grabski et le cardinal Sapieha - chargé de former un gouvernement provisoire qui serait aussitôt reconnu par les Alliés, organisation, dans les meilleurs délais, par ce gouvernement provisoire, d'élections libres. Molotov, qui

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n'a aucune illusion sur les conséquences d'un tel plan pour les protégés de Moscou à Varsovie, entreprend de le mettre en pièces. "Le gouvernement de Lublin, déjà en fonctions, et qui "jouit d'une grande autorité dans le pays, ne peut être ignoré". On ne peut donc en créer de nouveau ; l'élargir ? à la rigueur, mais à qui ? Mikolajczyk n'est plus, pour les Polonais de Lublin, un interlocuteur valable. Churchill alors, sur le ton le plus ferme, rejette en bloc les allégations de Molotov, que démentent toutes les informations du gouvernement britannique : le gouvernement de Lublin ne représente pas une majorité de la population et ne peut être considéré comme le représentant de la nation. Staline vole à la rescousse de son commissaire aux Affaires Etrangères et assure Churchill que "les gens du gouvernement de Lublin sont très populaires (...) Bierut, Osobka-Morawski, Rola-Zymierski n'ont pas fui la Pologne, mais sont restés en Pologne, ont fait la résistance". Alors, poursuit Staline, "il faut comprendre la psychologie de la population, sa sympathie pour ceux qui sont restés, qui n'ont pas fui le pays (...). Certes, ce ne sont pas des génies et peut-être se trouve-t-il des têtes plus intelligentes à Londres (...) les sentiments des gens sont peut-être un peu primitifs, mais ils existent" (78). Quant aux élections, certes il vaudrait mieux les tenir tout de suite, mais la guerre n'est pas encore finie. "Dans un mois peut-être...sauf catastrophe sur le front", répond-il à une question de Roosevelt. Mais, pour l'heure, il existe un gouvernement provisoire, qui ne se distingue pas tellement de celui du général De Gaulle - il est d'ailleurs difficile de dire lequel des deux est le plus populaire - et pourtant toutes les puissances traitent avec lui. Il vaut donc mieux réorganiser le gouvernement existant plutôt que de créer quelque "conseil présidentiel". La question de la composition du gouvernement est renvoyée aux ministres des Affaires Etrangères et la séance levée. La perspective, habilement agitée par Staline, d'élections à échéance rapprochée rassure Churchill et Roosevelt et ébranle leur opposition à un simple élargissement du gouvernement.

Le vendredi 9 février, à la réunion des trois ministres, le matin, Stettinius annonce que la délégation américaine retire son idée de "conseil présidentiel", ce qui équivaut à l'abandon de l'exigence de formation d'un nouveau gouvernement, et à l'acceptation implicite d'un simple élargissement du gouvernement provisoire existant, confié aux bons offices de Molotov et des ambassadeurs américain et britannique à Moscou. La session plénière, l'après-midi, s'ouvre à nouveau sur la question polonaise. Churchill déclare qu'il ne quittera pas Yalta sans un accord sur la Pologne car ce serait l'échec de la conférence dans son ensemble. Un dialogue de sourds s'engage alors, qui s'achève dans la confusion et la question est à nouveau renvoyée devant les ministres. Molotov, qui a obtenu le ralliement des Occidentaux à une simple réorganisation du gouvernement existant, s'attache maintenant à éroder leurs exigences de contrôle des élections par une commission interalliée, dans laquelle il voit une ingérence

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inadmissible dans les affaires intérieures de la Pologne. Eden et Stettinius ne cèdent pas et la question est renvoyée à l'arbitrage de Roosevelt, Staline et Churchill. Las de cette conférence qui se prolonge, otage de la question polonaise, Roosevelt décide de renoncer à insister sur le contrôle de la régularité du scrutin. C'est à Stettinius qu'il laisse le soin d'annoncer, le lendemain matin 10 février, ce nouveau retrait à Eden et Molotov. Celui-ci, loin de se satisfaire de cette victoire, s'enhardit à proposer, mais en vain, la reconnaissance immédiate, par les Américains et les Britanniques, du gouvernement provisoire de Varsovie. Il ne reste plus à la session plénière de l'après-midi qu'à entériner un texte qui n'est finalement guère différent du projet soviétique à peine amendé. Mais dépités de leur échec sur la question du gouvernement et conscients que le contrôle sur sa formation leur échappe, les Occidentaux maintiennent leurs réserves sur les frontières occidentales ; "il ne faut pas consentir aux Polonais de Lublin ce que nous aurions été prêts à accorder à Mikolajczyk", fait valoir Eden (79). Et la fixation définitive de la frontière occidentale de la Pologne sera donc renvoyée à la future conférence de la paix pour le plus grand bénéfice encore une fois de Staline, qui pourra se poser en défenseur des intérêts polonais.

Dimanche 11 février, au milieu du déjeuner d'adieu, les trois dirigeants signent le communiqué final de la conférence. "Une situation nouvelle s'est créée en Pologne", y lit-on, "du fait de l'entière libération du pays par l'Armée Rouge (...) le gouvernement provisoire actuellement en fonction devra, par conséquent, être réorganisé sur une base démocratique plus large et comprendre des dirigeants démocratiques de Pologne même et des Polonais de l'étranger". Une commission, formée de Molotov, Harriman et Clark Kerr est créée, et reçoit pour mission de "convenir par voie de consultations, à Moscou tout d'abord, avec des membres de l'actuel gouvernement provisoire et d'autres dirigeants démocratiques polonais de Pologne ou de l'étranger, de la réorganisation de l'actuel gouvernement". Celui-ci sera tenu de "procéder, dans les meilleurs délais, à des élections libres et sans entraves sur la base du suffrage universel et du scrutin secret. Tous les partis démocratiques et anti-nazis auront le droit de participer à ces élections et d'y présenter des candidats" (80). Quant au gouvernement, qui portera le nom de Gouvernement Provisoire d'Union Nationale, il sera reconnu par les trois parties, qui noueront avec lui des relations diplomatiques. Elles "échangeront des ambassadeurs dont les rapports tiendront chaque (gouvernement) au courant de la situation en Pologne". Ce truisme sera la seule survivance de la demande, par les deux Occidentaux, d'un contrôle de la régularité des élections.

Le passage consacré aux frontières est plus bref : "les chefs des trois gouvernements considèrent que la frontière orientale de la Pologne doit suivre la ligne Curzon avec, dans certaines régions, des modifications de 5 à 8 kilomètres au profit de

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la Pologne. Ils estiment que la Pologne devra bénéficier d'une extension substantielle de territoire au nord et à l'ouest". Sur l'ampleur de cette extension, le protocole ne dit rien, sinon que le gouvernement provisoire sera consulté à ce sujet et que la fixation définitive de la frontière est repoussée à la conférence de la paix. Depuis Téhéran, la discrétion observée sur les territoires qui seraient enlevés à l'Allemagne après la guerre était justifiée par le souci de ne pas provoquer un surcroît de résistance de la part des Allemands.

Puis les trois dirigeants prennent congé. Les Américains sont satisfaits : ils ont atteint leurs principaux objectifs - la création des Nations Unies, l'entrée de l'URSS en guerre contre le Japon - des succès que ne ternit guère l'échec sur la question polonaise, tant Roosevelt est persuadé, comme il le confie à l'amiral Leahy, le chef d'état-major américain, que cet accord est "ce qu'il pouvait obtenir de mieux pour la Pologne à ce moment" (81). Pour ce qui est de l'Europe, et en particulier de la "question polonaise", Staline triomphe. La frontière orientale de la Pologne est en tous points conforme à ses exigences. Les réticences des Occidentaux sur la frontière occidentale, non seulement ne le gênent pas, mais lui permettent de se présenter en meilleur défenseur que les Anglo-Saxons des intérêts de la Pologne. Le futur gouvernement d'union nationale sera "réorganisé" à partir du gouvernement de Lublin. De la part des Occidentaux qui, quelques mois plus tôt, entendaient encore former ce gouvernement en ouvrant celui de Londres aux communistes, cette disposition constitue une reconnaissance implicite, par ses alliés, du gouvernement de Lublin. Par ailleurs, le mode, fort peu contraignant, retenu pour procéder à cet élargissement permet de l'ouvrir à quelques politiciens naïfs ou ambitieux sans compromettre la domination par des communistes ni le lien de subordination envers Moscou. Enfin, la référence à des "élections libres" est suffisamment vague pour ne pas lier les mains du futur gouvernement ou de son tuteur.

De toute évidence, Staline connaissait parfaitement le dossier de la "question polonaise", à la différence de ses interlocuteurs anglais et américain, qui laissaient Staline égrener des approximations, voire des contre-vérités sans réagir. D'autre part, Staline, efficacement secondé par Molotov, s'est montré un négociateur remarquable : d'une fermeté inébranlable dès lors qu'il sentait le moindre défaut d'assurance chez ses partenaires, il sut également faire des concessions d'apparence sur des points plus controversés tout en refusant habilement de prendre des engagements précis.

Ainsi les élections devront certes être "libres et sans entraves", mais elles se dérouleront à l'abri de tout contrôle interallié. Les termes de "démocratique", "anti nazi", "dans les meilleurs délais", permettent toutes les interprétations, et celle qui prévaudra sera assurément celle du gouvernement provisoire, dominé par les communistes. La formule de la commission tripartite créée pour "réorganiser" le

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gouvernement laisse ouvert un large champ aux manoeuvres soviétiques et le choix de son siège, Moscou, est significatif à cet égard.

Il est vrai que dans le traitement par les Alliés de la question polonaise règne, depuis le début, une profonde dissymétrie d'intérêts. L'intérêt pour agir de Staline - l'annexion de la moitié de la Pologne d'avant-guerre - est, en effet, indubitablement plus fort que celui de Roosevelt, que les voix des 6 millions d'Américains de la Polonia 23ne tracassent plus, ou de Churchill, lié par de vagues engagements moraux envers la Pologne.

D'autre part, Staline est en position de force, et militairement et politiquement. Concernant les frontières, la conférence de Yalta n'a fait qu'entériner les décisions de Téhéran. Mais son objectif suivant est de faire légitimer par la communauté internationale la situation de fait - la présence de l'Armée Rouge en Pologne et l'existence d'un gouvernement de marionnettes - de lui donner, selon l'expression d'Hélène Carrère d'Encausse, une "légitimité internationale" et de "transformer un avantage momentané en influence permanente" (82).

Les décisions de Yalta, communiquées dès le 12 février au gouvernement polonais de Londres, sont accueillies par une réaction d'indignation plus que de stupeur, tant elles avaient, une fois connu l'arrangement de Téhéran, été anticipées. Le chef du gouvernement, Arciszewski, y voit la clef de la "domination de la Pologne par la Russie" (83), prélude à un "cinquième partage de la Pologne" (84), le général Anders est persuadé qu'une guerre est inéluctable entre les Occidentaux et la Russie impérialiste. Des démarches de protestation sont entreprises auprès de Roosevelt et de Churchill.

Mais les hommes qui incarnent les autorités légales de la Pologne occupée ont cessé d'être des interlocuteurs des deux grandes puissance occidentales. Sur le terrain, en Pologne, l'AK ne cesse de se désagréger, décimée, affaiblie par la rigueur de l'hiver, les difficultés d'approvisionnement et, surtout, la très efficace lutte que lui livre le NKVD. Le 19 janvier 1945, peu après la reprise de l'offensive soviétique, Okulicki a d'ailleurs donné l'ordre de la dissoudre, ordre qu'il a conclu par un appel à "oeuvrer et agir dans l'esprit du rétablissement de la pleine indépendance de l'Etat polonais" (85). 50 000 combattants environ quitteront la clandestinité ; une partie d'entre eux sera arrêtée et déportée par le NKVD, les autres seront contraints de retourner à la clandestinité. Selon des plans arrêtés à l'automne 1943 par Bor-Komorowski pour le cas d'une occupation soviétique sans accord avec le gouvernement de Londres, une nouvelle organisation ultra-secrète, baptisée NIE24, lentement mise sur pied avec des cadres triés sur le volet, doit prendre, théoriquement, le relais de l'AK dissoute. En fait,

23 Polonia : diaspora polonaise à l'étranger

24 NIE : abréviation de Niepodleglosc (indépendance). En polonais, nie signifie également non

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elle n'aura guère l'occasion d'agir; son chef désigné, le général Nil-Fieldorf étant arrêté - sans être reconnu - en février et déporté.

C'est donc en Mikolajczyk, chef de l'opposition au gouvernement Arciszewski, qu'Américains et Britanniques voient en fait leur véritable partenaire dans le chapitre nouveau qui s'ouvre. L'ancien Premier Ministre émet certes des réserves, notamment sur les modalités de formation du gouvernement, mais accepte implicitement le principe du déplacement des frontières. Au sein de ce qui reste de l'Etat clandestin en Pologne, le parti agrarien parvient à dissuader le "Conseil de l'Unité Nationale" (RJN) de condamner sans appel les décisions de Yalta. Le 22 février 1944, le dernier organe politique de la Résistance en Pologne s'y soumet et place dans les "élections démocratiques" annoncées le seul espoir de sauver l'indépendance de la Pologne.

A Moscou, la "Commission des Trois" - Molotov et les ambassadeurs britannique et américain, Clark Kerr et Harriman - tient sa première session le 23 février 1945. Le mandat qui lui a été confié à Yalta est de "consulter" des membres du gouvernement provisoire de Varsovie et des dirigeants "démocratiques" polonais pour "réorganiser" le gouvernement en place. Mais qui consulter ? Les Occidentaux proposent une première liste de noms que Molotov entreprend de soumettre au gouvernement provisoire. La réponse vient sous la forme d'une lettre de Bierut : il est d'accord pour qu'une délégation de dirigeants londoniens vienne à Moscou, mais récuse les noms avancés par les Occidentaux. Le Britannique et l'Américain s'émeuvent de cette procédure que n'a pas prévue le protocole de la conférence de Yalta. Au contraire, rétorque le Commissaire aux Affaires Etrangères en s'autorisant de la rédaction équivoque du texte russe du protocole : la "Commission des Trois" doit consulter d'abord le gouvernement de Varsovie. La locution "tout d'abord", prétend-il, se rapporte au gouvernement provisoire, interprétation contredite par le texte anglais où elle s'applique clairement au lieu des consultations, Moscou d'abord, puis Varsovie. Les pourparlers tournent rapidement à l'impasse, ce qui est précisément l'objectif de la tactique d'obstruction de Molotov. Le temps joue, en effet, en faveur des intérêts soviétiques en permettant au régime de Varsovie de consolider son pouvoir et au NKVD d'éliminer l'opposition à celui-ci. Molotov finit par renoncer à la "consultation" systématique du gouvernement provisoire de Varsovie, mais n'en continue pas moins de repousser avec obstination les noms suggérés par Clark Kerr et Harriman. Mikolajczyk lui-même est ainsi récusé sous le prétexte - erroné - qu'"il s'est prononcé clairement contre les décisions de la conférence de Yalta sur la Pologne" (86). Britanniques et Américains finissent par voir clair dans le jeu dilatoire des Soviétiques, mais réalisent qu'ils n'ont guère de leviers. Roosevelt est de plus en plus diminué par la maladie et il faut l'intervention personnelle de Churchill pour décider les Américains à

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faire faire, par les deux ambassadeurs à Moscou, une démarche de représentations, le 19 mars.

En Pologne, dont le territoire d'avant-guerre est désormais entièrement "libéré" par l'Armée Rouge. Tirant les conséquences des décisions de Yalta et de l'absence d'alternative, deux partis, les partis paysan (SL) et socialiste (PPS), choisissent, les 15 et 18 mars respectivement, de quitter la clandestinité et de poursuivre au grand jour leurs activités. Mais, ce faisant, leurs membres s'exposent aux arrestations et déportations pratiquées par le NKVD. Wincenty Witos lui-même, dirigeant auréolé de prestige du Parti Paysan est ainsi, malgré son âge, arrêté par des agents de la police politique soviétique et convoyé de force, pendant près d'une semaine, à travers les zones libérées. Mais comme les précédentes, cette entreprise d'intimidation échoue et il refuse la collaboration qu'on lui demande.

Le gouvernement britannique a bien pris l'initiative de communiquer aux Soviétiques une liste des personnalités de la Résistance pour leur permettre de quitter la clandestinité sans encourir l'arrestation, mais cette formule, qui concerne un faible nombre de personnes, s'avère pratiquement inefficace.

Une perspective s'esquisse pourtant. Fin février, Okulicki fait état d'une tentative du commandement soviétique d'entrer en contact avec lui. Le 6 mars, Jankowski et lui-même reçoivent une invitation d'un certain colonel Pimenov à rencontrer le général Ivanov, représentant de l'état-major du Ier Front Biélorusse. Pimenov donne son "entière garantie d'officier de l'Armée Rouge" quant à la sécurité des intéressés (87). Le seul fait que l'invitation ait pu arriver jusqu'à ses destinataires, toujours dans une clandestinité théoriquement entière, semble indiquer que les Soviétiques sont parvenus à localiser la direction de la Résistance, probablement à l'aide des milices armées du "Parti Socialiste Ouvrier Polonais". Les dirigeants de la résistance s'interrogent sur la signification de ces avances. Okulicki, qui a eu affaire au NKVD en 1941, et Puzak subodorent un piège, Jankowski, appuyé par le Parti Paysan, puis tout le RJN, est favorable à la poursuite de ces contacts. Le gouvernement de Londres, tenu au courant, informe les gouvernements britannique et américain. Les rencontres préparatoires sont plutôt positives. Le 17 mars, Jankowski se rend à une première rencontre avec le colonel Pimenov qui indique enfin les motifs du commandement soviétique : assurer la sécurité sur les arrières de l'Armée Rouge, que, selon lui, le gouvernement de Lublin n'est pas à même de garantir, et discuter des conditions d'un retour de la clandestinité à la vie normale. Très affable, le colonel Pimenov se déclare autorisé à mettre un avion à la disposition des dirigeants pour rejoindre Londres et consulter le gouvernement polonais émigré. L'on convient finalement d'une dernière réunion préparatoire, avant la rencontre plénière le 28 mars. Jankowski, soucieux de ne pas donner l'impression de boycotter cette "offre de la

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dernière chance", convainc Puzak et Okulicki de se rendre le 27 mars à Pruszkow, une banlieue de Varsovie, à l'invitation du mystérieux général Ivanov. Le lendemain, 12 autres dirigeants de l'Etat clandestin et des partis se rendent à Pruszkow, où le colonel Pimenov les accueille. Jankowski, Okulicki et Puzak, dit-il, ont passé la nuit en entretiens avec le général Ivanov, et toute la délégation doit être reçue par le général Joukov, commandant en chef du Ier Front, lui-même. Mais il a été retardé par les opérations sur le front et, après une journée d'attente, un avion doit emmener jusqu'à lui les 12 Polonais qu'une certaine inquiétude commence à gagner. L'avion manque de s'écraser, atterrit en catastrophe et c'est en train que les Polonais finissent un voyage qui les conduit non pas sur le front, mais à la prison du NKVD, la Loubianka, à Moscou, où ils retrouvent Jankowski, Okulicki et Puzak, arrivés la veille. Toute l'opération a été montée avec une habileté consommée par le NKVD et le fameux général Ivanov n'était autre que son chef pour la Pologne, le général Ivan Serov. Ne voyant pas revenir la délégation, Stefan Korbonski, chef du Département de l'Intérieur de la Delegatura, alerte, le 31 mars 1945, le gouvernement de Londres qui prévient aussitôt les gouvernements britannique et américain. L'intervention immédiate de l'ambassadeur Clark Kerr auprès des autorités soviétiques reste sans écho. Mais la presse britannique, informée, se saisit de l'affaire, qui a des répercussions jusqu'à la Chambre des Communes, où le gouvernement est régulièrement interpellé à ce sujet.

Le 1er avril, dans un sursaut d'énergie, Roosevelt adresse à Staline une lettre de protestation, au ton pour la première fois ferme, contre l'attitude soviétique. Mais l'impasse persiste. Staline répond qu'il s'en tient au "modèle yougoslave" d'élargissement d'un gouvernement communiste à quelques non-communistes, seule formule conforme aux décisions de Yalta et à l'influence en Pologne du gouvernement provisoire. Mais, habilement, il ranime l'espoir en acceptant, dans une lettre à Churchill, que Mikolajczyk soit invité à Moscou, à la condition, toutefois, qu'il prenne publiquement position en faveur des accords de Yalta. Après la mort de Roosevelt, le 12 avril 1945, son successeur, Truman, néophyte en politique étrangère, est d'entrée confronté au dossier polonais. Trois jours plus tard, il envoie, conjointement avec Churchill, une nouvelle liste de noms à Moscou, sur laquelle, par une ironie du sort, figurent deux des dirigeants polonais arrêtés et détenus par les Soviétiques.

Les relations se dégradent. Informé par les Alliés de contacts avec les Allemands en vue de la reddition de leurs forces encore présentes en Italie du nord, Staline les soupçonne de vouloir conclure un accord séparé et prend des gages. Passant outre aux mises en garde des Occidentaux, il signe le 21 avril un traité d'amitié avec le gouvernement provisoire polonais. Truman, qui ne tarde pas à mesurer l'enjeu que représente le règlement de la "question polonaise" pour l'ordre politique d'après-guerre, prend le mors aux dents. Rompant avec les manières policées et la propension à la

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concession de son prédécesseur, il exige sans ménagements, auprès de Molotov, reçu à la Maison Blanche le 23 avril, que l'URSS respecte les décisions de Yalta concernant la Pologne et lui remet une missive dans ce sens pour Staline. Celui-ci lui répond dès le lendemain, se départissant lui aussi des précautions de langage dont il usait avec Roosevelt : "Vous ne semblez pas admettre que l'Union Soviétique", écrit-il, "a le droit d'exiger qu'il y ait en Pologne un gouvernement amical envers l'URSS, et que celle-ci ne peut admettre l'existence en Pologne d'un gouvernement hostile à son égard" (88). La Pologne, ajoute-t-il sèchement, a pour la sécurité de l'URSS la même signification que la Belgique ou la Grèce pour la sécurité de la Grande Bretagne. Il ne saurait donc se désintéresser de la composition de son gouvernement. Staline ne peut être plus clair : les intérêts de sécurité des vainqueurs légitiment la constitution de sphères d'influence et la Pologne fait partie de celle de l'Union Soviétique, que cela plaise aux Alliés ou non.

Le 25 avril s'ouvre la conférence de San Francisco, appelée à fonder l'Organisation des Nations Unies. Le siège de la Pologne reste vide : accepter, comme le demandait Molotov secondé par le Tchécoslovaque Masaryk, une délégation du gouvernement provisoire aurait valu, de la part des Occidentaux, reconnaissance implicite de celui-ci. Au cours des entretiens en marge de la conférence, Molotov, sommé par ses collègues de s'expliquer sur l'enlèvement des 16 dirigeants de la Résistance, affirme d'abord tout ignorer de cette question. Lorsque le 3 mai il admet qu'ils ont été arrêtés, Stettinius et Eden décident de suspendre les travaux de la "Commission des Trois", dans l'attente d'éclaircissements de la part des Soviétiques.

Churchill comprend que le mépris affiché par Staline pour les décisions de Yalta sur la Pologne, conjugué aux positions occupées par l'Armée Rouge sur le théâtre européen, esquisse une immense zone d'influence soviétique à l'est d'une ligne allant de l'Océan Arctique jusqu'à l'Adriatique en longeant notamment l'Elbe. Aussitôt après la capitulation, il s'en ouvre à Truman : "Je ressens une profonde inquiétude devant leur fausse interprétation des décisions de Yalta, leur attitude envers la Pologne, leur influence écrasante dans les Balkans", écrit-il le 11 mai, "un rideau de fer a été tiré le long de leur front. Nous ne savons pas ce qui se passe derrière ce rideau (...) Une large bande de plusieurs centaines de miles de territoire occupé par la Russie nous sépare de la Pologne" (89). Mais Truman hésite. Certains de ses conseillers soupçonnent Churchill de vouloir entraîner l'Amérique dans une confrontation avec l'Union Soviétique. D'autres, comme Kennan ou Bliss Lane, l'ancien ambassadeur auprès du gouvernement polonais, mettent en garde contre toute concession, qui serait aussitôt interprétée comme un signe de faiblesse par Staline. Les partisans de la conciliation l'emportent. Les Etats-Unis ont encore besoin de l'Union Soviétique pour, maintenant que la guerre est terminée en Europe, en finir avec le Japon.

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A l'insu des Britanniques, Truman envoie donc à Staline un émissaire en la personne de Harry Hopkins, qui séjourne à Moscou du 25 mai au 6 juin, avec le mandat de sortir de l'impasse sur la constitution du gouvernement polonais. Au cours de six entretiens au Kremlin, un accord finit par s'ébaucher, au prix du ralliement de l'envoyé de Washington à la plupart des exigences soviétiques. Sur le sort des 16, il reçoit des assurances de la part de Staline, qui se dit "convaincu que seul Okulicki est coupable, les autres seront libérés" (90). S'agissant de la composition du futur gouvernement "élargi", Hopkins admet sans résistance le principe d'une prépondérance de l'actuelle équipe au pouvoir à Varsovie. Mikolajczyk ayant accepté, le 16 avril, les décisions de la conférence de Yalta, Staline lève le veto sur son nom. Une liste de personnalités est finalement établie, qui regroupe des hommes politiques en exil (dont Mikolajczyk et Stanczyk), des membres du gouvernement provisoire de Varsovie (dont Osobka-Morawski, Bierut et Gomulka) et de l'opposition intérieure (dont les vieux dirigeants, Witos, agrarien, et Zulawski, socialiste). Witos se récuse, invoquant sa santé défaillante, mais il confiera plus tard qu'il ne tenait pas à participer à des pourparlers qui se déroulaient sous les auspices de Moscou, dont les agents l'avaient enlevé (91). Churchill, informé des tractations et de leur issue, acquiesce, mais ne se berce pas d'illusions : ce que Hopkins a obtenu n'est finalement que l'ouverture des consultations à quelques Polonais qui ne font pas partie du Comité de Lublin.

Quant à la Résistance, elle ne se relève pas de l'arrestation de ses seize dirigeants. Dans une ultime tentative de sauvetage, les quatre partis de la coalition confient la gestion des affaires courantes de la Delegatura à Korbonski, un des dirigeants du Parti Paysan, qui entreprend de reconstruire les organes décimés par l'arrestation des principaux dirigeants : le RJN est reconstitué dans une formation réduite, de même que la Delegatura. La direction de ce qui reste de l'AK est confiée au colonel Rzepecki. Le 15 avril, Korbonski dissout, trois mois après sa création, l'organisation secrète NIE, qui n'a plus rien de secret pour le NKVD Mais la cause est désespérée : l'autorité de l'Etat clandestin n'a cessé de s'éroder depuis l'échec de l'Insurrection de Varsovie. Certaines formations militaires, comme l'"Union Nationale Militaire" (NZW)25, ralliées à grand-peine par le passé à l'AK, ont refusé les ordres de démobilisation et repris leur autonomie première. D'autres, comme les "Forces Nationales Armées" (NSZ)26 d'extrême droite, déjà mentionnées, ont toujours refusé l'autorité de l'AK et agissent, dans la région de Kielce, sous le nom de Brygada swietokrzyska27. Dans les montagnes du sud, le commandant Ogien-Kuras, un ancien

25 N.Z.W. : Narodowy Zwiazek Wojskowy

26 N.S.Z. : Narodowe Sily Zbrojne

27Brygada Swietokrzyska : maquis anticommuniste opérant dans les Monts de la Sainte-Croix (Gory Swietokrzyskie) près de Kielce. Traquée par l'Armée Rouge, la Brygada Swietokrzyska quitttera en mai 1945 la Pologne par la Silésie et la Tchécoslovaquie pour rejoindre la zone d'occupation américaine.

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communiste, contrôle avec ses partisans la quasi-totalité des zones rurales. C'est dans les régions de l'est (Bialystok) et du sud (Rzeszow) que les groupes réfractaires sont les plus nombreux. S'y ajoutent, dans le sud-est, des partisans ukrainiens. Les actions incontrôlées se multiplient : attaques de bâtiments de la police ou du parti communiste, attaques de prisons et de camps de concentration - 3 000 prisonniers sont ainsi libérés du camp de Rembertow près de Varsovie (92) - mais aussi des attentats contre les communistes ou l'armée soviétique28, que la propagande impute aussitôt à l'AK. En l'espace d'un an, le pays est couvert de centaines de bandes armées qui opèrent à partir des forêts. L'historiographie officielle en recense près de 450 pour les années 1945 - 1947 (93). Le premier semestre 1945 marque le début d'une guerre civile larvée qui durera près de 3 ans et fera de 20 à 30 000 victimes du côté du pouvoir, selon les données officielles (94), dont environ la moitié de membres du PPR. Korbonski lance en mai 1945 des appels à la jeunesse à déposer les armes et à s'atteler à la reconstruction du pays, mais ils ne recueillent guère d'écho. Il est vrai que la répression pratiquée par le NKVD et la Sécurité polonaise dissuadent nombre. de jeunes Polonais de regagner leurs foyers, d'autant plus qu'une partie d'entre eux a déserté de l'armée polonaise régulière. Ils sont 80 000 (95) à être réfugiés ainsi dans la forêt, mais la plupart sont là surtout dans l'attente de la suite des événements.

Le 16 juin, l'avant-veille même de l'ouverture du procès des seize devant un tribunal militaire de Moscou, s'ouvre la "consultation" prévue à Yalta. Cette concomitance n'est pas fortuite : il s'agit d'intimider Mikolajczyk, un homme décrié comme un "traître" par nombre de ses anciens amis politiques londoniens - bien que son successeur, Arciszewski, approuve sa démarche (96) - affaibli et isolé par l'absence de Witos, un homme pressé de parvenir à un accord avec les communistes par Churchill, qui voit là une dernière chance de sauver ce qui peut encore l'être. La première session, samedi 16 février, à l'ambassade de Pologne, n'est pas décisive. Il a été convenu que les membres de la "Commission des Trois" n'assisteraient pas à cette réunion, qui se déroule entre seuls Polonais, avec une forte majorité de représentants du gouvernement provisoire. Bierut parle gravement de Pologne souveraine, de soutien massif de la population au gouvernement provisoire. Les questions de Mikolajczyk sur l'organisation des pouvoirs publics ou la date des élections ne recueillent que des réponses évasives. "Le plus tôt possible", répond Bierut. La priorité de l'heure est le peuplement des territoires recouvrés sur l'Allemagne, surenchérit Osobka-Morawski, et "il ne faut pas se disperser avec des élections" (97).

C'est le surlendemain 18 juin qu'a lieu l'attaque frontale. Gomulka laisse parler Mikolajczyk et Bierut avant de prendre la parole : "les propositions présentées par le

28 H. Rollet mentionne, pour le seul mois de décembre 1944, un bilan de 4OO victimes polonaises, la plupart membres du P.P.R., auxquelles s'ajoutent 3OO soldats de l'Armée Rouge (44).

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gouvernement provisoire", déclare-t-il, "ne sont pas un objet de négociation, mais une plate-forme sur laquelle nous ne reviendrons pas (...) Vous ne vous offusquerez pas, messieurs, de ce que nous vous offrions seulement les portefeuilles ministériels que nous jugerons opportuns. C'est nous qui sommes les maîtres. Vous pouvez gouverner la Pologne avec nous si vous comprenez vos erreurs et si vous empruntez la voie choisie par le gouvernement provisoire. L'accord, nous le souhaitons de notre coeur, mais ne pensons pas que c'est la condition nécessaire de notre existence. Le pouvoir que nous avons conquis, nous ne le rendrons jamais (...) Si nous ne nous mettons pas d'accord, nous rentrons au pays sans vous. Soyez assurés que dans deux à trois mois les Occidentaux reconnaîtront notre gouvernement (...) et même s'il nous faut attendre plus longtemps, eh bien nous attendrons. Mais nous n'abandonnerons pas le pouvoir et nous anéantirons sans scrupules tous les bandits réactionnaires. Et vous pourrez toujours crier que nous versons le sang polonais, que le NKVD dirige la Pologne, nous ne changerons pas de route (...) vous avez le choix : ou nous nous entendons et nous travaillons ensemble à reconstruire la Pologne ou nous nous séparons pour toujours" (98). La tirade plonge Mikolajczyk et les représentants des Alliés dans la stupeur. Puis, en un habile partage des rôles, Bierut se montre beaucoup plus conciliant. Mais c'est à un socialiste de gauche, Szwalbe, que le noyau dirigeant des communistes polonais laisse le soin d'arrondir les angles avec Mikolajczyk et les autres personnalités.

Les véritables décisions ne sont pas, cependant, arrêtées en séance : l'ombre de Staline plane sur ces "consultations" et s'il n'y participe pas personnellement, le dictateur tire les ficelles en coulisse, convoquant chaque nuit, après les discussions officielles, les dirigeants communistes polonais à de discrètes réunions restreintes (99). Car il n'est pas question de laisser ceux-ci faire dévier sa stratégie : l'heure est à la "modération", aux larges alliances et à la reconnaissance internationale de gouvernements pro-soviétiques dans les territoires "libérés" par l'Armée Rouge. C'est la raison pour laquelle le socialiste Osobka-Morawski sera maintenu à la tête du gouvernement. "Staline estimait que la gauche du Parti Socialiste avait peu d'influence en Pologne et le PPR pratiquement aucune", rapporte Szwalbe, "et préconisait de ne pas se précipiter, de ne pas effrayer les gens, de laisser mûrir les choses" (100). Fragilisés par l'agressivité des communistes, les Polonais démocrates - Mikolajczyk, Zulawski etc. - sont trop heureux de se raccrocher à une offre formulée par un socialiste - que manipule Staline - une offre qui présente toutes les apparences du raisonnable, et placent dans un futur libre jeu des forces politiques leur espoir de voir la démocratie triompher.

Les consultations produisent le 21 juin l'accord attendu sur le gouvernement d'union nationale : le Parti Paysan de Mikolajczyk se voit promettre un tiers des portefeuilles ministériels, des postes de responsabilité dans l'administration ainsi que

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des sièges au parlement provisoire, le KRN Les partis de la coalition future se voient reconnaître la liberté d'action, en même temps qu'est convenue l'organisation des élections "dans les meilleurs délais, avant la fin de 1945 dans la mesure du possible". Le même jour, le 21 juin, comme un mauvais présage, tombe le verdict dans le procès des seize : le procureur a demandé au tribunal la clémence et d'épargner aux accusés la peine capitale. Les chefs d'accusation sont variés et vont des plus graves (action armée, espionnage) au plus dérisoire (possession d'appareil radio). Okulicki est condamné à 10 ans de "privation de liberté", Jankowski à 8 ans, les autres à des peines moindres, de quelques mois à 5 ans. Trois, enfin, sont acquittés. Mikolajczyk, n'a d'autre choix que de se taire.

Le 22 juin, la "Commission des Trois" donne sa bénédiction à l'accord conclu la veille et le Gouvernement Provisoire d'Union Nationale (TRJN)29, est formellement nommé le 28 juin par Bierut, président du KRN Mais la participation, à hauteur d'un tiers, promise à Mikolajczyk s'est rétrécie comme une peau de chagrin : le quota réservé au Parti Paysan (SL) a été partagé, en effet, entre le SL "recréé" par le Comité de Lublin et les amis de Mikolajczyk. Ceux-ci n'ont en fait que 4 ministres dans un gouvernement de 21 portefeuilles : Mikolajczyk cumule les portefeuilles de vice premier ministre et de ministre de l'Agriculture, et ses partisans se voient attribuer les portefeuilles de l'administration publique, de l'éducation et des P.T.T. Les communistes et leurs alliés se sont réservé tous les postes stratégiques du nouveau gouvernement : ceux de Premier Ministre (Osobka-Morawski) et vice-premier ministre (Gomulka), la Sécurité Publique (Radkiewicz), la défense (Rola-Zymierski, entre-temps fait maréchal par Bierut, sur les conseils de Staline), l'industrie (Minc), l'information - c'est-à-dire la propagande - (Matuszewski) et les Affaires Etrangères (Rzymowski). Même si le Parti Communiste (PPR) ne détient formellement que 7 portefeuilles, il s'est assuré une totale mainmise sur l'appareil d'Etat : 16 portefeuilles ministériels sont détenus par des membres de l'ancien gouvernement provisoire à la fidélité éprouvée. Ce gouvernement est reconnu le lendemain 29 juin par la France et la Suède puis, les 5 et 6 juillet, par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui, en même temps, rompent leurs relations avec le gouvernement de Londres.

Le "Conseil de l'Unité Nationale" (RJN) tire les conséquences de la situation nouvelle et le 1er juillet décide sa propre dissolution, ainsi que celle de la Delegatura, mettant fin à l'existence des derniers organes de la Résistance d'obédience londonienne en Pologne. La solennité de l'acte est soulignée par l'adoption d'un manifeste, connu sous le nom de "Testament de la Pologne combattante", qui explique que l'heure du combat clandestin est passée avec la création du nouveau gouvernement, que celle de l'affrontement politique ouvert lui a succédé, et s'achève par l'énumération de 12

29 T.R.J.N. : Tymczasowy Rzad Jednosci Narodowej

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conditions préalables à l'indépendance et à la souveraineté de la Pologne : le départ de l'Armée Rouge de Pologne, le retour des Polonais déportés, la suppression du système policier, etc.

E - LA CONFERENCE DE POTSDAM

La capitulation de l'Allemagne clôt le chapitre des hostilités sur le théâtre européen. La conférence de Yalta a certes dessiné les grands contours de la configuration politique future de l'Europe, mais elle n'a pas arrêté tous les tracés frontaliers. Et quelques mois plus tard éclate un premier incident entre la Pologne et la Tchécoslovaquie, sur le sort de Teschen, ville que les Polonais revendiquaient et avaient déjà occupée en 1938. Le 19 juin 1945, l'armée polonaise reconstituée réoccupe la ville. L'Union Soviétique, peu soucieuse de voir s'affronter deux de ses nouveaux alliés, leur impose un arbitrage, favorable à la Tchécoslovaquie, qui recouvre Teschen.

Mais l'enjeu majeur du moment est la conférence au sommet qui s'ouvre le 17 juillet à Potsdam, près de Berlin, pour régler toutes les questions ouvertes par la victoire et, au premier chef, le sort de l'Allemagne vaincue. La Pologne figure aussi, bien entendu, à l'ordre du jour. Elle y revient même presque chaque jour, se rappelle l'un des témoins de la conférence, Andreï Gromyko (101). Churchill et Truman entendent évoquer avec Staline les questions des frontières occidentales de la Pologne et des élections "libres et sans entraves" convenues à Yalta.

Les frontières de la Pologne à l'ouest et au nord ne sont, en effet, toujours pas fixées et les deux Occidentaux, qui ont concédé à Staline, à Yalta, les frontières orientales du pays, se montrent très réservés sur le principe de la ligne Oder-Neisse. Truman ne cache pas son hostilité aux annexions, tant soviétiques que polonaises (102), et souligne la fragilité d'un tel règlement territorial. Staline, roué, affecte l'ingénuité : les Allemands qui peuplaient ces régions ont tout bonnement fui et il n'a pu, lui, empêcher les Polonais d'administrer les territoires ainsi libérés. En fait, ignorant les protestations des Occidentaux, il a mis ceux-ci devant le fait accompli d'un transfert à ses protégés polonais, au fur et à mesure de la progression de l'Armée Rouge, des territoires allemands saisis. C'est ainsi que la ville de Stettin, sur la rive gauche de l'Oder, d'abord occupée par les Polonais, mais théoriquement laissée à l'Allemagne, passe sous le contrôle soviétique avant d'être rétrocédée, dans le plus total arbitraire, aux Polonais (103). Staline promet également de retirer l'Armée Rouge de Pologne, ne conservant que deux voies d'approvisionnement pour les troupes soviétiques d'occupation en Allemagne.

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Le gouvernement provisoire polonais, invité à exposer son point de vue, dépêche en hâte, le 24 juillet, une délégation à Potsdam : Bierut, Osobka-Morawski, Gomulka, Mikolajczyk et le ministre des Affaires Etrangères, Rzymowski, en font notamment partie. Mikolajczyk est en porte-à-faux : conscient des réticences des Anglo-Américains sur la ligne Oder-Neisse, il ne peut, sans être accusé de trahison par ses collègues, mettre celle-ci en question et ne conteste donc pas leurs arguments : l'appartenance historique à la Pologne des territoires situés à l'est de la ligne Oder Neisse, le besoin d'une frontière défendable, le droit moral à réparation du préjudice subi ou encore la nécessité de réinstaller les quelque 4 millions de Polonais rapatriés des territoires à l'est de la ligne Curzon, attribués à l'Union Soviétique. Mikolajczyk se place cependant sur un autre plan : l'élargissement à l'ouest et au nord de la Pologne, laisse-t-il entendre aux Occidentaux, est une donnée de fait qu'il serait illusoire de vouloir nier, sauf à renforcer les communistes. En l'acceptant, au contraire, les Occidentaux paient le prix des élections libres qui sont, elles, le véritable gage d'une Pologne souveraine et indépendante. Ce raisonnement ne convainc qu'à moitié Américains et Britanniques : Staline ne s'est-il pas, devant eux, déclaré persuadé qu'un gouvernement issu d'élections libres en Pologne serait nécessairement antisoviétique (104) ?

Le 25 juillet, Churchill s'entretient en tête-à-tête avec Bierut, qui l'assure que "la Pologne sera loin d'être communiste". "Elle voulait", rapporte le Premier Ministre britannique dans ses mémoires, "être en termes amicaux avec l'Union Soviétique (...) mais elle avait ses propres traditions et ne souhaitait pas copier le système soviétique, et si quelqu'un essayait de l'imposer par la force, les Polonais opposeraient probablement de la résistance (...) la Pologne se construirait selon les principes de la démocratie occidentale" (105), faisant du pays l'"un des plus démocratiques en Europe" (106). Ces propos empreints de tartuferie laissent sceptique Churchill qui, le même jour, s'envole pour Londres. Battu aux élections, il ne reviendra pas à Potsdam, cédant la place à son successeur Clement Attlee.

Jeudi 2 août, à l'issue de 16 jours d'âpres discussions, les trois puissances victorieuses rendent publique, dans un long communiqué, la teneur de leur accord : l'Allemagne sera totalement désarmée et divisée en quatre zones d'occupation, les criminels de guerre seront jugés, le pays sera dénazifié et réorganisé sur une base décentralisée et démocratique, etc. Quant à la Pologne, les Trois décident de "remettre à l'administration polonaise" les territoires à l'est de la ligne formée par l'Oder et la Neisse lysacienne, une partie de la Prusse Orientale et la Ville Libre de Dantzig (Gdansk). Mais "il convient de reporter la délimitation définitive de la frontière à la conférence de la paix avec l'Allemagne", ajoute l'accord tout en approuvant le transfert vers l'ouest des populations allemandes restant en Pologne. Les élections prescrites par

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l'accord de Yalta, autre grand sujet de querelle pendant la conférence, auront lieu "aussitôt que possible". Le Gouvernement Provisoire s'y est engagé, ainsi qu'à soumettre leur préparation et leur déroulement au regard de la presse occidentale. Il s'est également engagé à laisser revenir sans entraves, et sans leur faire subir de discrimination, les Polonais séjournant à l'Ouest. Une fois de plus Staline, qui n'a pas, sur la question polonaise, cédé un pouce de terrain aux Occidentaux, sort vainqueur de l'épreuve. Aucune date-butoir, aucune condition nouvelle n'ont été imposées pour les élections, laissant aux communistes au pouvoir à Varsovie le temps de consolider leur assise. Quant aux frontières à l'ouest et au nord, le refus des Occidentaux de leur accorder un statut définitif - tout en acceptant l'expulsion des populations allemandes - est une véritable aubaine pour Staline : non seulement l'Union Soviétique s'érige en meilleur avocat des intérêts de l'Etat polonais restauré, mais l'incertitude qui s'attache aux frontières de celui-ci le maintient dans la dépendance politique et militaire de Moscou en même temps qu'elle garantit un antagonisme durable avec l'Allemagne.

IV - LA RECONSTRUCTION DE LA POLOGNE (1944-1948). A - LES SEQUELLES DE LA GUERRE.

Près de 6 années d'hostilités laissent un pays dévasté, éprouvé par de lourdes pertes, humaines et matérielles. On estime à 7,6 millions le nombre de citoyens de la Pologne d'avant-guerre morts ou disparus, dont moins d'un dixième seulement dans les opérations militaires. Parmi les autres, 5,4 millions ont été les victimes de la folie exterminatrice des nazis - 3 millions de Juifs polonais, soit plus des neuf dixièmes de la population juive du pays, ont ainsi péri - et 1,6 million ont perdu la vie ou sont portés disparus en URSS (107). La Pologne a donc perdu au cours des années de guerre près de 30 % de sa population, soit proportionnellement plus que n'importe quelle autre nation engagée dans le conflit. La catégorie sociale la plus touchée est sans aucun doute l'intelligentsia. Celle-ci, qui, dans l'histoire du pays, a toujours aspiré à exercer un magistère moral sur la nation, à incarner sa conscience, a été, pour ces raisons précisément, la première victime tant des Allemands que des Soviétiques : 30 % des scientifiques, 57 % des avocats, 40 % des médecins, 20 % des magistrats et enseignants ont disparu pendant la guerre (108). Et parmi les intellectuels qui ont pu fuir la Pologne occupée - ils sont 150 000 à la fin de la guerre - nombreux sont ceux qui, en 1944-1945, hésitent à revenir dans le pays. La quasi-disparition des Juifs, nombreux dans l'intelligentsia polonaise d'avant-guerre, explique également l'ampleur du phénomène.

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Davantage aussi que dans les autres pays au sortir de la guerre, la population est dans un piètre état sanitaire : 1,5 million de Polonais souffrent de tuberculose (109), autant de maladies vénériennes (110), la mortalité est élevée, l'alcoolisme fait des ravages sans précédent et la malnutrition est générale, du moins dans les villes. Les destructions matérielles sont énormes. Dans la partie du territoire polonais d'avant guerre qui se trouve à l'ouest de la ligne Curzon , outre la capitale, en ruines, 38 % du patrimoine industriel est détruit et deux tiers des usines situées sur le territoire de la Pologne en 1945 sont soit anéanties soit endommagées. Le cheptel est décimé, ne représentant plus que 18% du niveau de 1938 pour les porcins, et 34 % pour les bovins (111). Sauf en Haute Silésie, relativement peu touchée, les "territoires recouvrés" ont subi tour à tour les destructions de la campagne du printemps 1945 et les prélèvements soviétiques : 60 % du potentiel industriel, 45 % du parc de logements et 90 % du bétail ont ainsi disparu.

En termes de géographie physique et humaine, la Pologne de 1945 a subi une transformation profonde par rapport à 1939. Privée de 178 000 km2 - près de la moitié de la superficie d'alors - de territoires peu industrialisés à vocation agricole et de deux centres de peuplement historique, Vilnius et Lwow, elle reçoit en dotation 101 200 km2 de régions industrielles comme la Silésie, ou agricoles comme une partie de la Prusse, la Poméranie et la Poznanie, 500 kilomètres de côtes et deux ports sur la Baltique, Gdansk et Szczecin. Si, sur le plan politique, le transfert par l'URSS à la Pologne des territoires pris aux Allemands s'est effectué sans heurt majeur, sur le terrain, par contre, l'opération est plus malaisée. "Les Soviétiques considéraient les territoires recouvrés comme leur trophée de guerre" - confiera Jakub Berman 40 ans plus tard (112) - et les Polonais n'avaient aucun droit sur les usines et équipements pris aux Allemands. Malgré l'engagement du commandant en chef du Ier Front Biélorusse, le 12 août 1944, de ne considérer comme prises de guerre que les matériels militaires saisis, une véritable campagne de démontage est entreprise sur les arrières de l'Armée Rouge. Des trofeïnyïe komandy (littéralement "brigades de trophée") organisent, dans la plus grande confusion, l'envoi en URSS d'usines entières reprises aux Allemands : "ces usines", poursuit Berman, "démontées avec précipitation, inorganisation et incompétence, acheminées dans des conditions inadéquates, subissaient des dommages irréversibles ou parvenaient incomplètes à destination" (113). Un autre des acteurs de cette époque, Edward Ochab, renchérit en estimant que 90 % des équipements démontés étaient purement et simplement perdus (114). C'est d'ailleurs là l'un des arguments que les dirigeants du Comité de Lublin développent avec quelque succès auprès des Soviétiques pour obtenir que les usines allemandes soient laissées en place, mais des "centaines (d'entre elles) sont ruinées" (115).

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Après la fin des hostilités, les Soviétiques ne manquent pas, d'ailleurs, de comptabiliser cet apport à leur nouvel allié et d'en obtenir compensation sous une autre forme : lors de la négociation de l'accord soviéto-polonais sur le dédommagement des préjudices de guerre, signé en août 1945 à Moscou, Molotov, s'appuyant sur les estimations de ses experts, évalue à 9,5 milliards de dollars la valeur du potentiel industriel des "territoires recouvrés" contre 3,5 milliards pour les territoires polonais annexés par l'Union Soviétique. Et lorsque Mikolajczyk fait observer que l'URSS démonte, dans les territoires anciennement allemands, la plupart des équipements industriels, Molotov laisse tomber avec une moue condescendante : "çà ne valait que 500 millions de dollars" (116). La Pologne se voit reconnaître le droit à un solde de 5,5 milliards de dollars, à prélever, dans une limite de 15%, fixée par l'accord, sur l'ensemble des réparations obtenues par les Soviétiques de l'Allemagne défaite. En "contrepartie", elle s'engage à livrer à l'Union Soviétique 8 millions de tonnes de charbon en 1945 et 13 millions de tonnes les années suivantes, au prix de 1,25 dollar la tonne, alors que le même charbon est cédé à la Suède au prix de 12 d'abord, puis 16 dollars par tonne (117). " Nous leur envoyions, c'est vrai, du charbon pour rien, ou presque", convient Berman qui estime cependant cette solution préférable à la formule des sociétés mixtes retenues dans les autres pays de l'est (118). Il omet cependant de préciser que la Pologne n'a dû qu'aux protestations de Mikolajczyk d'échapper à cette forme de prédation. Les objectifs de livraison de charbon à l'URSS devront d'ailleurs être réduits de moitié en mars 1947 devant l'incapacité de la Pologne de l'honorer. Les démontages continueront encore quelque temps après la signature de l'accord, coordonnés depuis le siège de l'état-major soviétique à Legnica.

La seconde conséquence des changements intervenus en Pologne est d'ordre démographique : le déplacement des frontières a fait du pays, entre 1945 et 1947, le théâtre d'un gigantesque chassé-croisé migratoire. Sur les 24 millions de Polonais qui ont survécu à la guerre, 5 millions se trouvent, à la fin de celle-ci, en dehors des frontières du pays, en Allemagne, en Union Soviétique ou à l'ouest. Dès 1945, il en revient deux millions : 1 100 000 d'Allemagne où ils avaient été requis au titre du "Service du travail obligatoire", 750 000 des territoires annexés par l'URSS, en vertu des accords de transfert des populations signés en 1944 - dont 22 000 seulement de leur déportation dans la partie asiatique - et 142 000 de l'ouest et de l'URSS (119). Pour absorber cet afflux - et notamment les Polonais de Lituanie, de Biélorussie et d'Ukraine, sans foyer - les autorités accélèrent dès la fin des hostilités la colonisation des "Territoires recouvrés". 800 000 personnes s'y installent en 1945, quelquefois par communautés entières : "en longs treks de carrioles chargées du mobilier et suivies du bétail, l'on vit arriver des villages entiers, curé et statue de la Vierge en tête" (120). En même temps se déroule l'expulsion des occupants antérieurs, quelque 3,5 millions

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d'Allemands, dont le sort avait été scellé par la conférence de Potsdam : 650 000 d'entre eux seulement quittent leurs foyers en 1945 et ce n'est qu'au printemps 1946 qu'aura lieu le départ le plus massif, 1,5 million. Jusqu'à la fin de l'expulsion, en octobre 1947, 3,5 millions d'Allemands auront ainsi quitté le territoire polonais dans le climat de drame humain que l'on peut imaginer, quelquefois avec des excès qui alimentent la controverse jusqu'à ce jour. La colonisation se poursuit, elle, à un rythme soutenu pendant l'année 1946.

Si bien qu'en l'espace de 30 mois (mai 1945 à octobre 1947), la Pologne aura connu, outre le départ de 3,5 millions d'Allemands, un afflux à peu près équivalent de Polonais : 1,5 million des régions annexées par l'URSS ; 1,5 million de retour du travail obligatoire en Allemagne ; 250 000 de retour de Sibérie, sur les 1,5 million de personnes qui y avaient été déportées30, et 250 000 revenant volontairement d'Europe occidentale.

Le flux de départ de la Pologne est beaucoup plus modeste : un demi-million de personnes, des Ukrainiens pour l'essentiel, mais aussi quelques dizaines de milliers de Biélorusses et une quinzaine de milliers de Lituaniens quittent la Pologne pour l'URSS. L'expulsion des Ukrainiens est un acte politique dicté par l'impossibilité du pouvoir de venir à bout des maquis ukrainiens du sud-est du pays, qui trouvent appui dans la population locale. Par ailleurs, 30 000 Juifs rescapés des camps nazis, traumatisés par l'épreuve à laquelle ils ont survécu puis par l'hostilité qu'ils rencontrent, auprès d'une partie au moins de la population polonaise, lorsqu'ils regagnent leurs foyers - et plus encore par les pogroms de Rzeszow, en juin 1945, et de Cracovie, en août - partent en 1945, pour l'Occident ou la Palestine. La déportation dans les profondeurs de l'Union Soviétique au début de la guerre a épargné à nombre de Juifs polonais le sort de ceux restés sous l'occupation nazie ; ils sont quelques dizaines de milliers à revenir, souvent sous l'uniforme de l'armée Berling. Par ailleurs, aux termes de l'accord d'échange de populations conclus en septembre 1945 avec la Biélorussie, l'Ukraine et la Lituanie, près de 150 000 Juifs gagnent la Pologne entre février et juillet 1946. L'attrait du sionisme est, après l'Holocauste, plus fort que jamais. Mais les Juifs sont divisés : aux avocats du départ s'opposent les communistes, influents dans le Comité de Lublin et qui voient dans l'émigration un geste de défiance envers le nouveau pouvoir ainsi que, plus prosaïquement, une perte de cadres pour un régime qui en manque cruellement. Tolérés tout d'abord, les départs sont, au fil du temps, de plus en plus découragés. Aux hésitants le pouvoir fait miroiter l'espoir d'une vie normale dans un pays gouverné selon des idéaux de gauche ; un Comité Central des Juifs de Pologne est même fondé, qui n'est qu'une officine du PPR. Les autres, communistes ou sympathisants, qui ont généralement séjourné en URSS pendant la guerre, prennent du service dans l'appareil

30 une partie d'entre eux sera rapatriée 10 ans plus tard, en 1956-57

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d'Etat. "A l'époque, au départ, tous les postes dans l'appareil du Parti et de l'Etat (défense nationale, sécurité, diplomatie, commerce extérieur, etc.) leur étaient réellement accessibles", note un historien de l'antisémitisme des régimes communistes, "on avait recours aux "camarades d'origine juive" parce que les intellectuels non juifs et non communistes refusaient toute participation à la gestion du pays ; ils la considéraient comme une collaboration pure et simple avec l'occupant soviétique" (121). Pour leur faciliter la tâche, le régime va jusqu'à autoriser par décret les changements de patronyme pour inciter les Juifs à poloniser leur nom, voire, relève l'historien français Marc Hillel, jusqu'à "imposer (cette pratique) et fournir des noms adéquats aux Juifs en passe de devenir ses cadres" (122). Quant à ceux, les plus nombreux, simples gens rapatriés des territoires de Pologne orientale rattachés à l'Union Soviétique, le pouvoir y voit une masse de manoeuvre pour la colonisation des "territoires recouvrés", la Silésie notamment, où ils sont transportés par trains entiers. Ils sont 150 000, ainsi, au début de l'année 1946, prêts à recommencer une nouvelle vie, à Wroclaw, où l'on entend à nouveau parler yiddish, à Szczecin et ailleurs. Mais les assassinats, qui visent indistinctement les responsables communistes et les Juifs - près d'un millier en l'espace d'un an, visant des Juifs, communistes ou non - ont rapidement raison de ces espoirs. Après le pogrom de Kielce, le 4 juillet, où 40 Juifs sont massacrés par une foule hystérique (cf. infra), les Juifs quittent par milliers la Pologne, à destination de la Palestine, via la Tchécoslovaquie. L'exode semi-clandestin - auquel se mêlent des Polonais qui fuient le régime - est orchestré avec efficacité par les organisations sionistes. Il ne restera en Pologne que 100 à 120 000 Juifs, décidés, pour la plupart, à lier leur sort à la construction du socialisme (123).

On ne saurait omettre l'exode rural, sans précédent en un temps aussi bref, qui, à la faveur de la guerre, amène à la ville 1,5 millions de ruraux. Si bien qu'entre 1939 et 1949, 25 % des Polonais ont changé de domicile et quitté leur "voïvodie" (124).

Ces bouleversements démographiques ne sont pas sans incidence politique : une population déracinée, "atomisée", inorganisée ne possède qu'une capacité de résistance affaiblie aux ruptures imposées par le pouvoir communiste. Ce phénomène est particulièrement marqué chez les rapatriés des anciennes provinces de l'est de la Pologne, résignés, apeurés et éprouvés par deux occupations successives, celle des Soviétiques puis des Allemands, et quelquefois par les exactions des nationalistes ukrainiens. En même temps, pour la première fois de son histoire, l'Etat polonais, jadis toujours affaibli par son incapacité à intégrer les différentes nationalités qui le composaient, devient un Etat ethniquement et culturellement presque homogène : il ne reste en Pologne que 100 000 Biélorusses, 115 000 Ukrainiens, 10 000 Lituaniens et environ 200 000 Allemands. Moyennant quoi 98 % de la population est polonaise et 94 % se dit catholique. Enfin, la colonisation des territoires ex-allemands s'avérera être un

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thème puissant et efficace de la propagande du pouvoir, si bien que Gomulka, ministre des "Territoires recouvrés" dans le gouvernement d'unité nationale pourra, sans travestir la réalité, affirmer que ceux-ci ont "lié la nation au système".

B - LA RECONSTRUCTION ECONOMIQUE.

1) L'agriculture.

Le maître-mot est, ici, la "réforme agraire". Celle-ci avait été entreprise en Pologne déjà en 1920, puis relancée en 1925 mais sans parvenir à morceler les grands domaines, nombreux dans la partie orientale du pays. Son application incomplète, entravée par une aristocratie foncière politiquement influente entre les deux guerres, avait nourri les critiques du parti agrarien et des socialistes. L'idée de réforme agraire, commune aux quatre partis dirigeants de la Résistance, est reprise pour des raisons tactiques par les communistes polonais.

Elle recueille, à l'évidence, un écho favorable dans les campagnes surpeuplées : 4 millions de bouches à nourrir sont venues, entre 1919 et 1939, grâce aux progrès de la médecine accroître une masse paysanne qui formait alors près des deux tiers de la population totale : 45 % d'entre eux étaient des salariés agricoles, saisonniers, journaliers qui louaient leur force de travail, pour des salaires dérisoires, aux grand propriétaires fonciers. Nombreux étaient les fermiers sans terre ou propriétaires de 1 ou 2 hectares, à peine moins miséreux que les premiers.

Aussi l'objectif d'une "large réforme agraire" figure-t-il en bonne place dans le "Manifeste du 22 juillet" : celui-ci annonce la création d'un fonds foncier alimenté par la confiscation des domaines de plus de 50 hectares et chargé de redistribuer ces terres "aux petits paysans, aux paysans moyens possédant des familles nombreuses, petits fermiers sans terre et aux ouvriers agricoles" (125). Mais le "Manifeste" ne contient pas la moindre allusion à la collectivisation des terres.

Aussitôt après leur installation, les autorités de Lublin, envoient dans les campagnes des territoires libérés par l'Armée Rouge des "brigades" qui exhortent les paysans à s'emparer de la terre. Le 6 septembre 1944 est signé, à Lublin, le décret qui concrétise les mesures annoncées le 22 juillet : les domaines de plus de 100 hectares (ou de 50 hectares si plus de la moitié de cette superficie est arable) sont confisqués et seront redistribués par parcelles de 5 à 15 hectares - selon le nombre d'ayants-droits par foyer. Les bénéficiaires doivent rembourser cet apport par le paiement, réparti sur 15 à 20 ans, de l'équivalent d'une récolte annuelle. Les anciens propriétaires bénéficient, s'ils sont de nationalité polonaise, d'une indemnisation forfaitaire sous la forme de l'attribution d'une parcelle de droit commun ou d'une rente viagère modeste. Enfin, le décret prévoit l'extinction des dettes et hypothèques contractées avant la guerre.

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Quelques mois plus tard, par un décret du 12 décembre 1944 du Comité de Lublin, c'est la forêt qui est nationalisée.

"La réforme fut conduite de façon expéditive par les commissaires du nouveau pouvoir, assistés de comités paysans", écrit le très officiel historien de l'agriculture polonaise Jerzy Tepicht (126). En effet, les opérations sont menées dans la précipitation par des "groupes d'action", formés de miliciens et d'activistes du Parti, qui envahissent la campagne et, dotés des pleins pouvoirs, mais dépourvus de la moindre qualification, procèdent de force au partage des terres. Aux fins d'intimider les réfractaires, le décret du 31 octobre 1944 "sur la protection de l'Etat" prévoit des peines très lourdes, voire la peine de mort, pour ceux qui tenteraient d'entraver la réforme. Fin décembre 1944, 100 000 paysans se sont vus attribuer des exploitations. Quant aux "territoires recouvrés", qui ne sont occupés qu'à partir de 1945, le régime de la réforme agraire n'est arrêté qu'en septembre 1946, lorsqu'est enfin tranchée la querelle entre le Parti Paysan de Mikolajczyk et les communistes du PPR sur la taille des exploitations : les agrariens plaident en faveur de l'attribution de superficies importantes - de l'ordre de 50 à 100 hectares - à chaque "colon", alors que les communistes, soucieux avant tout d'attirer un maximum de ces "colons" et aussi de ne pas créer de nouveaux koulaks, préfèrent des exploitations de taille plus modeste. Cette dernière conception l'emporte dans le décret du 6 septembre 1946, qui prévoit la constitution de parcelles de 7 à 15 hectares. Trois ans après le lancement de la réforme agraire, 6 millions d'hectares, soit près du tiers de la terre arable, auront été redistribués, 800 000 exploitations nouvelles créées, 250 000 agrandies et 13 % de la surface agricole utile affectée à des fermes d'Etat, surtout dans les "Territoires recouvrés".

La réforme agraire n'a pas remédié au morcellement antérieur de l'agriculture polonaise : si dans les "Territoires recouvrés", il n'est pas rare que les exploitations nouvelles soient de dimensions viables - de l'ordre de 10 à 15 hectares - en Pologne centrale, en revanche, la surface moyenne des lots est de 3,9 hectares. En 1950, 60 % des exploitations auront toujours moins de 5 hectares de terre (127). La structure agraire laissée par la réforme sera donc, à bien des égards, similaire à celle d'avant guerre. L'objectif de cette réforme n'était pas, il est vrai, de rationaliser l'agriculture mais, comme dans les autres pays d'Europe centrale, selon la formule de François Fejtö, de "neutraliser la paysannerie pendant que se déroulait dans les villes la lutte pour le pouvoir politique" (128). Cet objectif sera très honnêtement rempli. Le pouvoir a également, dès les premiers mois de son installation, entrepris de préparer le terrain de l'étape suivante de son projet pour l'agriculture en créant le 31 décembre 1944, à Lublin, l'"Union d'Entraide Paysanne" (ZSChl)31, destinée à devenir l'organisation de masse des milieux ruraux. Elle met en place un réseau de coopératives de

31 ZSChl: Zwiazek Samopomocy Chlopskiej

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commercialisation de produits agricoles et d'approvisionnement des campagnes en fournitures diverses, ainsi que des contrats de production, crée des foyers ruraux, mène des actions d'éducation et de vulgarisation et s'impose pour distribuer aux paysans l'aide très substantielle de l'UNRRA32. Initiatives louables si elles n'étaient dictées par une arrière-pensée politique : il s'agit en effet d'autant d'instruments de contrôle et de pénétration d'un milieu connu pour être plutôt réfractaire à toute emprise extérieure.

Et lorsque Mikolajczyk prend, en juin 1945, la tête du ministère de l'Agriculture, l'"Entraide paysanne" est érigée par le pouvoir communiste en véritable "ministère parallèle". Mikolajczyk, privé des moyens d'agir, accusé de "saboter" la réforme agraire, a pressenti le risque et s'est notamment préoccupé de faire attribuer aux nouveaux propriétaires des titres de propriété en bonne et due forme. Après son départ du gouvernement, en janvier 1947, l'"Entraide paysanne" perdra peu à peu son rôle militant et deviendra de plus en plus un simple rouage de l'appareil administratif.

Pendant que "se déroule la lutte politique à la ville", le pouvoir reste d'une extrême circonspection vis-à-vis d'une paysannerie qui représente les deux tiers de la population et dans laquelle le parti de Mikolajczyk, le PSL, jouit d'un ancrage profond et ancien. Les très impopulaires réquisitions pratiquées, baïonnette au fusil, par l'Armée Rouge ont cessé avec la fin des opérations militaires. Même les livraisons obligatoires, introduites en septembre 1945 sont abolies un an plus tard. Soucieux d'aborder en bonne posture les élections de janvier 1947, le pouvoir relève les prix à la production et met en place un plan - "industrie pour la campagne" - de fournitures de produits industriels aux agriculteurs. Les effets sont immédiats, l'offre redevient abondante, les prix du marché libre baissent et l'inflation s'en trouve ralentie. C'est également le 6 septembre 1946 que le gouvernement étend, par un décret, la réforme agraire aux "Territoires recouvrés".

Cet équilibre durera trois années, pendant lesquelles le pouvoir ne manifeste aucune autre velléité de réforme. Mais le 7 juillet 1948, un plenum du Comité Central du PPR ratifie les décisions de la réunion à Bucarest du Kominform, tenue quelques jours plus tôt, et adopte le principe de la collectivisation de l'agriculture. Et le 3 septembre 1948, à la tribune de ce même plenum du PPR qui jettera l'anathème sur Gomulka, le ministre de l'industrie et du commerce, Minc, annonce le passage à l'acte. Dans une intervention remarquée, il déclare ouverte "la lutte contre le capitalisme rural". "Une grande bataille politique", proclame-t-il, "commence : affaiblir et isoler les profiteurs ruraux, mobiliser les larges masses de paysans pauvres et moyens" (129). Ces accents rappellent la campagne contre les koulaks en URSS lors de la collectivisation des terres, mais Minc est beaucoup plus mesuré et se garde de lancer

32 U.N.R.R.A. : United Nations Refugees Relief Agency. Cette agence des Nations-unies remettra en tout 8 000 tracteurs, 140 000 chevaux et 17 000 têtes de bétail au gouvernement polonais pour distribution aux paysans.

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un mouvement de collectivisation générale. L'"économie socialiste des campagnes" - c'est le nom que l'on donne à l'entreprise - gardera un profil bas : à côté des fermes d'Etat (PGR)33, équivalents des sovkhozes soviétiques, doit se développer un secteur intermédiaire, formé de "coopératives de production", qui s'apparentent aux kolkhozes. L'Etat s'engage à leur fournir machines et crédits. Mais Minc reste prudent quant au nombre d'exploitations que l'on ambitionne de regrouper en coopératives : 1% seulement en 1949 et guère plus les années suivantes.

2) L'industrie et le commerce.

Le "Manifeste du 22 juillet" prévoyait, dans une formulation très inoffensive, que seules "les grandes entreprises industrielles, commerciales, bancaires et de transport entre les mains des Allemands" seraient nationalisées. Encore ne devaient elles l'être que sous la forme d'une "administration temporaire par l'Etat", étant entendu qu'"à mesure de la normalisation des rapports économiques aura lieu le rétablissement de la propriété" (130).

La prise de contrôle, par l'administration lublinoise, des usines et entreprises laissées vacantes par le départ des Allemands s'était opérée sans difficultés : toutes les grandes entreprises polonaises avaient été saisies par ces derniers. La majeure partie de l'appareil industriel et commercial polonais d'après-guerre revenait donc à l'Etat, en totalité (monopole des alcools, tabacs, chemins de fer) ou en partie (système bancaire, mines, chimie, sidérurgie) ou encore appartenait au capital étranger, français, britannique, américain (52 % des mines et de la sidérurgie, 66 % de la construction électrique, 87 % de l'industrie pétrolière)(131).

Le principe de la nationalisation, étroitement associé, par le pouvoir, à l'exigence de reconstruction, recueille un large consensus auprès des principaux partis et seule son ampleur ou les modalités d'indemnisation font l'objet de débat. Mikolajczyk ainsi, est partisan, au sein du gouvernement, d'une nationalisation moins large - les entreprises de plus de 100 salariés seulement - que les communistes et voudrait en exclure les imprimeries et les entreprises du secteur agro-alimentaire.

Ne rencontrant pas d'opposition significative, le nouveau pouvoir n'a cependant aucune raison de temporiser : des "conseils ouvriers de production", contrôlés par le PPR, sont créés dans les usines abandonnées par l'occupant et remettent celles-ci en marche. Cet état de fait ne reçoit une base juridique que bien plus tard, avec la loi adoptée le 3 janvier 1946 par le KRN : toutes les entreprises employant plus de 50 ouvriers sont nationalisées et la loi autorise le conseil des ministres à nationaliser toute entreprise de dimension inférieure si l'intérêt de l'économie nationale le justifie. Cette clause, qui laisse le pouvoir seul juge d'un tel intérêt deviendra rapidement l'instrument de la confiscation la plus arbitraire. Le commerce extérieur et, pour des raisons

33P.G.R. : Panstwowe Gospodarstwo Rolnicze

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politiques évidentes, les imprimeries, quelle que soit leur taille, sont également nationalisés. La loi retient le principe de l'indemnisation des propriétaires non allemands dans un délai d'un an sur la base d'évaluations établies par des commissions d'experts. Celles-ci ne seront jamais réunies et seuls les capitaux étrangers seront finalement indemnisés - après de fortes pressions de la part des Etats intéressés - dans le cadre d'accords bilatéraux. On est loin, donc, de l'"administration temporaire par l'Etat" annoncée dans le "Manifeste du 22 juillet". Une loi destinée à "encourager l'initiative privée" est certes promulguée, parallèlement à la loi de nationalisation, qui prévoit que toute entreprise fondée à l'avenir conservera, quelle que soit sa dimension, un caractère privé : cette disposition est condamnée à rester purement théorique dans un contexte d'incertitude politique et de disparition des avoirs financiers privés. Une nouvelle monnaie est d'ailleurs introduite en janvier 1945 et les comptes bancaires sont gelés.

Minc, qui présente le projet de loi devant le KRN, justifie l'indemnisation du capital étranger - paradoxalement très critiquée par Mikolajczyk - par le souci d'"éviter tout prétexte de frottement avec l'Occident et permettre la normalisation des rapports économiques" (132). Un tiers environ des entreprises nationalisées seront, de la sorte, indemnisées, le plus souvent, - comme dans le cas de la France - par des livraisons de charbon étalées sur d'assez longues périodes.

Bien que freinée par les réticences des agrariens et des socialistes - qui siègent encore au gouvernement - la dynamique de la nationalisation est forte : les communistes veulent aller vite et le gouvernement nationalise nombre d'entreprises en dessous du seuil défini par la loi du 3 janvier 1946. Si bien qu'avant même la fin de l'année, 80 % des effectifs et 86 % de la production de l'industrie relèvent du secteur étatisé (133).

Du choix politique qu'est la nationalisation de l'appareil de production découle le choix technique de la planification pour l'administrer. Le plan est préparé pendant l'année 1946 : ce sera un "plan de reconstruction", triennal, couvrant les années 1947 à 1949. Les objectifs affichés sont assez généraux : le relèvement du niveau de vie, la poursuite des transformations de structure, bien qu'aucune nouvelle forme de collectivisation ne soit explicitement envisagée, le doublement de la production industrielle en l'espace de trois ans et l'aménagement des "territoires recouvrés". Ces objectifs dissimulent un choix économique qui n'apparaîtra pleinement que par la suite : celui d'une accumulation primaire de capital, d'une croissance "tirée" par l'industrie lourde.

C'est avec des sentiments mêlés que les Polonais se laissent entraîner dans cette entreprise. L'idée de reconstruction rencontre, en effet, une faveur unanime, elle justifie bien des privations, bien des compromis de la part des uns et des autres. Le

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pouvoir joue avec habileté de ce sentiment, affecte de faire prévaloir l'intérêt national sur ses inclinations idéologiques, n'hésitant pas, par exemple, à mobiliser les talents des ingénieurs, architectes et techniciens liés à l'administration d'avant-guerre. En même temps se dessine un second modèle, emprunté à l'allié soviétique et fondé sur la "discipline socialiste du travail" ou l'"émulation socialiste". Le ressort n'est plus, ici, l'enthousiasme, mais la pression, individuelle ou collective, la contrainte, voire la terreur. Peu à peu, ce modèle se substituera au premier. Cette tendance est fort bien illustrée par un épisode rapporté quarante ans après par Edward Ochab : "En 1947, on (N.d.A. : l'Union Soviétique) fit pression sur nous pour que nous extrayions davantage encore de charbon dans le cadre du plan triennal. Or ce charbon nous faisait déjà défaut pour nos propres besoins. Les mineurs travaillaient sans relâche, dimanches compris. J'étais secrétaire du PPR à Katowice, lorsqu'arriva en Haute Silésie toute une commission conduite par le vice-premier ministre (N.d.A. : Gomulka) pour prolonger la durée du travail dans la mine. Ils avaient décidé çà au Bureau Politique - je n'en étais pas membre - sans consulter qui que ce soit au comité de voïvodie, et ils étaient venus à Katowice avec la décision toute prête. Ils voulaient comptabiliser le temps de travail du mineur sans compter le temps d'accès au front de taille et de retour, ce qui dans la pratique, ajoutait une heure à la norme en vigueur, le mineur devant travailler 8 heures 30 au lieu de 7 heures 30" (134). Ochab manifesta son opposition, dit-il, à ce projet, ce qui lui valut d'être relevé de ses fonctions d'encadrement dans le Parti.

S'ils tablent sur le charbon - dont l'extraction passe de 46 à 80 millions de tonnes par an entre 1946 et 1949 (135) - pour réaliser le plan triennal, les dirigeants polonais n'hésitent pas à faire appel à l'aide extérieure et notamment à celle des Etats-Unis, puissance que par ailleurs ils vilipendent comme le symbole de l'impérialisme. Le gouvernement polonais essuie un refus pour ses demandes de crédits bilatéraux, mais bénéficie largement des subsides de l'agence des Nations-Unies pour l'aide aux réfugiés (UNRRA),dont les Etats-Unis sont le principal bailleur de fonds. Gomulka a beau protester contre l'"utilisation du ravitaillement par l'UNRRA comme une arme politique" (136), la Pologne aura tout de même reçu, en l'espace de 2 ans, 481 millions de dollars d'aide par ce canal, soit davantage que n'importe quel autre pays d'Europe centrale, et 300 000 tonnes de blé. Une partie de ces précieuses ressources est distribuée sous forme de prébendes du pouvoir à ceux qui le servent - membres du Parti Communiste et des formations alliées, fonctionnaires (137) etc. - une autre partie est simplement pillée.

Tout à sa tâche d'achever la nationalisation de l'appareil de production, le pouvoir laisse une grande liberté au commerce où, à côté du secteur privé, existe un important secteur coopératif. Cette franchise présente le double avantage d'assurer un certain approvisionnement en une période de pénurie, et de préparer une population

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mécontente de la spéculation effrénée et des prix exorbitants du marché libre à la phase suivante, la socialisation du commerce.

En 1946 donc, le pouvoir s'est assuré la maîtrise des leviers de commande de l'industrie, mais de nombreux déséquilibres continuent d'affecter l'économie. En janvier de cette même année, la production industrielle et la consommation moyenne par habitant n'atteignent guère que 62 % des niveaux de 1938. Les produits de première nécessité sont rationnés et il est fréquent que les cartes de rationnement ne soient pas honorées. Sur le marché libre, les prix sont exorbitants et un salaire mensuel moyen ne permet guère d'acheter que 3 kg de matière grasse, 5 kg de viande, 5 kg de sucre ou 20 kg de farine (138). Il n'y a pas famine, mais la faim n'est sans doute pas étrangère aux mouvements de protestation ouvrière qui agitent sporadiquement le pays et qui, plus qu'une opposition politique délibérée, reflètent le mécontentement de la population devant les difficultés du quotidien. Une vague de grèves touche ainsi, en août-septembre 1945, la ville industrielle de Lodz : elle est, comme les autres, sévèrement réprimée par les autorités. La situation ne s'améliorera qu'au deuxième semestre 1949, avec la libération des prix agricoles et l'arrêt des livraisons obligatoires à l'Etat. Le salaire réel ouvrier, même s'il demeure très inférieur aux niveaux d'avant guerre, est relevé, après de nouveaux mouvements de grève : il aura progressé de près de 30 % entre janvier et novembre 1946 (139).

3) L'intégration économique à l'Union Soviétique et le refus du "plan Marshall"

Le cadre des relations bilatérales a été défini pour 20 ans par le traité d'amitié et d'assistance mutuelle soviéto-polonais du 21 avril 1945, complété, ensuite, par toute une série d'accords techniques : accord commercial du 7 juillet 1945, accord du 16 août 1945 sur la délimitation de la frontière polono-soviétique et de partage des réparations pour les dommages de guerre allemands, nouvel accord commercial pour les années 1946-1947, signé le 12 avril 1946, accord financier et de coopération scientifique et technique le 5 mars 1947. Ce dernier procure à la Pologne un prêt de 28 millions de dollars pour acheter des équipements et du ravitaillement. Le 28 janvier 1948 est à nouveau signé un accord commercial. Le traité d'amitié et d'assistance mutuelle avec l'Union Soviétique sert de modèle à des textes analogues que signe la Pologne avec les autres "démocraties populaires" - la Yougoslavie (18 mars 1946) et la Tchécoslovaquie (10 mars 1947) (140) - formant ainsi la trame juridique de l'intégration de ce qui bientôt s'appellera le "bloc soviétique".

Moyennant quoi l'Union Soviétique s'impose comme le principal partenaire commercial de la Pologne : de plus de 90 % en 1945, sa part dans les échanges extérieurs polonais tombe certes en 1946, avec le rétablissement des voies de

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communications, à quelque 60 %. Mais elle reste de loin le premier client - à un prix très favorable - du charbon polonais avec plus de 9 millions de tonnes achetées en 1946 - à un prix dix fois inférieur aux cours mondiaux, obtenu par les Soviétiques grâce à un chantage au partage des réparations de guerre prélevées sur l'Allemagne - alors que la Suède, second client n'en acquiert que 2 millions de tonnes (141).

Dans leurs relations avec l'ouest, avec qui ils ne veulent pas rompre tout lien, les dirigeants d'Europe centrale se heurtent à la fois à la méfiance des Occidentaux et à celle de Staline. Ainsi un projet de traité d'alliance est soumis dès novembre 1945 par la Pologne à la France, avec l'approbation de Staline. La réaction de Paris est très prudente : la France entend apurer tous les contentieux financiers (expropriations...) avant de conclure un accord politique. Plusieurs accords commerciaux et financiers sont ainsi signés, mais la perspective d'un traité finira par devenir caduque avec la division de l'Europe. Vis-à-vis des Etats-Unis, seuls bailleurs de fonds d'une Europe exsangue, les sollicitations sont d'ordre financier : la Pologne adresse une demande de prêt de 500 millions de dollars à l'Eximbank américaine. Elle se heurte à une fin de non-recevoir ferme : Hilary Minc, venu à Washington, en décembre 1946, demander de nouveaux crédits pour la Pologne est éconduit par une Administration qui n'a nullement l'intention, à la veille des élections, de légitimer ainsi le pouvoir communiste. Au lendemain du scrutin, le nouveau Premier Ministre, Cyrankiewicz, revient à la charge auprès de l'ancien ambassadeur américain à Varsovie, Bliss Lane, et fait valoir qu'en refusant toute aide à son pays, les Etats-Unis le laisseraient seul face à l'Union Soviétique. Ces arguments n'émeuvent guère Washington, où l'on fait valoir que le gouvernement polonais n'est pas souverain en son pays et ne peut garantir qu'un prêt ne serait pas accaparé par les Soviétiques, qui continuent leurs prélèvements en Pologne. Aucun crédit ne pourra être accordé en l'absence d'élections libres et de pluralisme politique. Mikolajczyk tente de dissuader le Département d'Etat d'une telle intransigeance, mais en vain. La Pologne ne parviendra à réunir, tous créanciers compris, que 100 millions de dollars (142).

Mais une nouvelle chance s'offre avec le discours, le 5 juin 1947, à Harvard, du général Marshall que Truman vient de nommer à la tête de la diplomatie américaine. Il propose en effet un vaste plan de redressement économique de l'Europe grâce à l'aide américaine, plus connu sous le nom de "plan Marshall". Ce projet doit beaucoup à l'analyse d'un diplomate américain, George Kennan, qui fut longtemps en poste à Moscou et a créé, au Département d'Etat, le Policy Planning Staff : les pays d'Europe, estime-t-il, sont davantage exposés à passer sous la coupe communiste par leur fragilité économique que par leur vulnérabilité militaire.

En Pologne, en Tchécoslovaquie, où les besoins de la reconstruction sont énormes, le "plan Marshall" reçoit un accueil très favorable. Quelques jours après le

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discours du général Marshall, aussi bien Minc que Modzelewski, le nouveau ministre des Affaires Etrangères, ou Cyrankiewicz se déclarent prêts à se rendre à la conférence préparatoire qui doit s'ouvrir peu après à Paris. L'offre américaine ne s'adresse pas seulement aux pays d'Europe occidentale et centrale, mais également à l'Union Soviétique. Et Molotov se rend lui-même à la première réunion du comité préparatoire à Paris, le 27 juin 1947 : la première réaction est positive, mais, quelques jours plus tard, le 2 juillet, le Commissaire aux Affaires Etrangères, plus tartufe que jamais, fait volte-face et s'indigne : "Aujourd'hui, ils font pression sur la Pologne, pour qu'elle extraie davantage de charbon, fût-ce aux dépens de l'industrie polonaise, car certains pays européens y ont intérêt ; demain, ils demanderont que la Tchécoslovaquie accroisse sa production agricole et réduise son industrie de la construction mécanique (...) qu'adviendrait-il de leur indépendance économique et de leur souveraineté ? Comment les petits Etats pourront-ils préserver leur économie nationale?" (143) Ce revirement déconcerte les gouvernements tchécoslovaque et polonais. Le premier accepte néanmoins, tout d'abord, de se rendre à Paris. Il y renoncera quelques jours plus tard, cédant au veto explicite de Staline. Le second, au moment même où il délibère sur l'attitude à adopter, le 8 juillet, apprend par la radio de Moscou que la Pologne a refusé de participer à la conférence de Paris (144). Il ne reste plus qu'à obtempérer et dès le lendemain, 9 juillet, le gouvernement polonais remet aux puissances invitantes, la France et la Grande-Bretagne, une note dans laquelle il rejette le "plan Marshall", s'indigne du sort trop favorable réservé à l'Allemagne par ce plan et formule l'espoir que la Pologne ne serait pas privée, à l'avenir, de l'aide américaine.

A - LA RESTAURATION DES PARTIS.

1) Le Parti paysan (PSL)

Dès son retour en Pologne, fin juin 1945, Mikolajczyk, tribun remarquable, est accueilli par une vague d'enthousiasme, qui va s'amplifiant au cours de sa première tournée en province. A Cracovie, il est porté en triomphe. Ces manifestations de sympathie dépassent cependant sa personne ou son programme politique, que la plupart ignorent. Pour nombre de Polonais, Mikolajczyk est un recours, imposé par les puissances occidentales au pouvoir communiste pour garantir le retour à la démocratie et au pluralisme authentiques. L'accueil qui lui est réservé est également une marque de défiance envers le pouvoir en place, et c'est bien ainsi que celui-ci le comprend.

Fort de son succès, Mikolajczyk reprend les rênes de l'authentique Parti Paysan, le SL-Roch, qui avait, en mars 1945, renoncé à l'action clandestine. Le 12 juillet est élu un nouveau présidium : Witos, figure historique, est porté à sa tête, mais c'est Mikolajczyk qui, dans les fonctions de vice-président, exerce la réalité du pouvoir.

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Il existe maintenant deux partis paysans. L'autre, le SL dit "lublinois", qui ne compte pas moins de 200 000 membres, subit une véritable hémorragie : si la direction reste contrôlée par des "sous-marins" du Parti Communiste (PPR) comme Wladyslaw Kowalski34, la base est ébranlée et c'est par sections, voire par fédérations entières que les membres rallient le parti de Mikolajczyk et Witos. Les militants du parti qui avaient rejoint le parti "lublinois" demandent maintenant la fusion des deux formations, critiquant l'alignement de la première sur le PPR. Impuissante à contenir cette fronde, la direction du SL "lublinois" accepte le 10 juillet d'ouvrir des négociations sur la fusion avec les troupes de Mikolajczyk, avec l'intention de conserver le contrôle de la nouvelle formation. Cette intention apparaît vite irréaliste et les négociations tournent court, sans doute sur l'intervention des communistes peu soucieux d'avoir affaire à un Parti Paysan unique contrôlé par le principal ennemi politique du moment. Mikolajczyk obtient, le 22 août, la légalisation de son parti qui, pour éviter la confusion avec l'autre, prend le nom de Parti Paysan Polonais (PSL)35. A commencer par le ralliement spectaculaire du président du Comité Exécutif du SL "lublinois", Banczyk, en septembre 1945, le succès de la nouvelle formation est immédiat et la croissance des effectifs fulgurante : de 200 000 membres en novembre 1945, ils avoisineront 550 000 en janvier 1946 pour atteindre 800 000 fin mai (145). Quelque 100 000 personnes ont assisté à l'enterrement, en novembre 1945, du "commandeur" Witos. En novembre également, le PSL obtient enfin l'autorisation de publier son quotidien, Gazeta Ludowa (Gazette Populaire) qui, malgré le rationnement de papier imposé par le pouvoir, devient le journal le plus populaire du pays. Le nouveau parti tient son Ier Congrès du 19 au 21 janvier 1946 et définit son programme pour la Pologne : un statut analogue à celui de la Finlande et des liens étroits avec les démocraties occidentales, des élections libres, le respect des libertés, des réformes (réforme agraire et nationalisation de l'industrie), mais aussi le maintien du secteur privé.

L'audience du PSL dépasse de loin les zones d'influence traditionnelles du Parti Paysan et le parti est devenu, nolens volens, le pôle de rassemblement politique de l'opposition en Pologne.

2) Le Parti Socialiste(PPS).

Le Parti Socialiste d'avant-guerre (PPS) est dispersé. Si l'on met à part le PPS "lublinois" (F-PPS), une partie des cadres est à l'étranger, comme Arciszewski, à Londres, ou Puzak, emprisonné à Moscou.. En Pologne, l'armature du parti est constituée par la formation clandestine, que désigne le sigle WRN S'y ajoute un courant indépendant, dirigé par l'ancien chef des syndicats, un socialiste historique,

34 Wladyslaw Kowalski était le chef du département agricole du P.P.R. à l'époque de Nowotko. 35 PSL : Polskie Stronnictwo Ludowe

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Zygmunt Zulawski. Celui-ci parvient, non sans peine, à convaincre les dirigeants du courant WRN à renoncer à l'action clandestine et à négocier la réunification du mouvement socialiste avec le parti "lublinois". Des pourparlers sont ouverts en juin 1945 avec la direction de celui-ci (Osobka-Morawski et Szwalbe), qui aboutissent le 13 juillet à un accord : le PPS-WRN obtient 16 postes dans la direction du PPS au prix - élevé pour lui - du ralliement à la ligne politique de ce parti et du gouvernement.

Mais les communistes voient ce rapprochement d'un mauvais oeil : depuis plusieurs mois déjà, les rangs du F-PPS se sont gonflés d'"éléments" issus de l'authentique mouvement socialiste, qui critiquent de plus en plus ouvertement la ligne de la direction. Plus grave, ils parviennent à la faire diverger d'avec celle du PPR : alors que le PPR est en faveur d'une étatisation générale de l'économie, le F-PPS s'est prononcé en faveur de la coexistence d'un secteur nationalisé (industrie, communication) avec un secteur autogéré et un secteur coopératif (commerce). Gomulka est très conscient de la fragilité du F-PPS et redoute que la stratégie d'entrisme qui s'est avérée efficace à la base le soit aussi au sommet et finisse par soustraire le Parti Socialiste au contrôle des communistes. Le Bureau Politique du PPR se prononce donc le 19 juillet contre la fusion envisagée. La direction du Parti Socialiste "lublinois" refuse de ratifier l'accord conclu avec le PPS-WRN

Zulawski en tire les conséquences et fonde, le 14 octobre, son propre parti, le Parti Social-Démocrate Polonais, en invoquant les décisions des conférences de Yalta et de Potsdam. Cette initiative n'est pas du goût du pouvoir, qui fait arrêter, deux semaines plus tard, plusieurs des membres fondateurs du nouveau parti, puis avaliser ce geste par le KRN, qui décide, le 4 octobre 1945, qu'il y a désormais suffisamment de partis en Pologne pour satisfaire aux exigences de la démocratie et du pluralisme. Malgré cet affront, Zulawski renoue les négociations avec le F-PPS (Szwalbe) pour parvenir en décembre 1945 à un compromis : il estime avoir obtenu de la direction des garanties sur la place de ses partisans au sein du F-PPS et appelle les anciens membres du parti à rejoindre les rangs de celui-ci, appel qui est reçu comme une trahison par les socialistes en exil à Londres. Les promesses de Szwalbe ne sont pas tenues et Zulawski, écoeuré, quittera le parti en octobre 1946.

Entre-temps Puzak, libéré de sa prison moscovite, est, en novembre 1945, revenu en Pologne et tente une stratégie plus souple. Il décide de réactiver de façon informelle le PPS-WRN qui, quoique surveillé par la police politique (UB) agit dans une semi-clandestinité tout en continuant de faire de l'entrisme dans le Parti Socialiste "lublinois".

3) Le Parti du Travail (SP)36.

36S. P. : Stronnictwo Pracy

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Le sort de ce petit parti, fondé en 1937 et d'inspiration démocrate-chrétienne mérite une relation plus détaillée que son importance ne le justifie, car il constitue un cas d'école des méthodes employées par le pouvoir pour éliminer l'adversaire politique. Karol Popiel, dirigeant du parti avant-guerre et ancien ministre du gouvernement de Londres, revient à Varsovie le 6 juillet 1945. A Moscou, lors des "consultations" de juin, il a été décidé que le Parti du Travail serait l'un des partis autorisés à reprendre ses activités. Les Britanniques, qui ont reçu des assurances de Varsovie à cet égard, ont confirmé formellement ce point à Popiel. Le surlendemain de son arrivée, se déroule à Bydgoszcz une étrange réunion autour de Feliks Widy-Wirski et Zygmunt Felczak, respectivement voïvode de Poznan et vice-voïvode de Bydgoszcz. Anciens membres de formations apparentées au Parti du Travail, ils ont rompu avec sa branche clandestine en 1943 pour fonder un groupe dissident, animé de sympathies pro communistes. Cette initiative leur a valu, en récompense, d'être nommés à leurs hautes fonctions. Le "groupe des voïvodes" va être employé par les communistes à une opération exemplaire de neutralisation du Parti du Travail. A l'issue de leur réunion à Bydgoszcz, ils proclament leur volonté de réactiver le parti et leur "enthousiasme" après le retour de Popiel. Celui-ci a prévu de réunir un premier Congrès de son parti pour le 22 juillet. Les "voïvodes" le devancent et annoncent le Congrès du même parti pour le 16 juillet, obligeant Popiel à faire de même. Ce dernier, qui a décidé d'informer les autorités politiques de ses intentions, va de surprise en surprise. Osobka-Morawski, Premier Ministre, le reçoit et lui demande aussitôt quand le Parti du Travail fusionnerait avec le Parti Démocratique (SD), prétendant qu'une telle fusion avait été prévue lors des entretiens de Moscou, en juin. Le lendemain, Popiel est convoqué par le ministre de la Sécurité Publique, Radkiewicz, qui déclare tout ignorer du projet de Congrès, lequel est donc "illégal". Enfin, Bierut renchérit dans ce sens et fait remarquer à Popiel qu'il existe déjà un Parti du Travail, dirigé par les "voïvodes".

Ces manoeuvres d'intimidation manquent leur but et le Congrès a lieu tout de même, dans une semi-clandestinité (146), sur un mode épique - dans une usine en ruines - donnant au parti de Popiel une direction et un programme inspiré des thèses démocrates-chrétiennes d'avant-guerre. Si bien qu'il existe désormais deux partis du travail dont aucun n'est, il est vrai, formellement légalisé. Les pressions se multiplient sur Popiel. On le menace, s'il ne s'entend pas avec les "Voïvodes", de légaliser le seul parti de ces derniers. Le Parti Communiste (PPR) l'accuse de vouloir créer un "parti clérical" et, enfin, en septembre, le pouvoir qu'inquiète le risque d'une puissante coalition du SP avec le PSL de Mikolajczyk, procède aux premières arrestations de militants et de dirigeants du parti. Popiel finit par céder et signe le 14 novembre un accord politique avec les "voïvodes", qui lui assure l'égalité dans les instances dirigeantes, avec les amis de ces derniers ainsi que les fonctions de président de

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l'organisation. Dès le surlendemain, le parti, ainsi unifié sous la contrainte, est formellement légalisé. Ce sera là la dernière concession consentie par le pouvoir communiste en application des accords de Moscou de juin 1945. Popiel ne désespère pas de reprendre le contrôle de sa formation, mais tous ses efforts seront voués à l'échec.

4) Le Parti National (SN)

Formation située à droite - mais dans l'opposition - sur l'échiquier politique de la Pologne d'avant-guerre, le Parti National a participé aussi bien au gouvernement de Londres qu'à la Résistance en Pologne. Mais lorsque les Anglo-Saxons proposent à la "Commission des Trois" de Moscou de l'associer à la formation d'un gouvernement d'union, ils se heurtent au veto de Molotov. Celui-ci affirme que le Parti National ne répond pas au critère de "parti démocratique et anti-nazi" défini à Yalta. Il restera inflexible sur ce point. Mikolajczyk n'aura pas davantage de succès, en juin à Moscou. Le pouvoir de Varsovie, sollicité par les Britanniques, refuse de donner pour le S.N. les assurances - trompeuses - qu'il a données pour le Parti du Travail, assurances dont l'inconsistance a été vite démontrée il est vrai. C'est Gomulka qui répond à l'ambassadeur britannique à Moscou : une partie du S.N. s'est compromise dans la collaboration avec les Allemands (ONR et NSZ) et le reste des effectifs du parti a rejoint les formations déjà existantes en Pologne (147).

Les tentatives des anciens dirigeants du parti d'obtenir sa légalisation restent vaines : un "comité de légalisation du SN" est formé, un mémoire adressé en août à Bierut qui exerce à titre provisoire les fonctions de chef de l'Etat. Le pouvoir répond au mémoire par l'arrestation de ses signataires, condamnant le Parti National à l'action clandestine, modeste et décroissante.

5) L'opposition clandestine.

La formation du gouvernement d'union nationale laisse entière la question des dizaines de milliers (de 80 à 100 000) de soldats de l'AK et des autres formations armées qui continuent de se cacher, le plus souvent dans les forêts. La police politique (UB) aidée par le NKVD, pourchasse avec efficacité ces combattants clandestins. Le sort qui les attend (torture, déportation en URSS) les dissuade de quitter la clandestinité et ceux qui l'ont fait sont quelquefois contraints par la répression à reprendre le maquis.

Puis, peu après que le conseil national (KRN) a voté, le 22 juillet 1945, à l'occasion du premier anniversaire du "manifeste de juillet", une amnistie, le commandant en chef de ce qui reste de l'AK, le colonel Rzepecki, procède le 6 août à la dissolution du dernier organe de la Résistance, la Délégation des forces armées, et laisse les intéressés libres de bénéficier de l'amnistie. Mais celle-ci tarde à entrer en vigueur : le pouvoir a différé d'un mois la publication de l'acte d'amnistie, ce qui

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permet à la police de multiplier les arrestations. En même temps, il cherche à obtenir des dirigeants arrêtés - et obtient quelquefois - des appels à la démobilisation. Le 19 septembre, les "Bataillons Paysans" décident de mettre fin à l'action clandestine. De 30 à 40 000 hommes quitteront ainsi la clandestinité jusqu'à la fin de l'automne 1945 (148).

Pour ceux qui refusent l'offre du pouvoir, Rzepecki fonde le 2 septembre 1945 une nouvelle organisation clandestine, "Liberté et Indépendance" (WiN)37 qui recueille l'héritage de NIE. A la différence de l'AK, celle-ci se donne un objectif non plus militaire - quel pourrait-il bien être ? - mais politique : il s'agit de poursuivre dans la clandestinité l'opposition au pouvoir communiste, surtout par la propagande, la presse clandestine et un soutien discret au parti de Mikolajczyk. Le colonel Rzepecki commet toutefois l'erreur de bâtir l'organisation sur l'ancien réseau de l'AK, de plus en plus infiltré par la police politique ; lui-même est ainsi arrêté en novembre, son successeur peu de temps après, et la W.iN. sera peu à peu démantelée.

De nombreux groupes armés continuent d'opérer sur le territoire polonais, qui échappent au contrôle de l'AK, recourant à un large éventail de moyens d'action, de la propagande au terrorisme pur et simple. L'ampleur de cette résistance composite au pouvoir en place est difficile à mesurer, ce dernier ayant tendance à en exagérer les effectifs pour justifier la répression. Mais l'on peut raisonnablement l'évaluer à plusieurs centaines d'unités (149), qui s'assimilent quelquefois à des bandes armées. Ce sont ces groupes souvent extrémistes (NSZ, l'Armée Insurrectionnelle Ukrainienne, dans le sud-est) qui mèneront une guerre civile larvée avec le nouveau régime. Mais la difficulté de l'approvisionnement, l'absence de perspective acculent nombre de ces formations au pillage, à des assassinats politiques, à des actions antisémites que des actes plus justifiables, moralement, comme la libération de prisonniers politiques, ne suffisent pas à racheter. Cette dérive discrédite peu à peu la clandestinité dans une opinion publique qui aspire au calme après 6 années troublées. Le pouvoir ne ménage pas ses efforts pour faire rejaillir ce discrédit sur Mikolajczyk et son parti, en "trouvant", par exemple, des cartes du PSL sur des combattants des NSZ arrêtés (150).

B - LE POUVOIR ET L'OPPOSITION : L'EPREUVE DE FORCE. La nomination du gouvernement d'union est accueillie avec faveur par une population éprouvée par les difficultés matérielles, les migrations forcées et l'incertitude du lendemain, qui voit là l'espoir d'un retour à la normale. Mais les motifs d'insatisfaction ne s'estompent pas, bien au contraire. La situation du logement est, pour la majorité, déplorable : les salaires réels bloqués sont à un tiers environ de leur niveau d'avant-guerre, le logement catastrophique, l'approvisionnement alimentaire est

37W.i N. : Wolnosc i Niepodleglosc

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difficile (files d'attente, tickets de rationnement non honorés) alors que le pouvoir impose aux paysans d'impopulaires livraisons obligatoires. Bien qu'exprimés mois ouvertement, le mécontentement provoqué par l'arrogance de l'administration et les méthodes de la police politique toute puissante, la crainte d'une soviétisation du pays sont réels.

Aussi des grèves éclatent-elles sporadiquement, à Lodz, dans l'industrie textile, ou à Czestochowa, précédant une vague de grèves au printemps 1946 dans les principaux centres industriels du pays. A Cracovie, la ville de Pologne la plus réfractaire à l'ordre nouveau, le 3 mai 1946, jour anniversaire de la Constitution de 179138, une manifestation spontanée d'étudiants dégénère en une démonstration de soutien à Mikolajczyk et d'hostilité au gouvernement rassemblant quelque 10 000 personnes. Des événements analogues se produisent à Lodz, encore, et en Haute Silésie, à Katowice, Gliwice et Bytom. Plusieurs blessés sont relevés, les arrestations se comptent par centaines ; une dizaine de manifestants seront condamnés à des peines de cinq années de prison (151).

Le pouvoir communiste est impopulaire et le sait. Un de ses thuriféraires, le socialiste Kazimierz Rusinek, le reconnaît devant le comité exécutif de son parti le 30 octobre 1945 : "la majorité de la société est contre nous. La politique du gouvernement n'a pas soudé la société au régime". Celui-ci, pourtant, n'est pas totalement privé de soutien : sa base dépasse l'étroit groupe de communistes orthodoxes et l'inévitable cohorte d'opportunistes et de carriéristes que secrète tout pouvoir. Le régime parvient, à l'aide d'une habile propagande, à mobiliser la sensibilité de gauche, assez forte dans certains milieux : intellectuels hostiles au régime d'avant-guerre, jeunesse rurale et ouvrière qui voit là une chance de promotion sociale. Le pouvoir compte également dans les rangs de ses partisans nombre de socialistes idéalistes saisis par l'atmosphère "révolutionnaire" et "historique" du moment, et qui, au nom du réalisme, acceptent la priorité de la "lutte contre la réaction" sur la réalisation de leurs idéaux de pluralisme, de démocratie et d'autogestion.

Si le pouvoir jouit du soutien d'une partie de l'opinion, il n'en reste pas moins minoritaire et est rejeté dans des milieux comme l'Université, l'enseignement, l'Eglise, les professions libérales ou la paysannerie. Rien d'étonnant donc à ce que cette opposition diffuse se cristallise autour de la seule organisation politique d'opposition autorisée, le Parti Paysan de Mikolajczyk. Rien d'étonnant non plus à ce que le pouvoir déploie une large panoplie de moyens, tant politiques que policiers, pour la réduire.

La propagande est l'un d'eux : elle inonde le pays, véhiculée par la presse et la radio, contrôlées par le pouvoir, les brochures, les appels, les discours aux tribunes de

38 le 3 mai 1791, le Sejm adopta une constitution révolutionnaire - pour l'époque - qui instaurait une monarchie constitutionnelle

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congrès de formations politiques. La "réaction", le "fascisme" en sont toujours la cible. Ces termes désignent tour à tour, selon la campagne en cours, le Parti Paysan (PSL) de Mikolajczyk, l'Eglise, l'Université ou les puissances occidentales. Des pogroms dans le sud du pays offrent un chef d'accusation, l'antisémitisme, opportun pour discréditer, escompte-t-on, la "réaction" auprès de l'opinion occidentale. On dénonce la collusion du PSL avec le terrorisme, des effigies insultantes de Mikolajczyk, toujours vice premier ministre, sont exhibées dans les cortèges officiels du 1er mai 1946.

La propagande fait fond sur le thème, porteur, de la "reconquête des territoires de l'ouest", martelant sans relâche que seule l'alliance avec l'URSS peut garantir la permanence de cet acquis. En même temps sont dénoncés les liens du Parti Paysan de Mikolajczyk avec les puissances occidentales, qui, à partir de 1946, déclarent "ouverte la question de la frontière orientale de l'Allemagne", en d'autres termes mettent en cause la frontière sur l'Oder et la Neisse. Le pouvoir se garde bien de dévoiler son projet politique pour la Pologne : "ce sera un système spécifique", déclare Hilary Minc à Katowice en juin 1946, qui "ne s'apparentera ni au modèle de la démocratie occidentale, ni à celui de la démocratie de l'est". La Pologne peut connaître, renchérit Zambrowski devant une réunion de l'appareil du Parti, une évolution pacifique vers le socialisme, sans révolution, sans dictature du prolétariat, sans système soviétique, respectant pleinement le parlementarisme complété par l'autonomie locale, le pluripartisme et la possibilité d'existence d'une opposition"(152).

Une autre tâche de l'heure est de neutraliser l'opposition organisée. En attendant un rapport des forces plus favorable, le gouvernement repousse toujours les élections prévues à Yalta, pour lesquelles Staline a bien veillé à ce qu'aucune date ne soit fixée. La marginalisation des socialistes indépendants se poursuit : en mars 1946, Zulawski et ses partisans sont écartés de la direction du parti, que le vieux dirigeant syndical finit par quitter en octobre 1946. Quant au Parti du Travail, son président Karol Popiel est en butte à une offensive concertée de la fraction pro-communiste de sa direction et du pouvoir lui-même, qui fait arrêter une partie de l'équipe dirigeante du SP à Katowice. Popiel, plutôt que de céder à ces manoeuvres d'intimidation, décide le 18 juillet 1946 de suspendre les activités du parti. Et c'est le groupe des "voïvodes" qui tiendra le IIème Congrès de l'organisation, s'appropriant l'enseigne du parti jusqu'à sa disparition quatre ans plus tard. Seul le PSL résiste. Après avoir tenté, sans guère de succès, de provoquer des scissions en son sein, le pouvoir doit mettre en oeuvre des moyens plus énergiques. Ainsi, à partir de mai 1946, nombre de sections locales du PSL seront successivement interdites, sous l'accusation de collusion avec le terrorisme (153).

Il reste encore à éliminer des organes du pouvoir ces hommes politiques du Parti Paysan que les "consultations" de Moscou ont imposés au gouvernement de Varsovie. Le pouvoir ne peut s'attaquer directement à la personne de Mikolajczyk, dont le

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prestige, à l'intérieur comme à l'étranger, reste grand. Mais le chef du Parti Paysan et ses partisans, en minorité au gouvernement, sont pratiquement privés d'influence : tout ce qui a trait à la sécurité intérieure échappe au ministre de l'Administration publique, l'agrarien Kiernik, pour ressortir à la compétence de Radkiewicz. Et en novembre 1945 est créé un ministère des territoires recouvrés, confié à Gomulka, qui fait de près de la moitié de la surface du pays un espace hors du droit commun, véritable "Etat dans l'Etat" et laboratoire des expériences politiques du PPR. De surcroît, les ministres du Parti Paysan sont flanqués de vice-ministres communistes chargés de les neutraliser. La règle, fixée à Moscou, de l'attribution d'un tiers des postes aux agrariens est au début contournée par le partage du quota avec le Parti Paysan "lublinois", puis, au fil du temps, ignorée sans autre forme de procès. Au parlement provisoire (KRN), le PSL n'aura guère plus de 50 sièges alors qu'il lui en revient 148 aux termes de l'accord de Moscou de juin (154). Dans l'administration territoriale, le même parti ne dispose que de 2 voïvodes et d'aucun vice-voïvode. Le pouvoir procédera par ailleurs, à partir du premier semestre 1946, à l'élimination systématique des partisans du PSL dans l'administration.

Un autre bastion à investir pour le nouveau régime est celui des syndicats. Si leur direction est passée sous le contrôle du PPR, la base demeure, à l'image de la situation d'avant-guerre, sous influence socialiste, comme en témoignent les résultats des élections aux comités d'entreprise. De plus, il existe des syndicats autonomes, notamment parmi les enseignants, qui, en avril 1945, rassemblent plus de membres que la centrale officielle39. Mais moins d'un an plus tard, cette dernière a reformé les fédérations professionnelles et dépasse le million d'adhérents, auxquels elle garantit des privilèges d'approvisionnement - précieux en ces temps de pénurie. Les organisations autonomes sont peu à peu éliminées et le mot d'ordre d'"unité syndicale" préfigure le rôle de "courroie de transmission" que l'on entend assigner aux syndicats. Sur le terrain, les autorités répriment avec brutalité et efficacité les mouvements de grève qui éclatent, en 1946, dans plusieurs centres industriels (bassin minier de Silésie, Poznan, Gdansk et Szczecin) et il ne leur faudra guère plus de deux ans pour placer leurs hommes aux échelons intermédiaires de l'organisation.

Mais l'atout essentiel du PPR dans sa lutte contre l'opposition reste l'appareil policier et répressif. La censure, tout d'abord, veille à la priver des moyens de se faire entendre. Instituée de facto dès 1944, la censure agit dans un total arbitraire juridique pendant près de deux années avant de recevoir, le 5 juillet 1946, par décret, une existence légale, sous le nom anodin d'"Office de Contrôle de la Presse, des Publications et Spectacles" (GUKPPiW)40. Aidée dans sa tâche par l'étatisation rapide

39 355 OOO membres pour les organisations indépendantes, contre 116 OOO pour la C.K.Z.Z. (155). 40G.U.K.P.P.iW. : Glowny Urzad Kontroli Prasy, Przedstawien i Widowisk

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de l'imprimerie, elle exerce une particulière vigilance sur les publications du PSL. La Gazeta Ludowa que le PSL a reçu l'autorisation d'éditer à partir du 15 novembre 1945, se voit censurer en l'espace de deux ans plus de 4 000 textes, soit entre un et trois quarts de la surface rédactionnelle (156). Ayant atteint dès mars 1946 un tirage de 200 000 exemplaires, le quotidien se verra fixer un plafond de 62 500 exemplaires sous le prétexte d'un rationnement de papier. Celui-ci ne fait pas défaut, pourtant, pour les journaux, brochures de propagande, tracts et affiches des organisations officielles.

L'appareil policier n'a, quant à lui, cessé de se développer. Il est devenu plus autonome à l'égard du NKVD, mais compte toujours de nombreux conseillers soviétiques, jusqu'à l'échelon de la voïvodie. Les effectifs ont crû constamment, renforcés le 21 février 1946 par l'ORMO41, une Milice civique volontaire qui fin 1946 comptera 90 000 hommes (157), membres du PPR pour 90 % d'entre eux (158). L'arbitraire dans lequel opèrent depuis le début les "organes de sécurité" est camouflé derrière un paravent juridique et trois nouveaux textes viennent, le 16 novembre 1945, enrichir l'arsenal pénal élaboré dans la hâte par le PKWN un an plus tôt. Est ainsi créée une procédure judiciaire accélérée, conduite de facto par la Bezpieka et qui permet de prononcer, sans appel, des sentences allant jusqu'à la peine capitale pour un large éventail de "crimes" à la définition fort vague. Est également instituée une "commission spéciale de lutte contre les abus et les crimes économiques" aux pouvoirs larges et sans contrôle, dotée, notamment, du pouvoir de "condamner" - alors qu'elle n'est pas formée de magistrats - sans appel à des peines allant jusqu'à 2 ans de camp de travail. Il y aura, durant toute la période stalinienne, une centaine de ces camps ouverts en Pologne et quelque 150 000 "condamnations" par an (159). Enfin, un "décret sur les crimes particulièrement graves pendant la période de reconstruction de l'Etat" formera, sous la dénomination devenue célèbre de "Petit Code Pénal", la trame de la législation pénale polonaise jusqu'en 1969. Parmi ces "crimes particulièrement graves" figurent notamment ceux de "propagande de bouche à oreille", d'écoute de radios étrangères, et de "calomnie de l'Etat ou de la nation polonaise". Ces dispositions permettent la multiplication des arrestations et procès : de 100 à 150 000 personnes seront, selon les statistiques officielles, arrêtées pour des motifs politiques de 1945 à 1948 et sur la base du seul Code Pénal seront condamnées, pendant la même période, 23 000 personnes, dont 2 500 à la peine capitale. Dans deux tiers des cas, la peine sera exécutée (160).

Si un désir de règlement de compte avec les perdants - l'AK - n'est pas absent, les agissements du pouvoir visent surtout à créer une atmosphère de terreur pour anéantir tout esprit d'opposition et de résistance. Et lorsque l'arsenal de l'intimidation (perquisitions, gardes à vue, "conversations" avec les militants du PSL) se révèle insuffisant, le pouvoir ne dédaigne pas les méthodes de basse police. C'est ainsi que

41 O.R.M.O. : Ochotnicza Rezerwa Milicji Obywatelskiej (Réserve Bénévole de la Milice Civique)

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l'on apprendra plus tard que la Bezpieka n'était pas étrangère aux pogroms de Rzeszow (juin 1945), Cracovie (août 1945) exploités par la propagande pour discréditer la "réaction" antisémite. C'est selon toute probabilité à la Bezpieka que sont imputables également les assassinats de dirigeants régionaux du Parti Paysan comme Wiatr à Cracovie (avril 1945), Kojder (septembre 1945) ou Scibiorek à Lodz (décembre 1945)42 et de nombreux autres moins connus.

C - LA TACTIQUE DU "FRONT DEMOCRATIQUE".

L'accord de Yalta prescrivait au gouvernement d'union nationale de "procéder dans les meilleurs délais à des élections libres et sans entraves, sur la base du suffrage universel et du scrutin secret".

Mikolajczyk ne cesse de demander, dans les réunions, appels et meetings, l'organisation rapide de ces élections. Ses alliés dans l'opposition, le socialiste Zulawski et Popiel, du Parti du Travail, adoptent des positions analogues. Il s'agit en effet de révéler sans tarder le rapport des forces réel en Pologne, dont il ne fait de doute pour personne qu'il est en leur faveur. Les puissances occidentales, garantes de l'exécution des engagements de Yalta, poussent dans le même sens, mais ayant commis l'imprudence de renoncer à leur exigence de contrôle international des élections, ne disposent d'aucun levier pour obtenir du pouvoir en place à Varsovie des garanties sur la participation de tous les partis aux élections futures. Les rapports reçus de Mikolajczyk sur la menace que la présence militaire soviétique, l'arbitraire du NKVD et de la Bezpieka, font peser sur le futur scrutin sont de plus en plus alarmistes. Les Occidentaux se bornent à protester, de temps à autre, par la voie diplomatique, contre ces persécutions.

Le pouvoir est bien conscient de son impopularité dans l'opinion polonaise et réalise le danger d'élections prématurées. Des personnalités clairvoyantes comme le cardinal Sapieha créditent le PPR de 5 à 10 % des voix au maximum et personne, à la direction du PPR, n'ignore qu'accepter des élections libres reviendrait à perdre le pouvoir. Le jugement qu'envoie à Londres l'ambassadeur britannique en Pologne, Cavendish-Bentinck, n'est pas moins lucide : "il est absolument clair que MM. Bierut, Gomulka, Minc et Radkiewicz ne sont pas gens à abandonner le pouvoir sans combat. Ils peuvent bien promettre des élections libres et sans entraves, mais ils feront tout pour s'assurer des résultats qui leur permettront de se maintenir à leurs postes" (161).

Bierut et Gomulka ne peuvent violer ouvertement l'accord de Yalta et renoncer aux élections, mais ils restent libres d'en repousser la date, arguant de la "guerre

42 Le chef de l'"office de sécurité" (U.B.) de Lodz est alors Moczar, un personnage réputé pour sa cruauté et que l'on retrouvera à plusieurs reprises dans la duite de cet ouvrage.

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civile", des transferts de population ou de la priorité à la réorganisation d'un pays ravagé par la guerre. D'autant plus que le KRN s'est octroyé des compétences législatives d'un parlement, rendant moins urgente l'élection d'une nouvelle assemblée. Les communistes sont par ailleurs divisés sur la stratégie à suivre dans la consolidation de leur pouvoir. La fracture apparue, au plenum de mai 1945 du Comité Central, entre "communistes nationaux" et "moscovites" perdure. Mais pour le chef de file des premiers, Gomulka, partisan d'un large "front démocratique", ce choix procède, au-delà des exigences immédiates de la lutte pour le pouvoir, d'une vision historique propre du mouvement communiste et ouvrier. Il l'expose devant une session jointe des directions du PPR et du PPS le 12 juillet 1945 (162). Les deux partis, déclare-t-il en substance, sont les héritiers de traditions saines du mouvement ouvrier polonais. Mais ils n'ont jamais pu s'allier, le PPS d'avant-guerre étant resté dans l'orbite idéologique du "pilsudskisme" alors que le parti communiste de l'entre-deux guerres, le KPP, demeurait obéré par l'héritage "luxemburgiste". Gomulka considère que la position "luxemburgiste" sur l'indépendance et la libération nationale était erronée. Chacun des deux partis étant libéré de son fardeau idéologique, rien ne les empêche plus, désormais, de faire alliance. C'est la première fois que Gomulka exprime publiquement sa conception de l'histoire du KPP, posant implicitement le postulat du primat du caractère national du mouvement ouvrier.

Cette thèse ne fait pas l'unanimité, loin de là, dans la direction du Parti, mais la controverse n'apparaît pas au grand jour. D'une part, en effet, le souci de ne pas déchirer par des querelles intestines un parti absorbé par la conquête du pouvoir muselle l'expression des divergences. D'autre part, la situation à la tête du PPR ne peut se résumer à un antagonisme entre deux clans, faute de quoi les "moscovites", en majorité au Bureau Politique, auraient pu désavouer aussitôt Gomulka. Certains d'entre eux, au contraire, sans aller jusqu'à partager les thèses sur l'histoire du mouvement ouvrier de celui qui n'est encore que secrétaire du Comité Central, approuvent la tactique de front qui facilite la conquête "à couvert" du pouvoir. Ainsi non seulement Bierut, mais aussi des officiers d'active comme les généraux Swierczewski, Swietlik et Kosczyc - ce dernier "prêté" par l'URSS à la Pologne - dissimulent-ils leur appartenance au Comité Central du PPR. Dans ses discours, un communiste orthodoxe comme Jakub Berman se défend de vouloir imposer le modèle soviétique à la Pologne : "On vous dit : le PPR ce sont les kolkhozes, c'est la dix-septième république (de l'URSS)... ce sont des mensonges (...) Le PPR c'est le respect de l'initiative privée" (163). Ochab, secrétaire du Comité Central et ministre du "Comité de Lublin", se fait lui aussi l'avocat de la prudence : "un autre danger nous menace également", écrit-il en novembre 1945 (164), "certains camarades impatients avancent des mots d'ordre de démocratie prolétarienne, qui ne correspond encore ni au degré de conscience des

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masses, ni au rapport des forces". Enfin et surtout, la consigne de Staline à tous les partis communistes est de préserver, autant que possible, les formes parlementaires et démocratiques, de chercher des alliés dans la gauche "bourgeoise", de constituer des "fronts".

Gomulka pousse les feux et, le 28 septembre 1945, propose, devant les directions réunies du PPR et du PPS pro-gouvernemental, la formation d'un bloc électoral regroupant tous les partis associés au pouvoir. La direction du F-PPS, dominée par des alliés des communistes comme Cyrankiewicz et Rusinek, se rallie, un mois plus tard, à cette tactique, de même que les petits partis pro-communistes (SP, SL). Mais à la base et parmi les cadres de la formation socialiste, cette formule est accueillie avec réserve : l'on craint, en effet, que le parti de Mikolajczyk refuse une telle alliance et que se répète l'expérience hongroise, où le parti agrarien vient de remporter une importante victoire électorale. Chez les communistes, les thèses de Gomulka l'emportent lors du Ier Congrès du PPR (6-13 décembre 1945), où pourtant la plupart des délégués ayant droit de vote sont d'anciens militants du KPP. La résolution finale du Congrès déclare d'entrée que le PPR a "rejeté les conceptions erronées du mouvement ouvrier", et a fondé son idéologie sur la "consolidation de l'indépendance et de la sécurité de la Pologne" (165). Moyennant quoi le PPR est un "nouveau parti de la classe ouvrière" né dans la lutte contre l'occupant et ses membres sont invités à combattre les "reliquats de sectarisme", c'est-à-dire ceux qui n'approuvent pas cette définition du Parti. Quant aux intentions de celui-ci, elles restent, avec le libellé peu explicite de "démocratie populaire", entourées de mystère : les termes de marxisme comme de léninisme sont bannis de son langage. Quelques jours plus tard, Gomulka est investi de la fonction nouvellement créée de Secrétaire Général du Comité Central.

Il ne reste qu'à convaincre les agrariens de se prêter à une manoeuvre clairement conçue pour les neutraliser. Les négociations sont ouvertes avec le PSL en décembre 1945 : Mikolajczyk renvoie la question au Congrès, prévu en janvier 1946, de son parti. Mais celui-ci reste muet à ce propos et les tractations reprennent en février : le PSL est sommé de rejoindre le "bloc" s'il ne veut pas s'exposer à l'accusation de s'"allier avec les forces qui menacent les intérêts de la Pologne". Berman, le 21 février, promet au PSL une déroute électorale s'il rejette l'offre qui lui est faite. Mikolajczyk ne cède pas et sa contre-proposition du 22 février 1946 équivaut à une fin de non-recevoir : il demande 75 % des mandats et des postes de responsabilité qu'il estime correspondre à l'influence de son parti, alors que le PPR et PPS lui en proposent 25 %.

Ce refus marque une rupture dans les relations du pouvoir avec un parti qui fait toujours partie théoriquement de la coalition gouvernementale. Une campagne de propagande et de répression s'abat sur le parti agrarien et son chef. Gomulka l'accuse

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de collusion avec la "réaction" et met en cause son rôle dans le gouvernement de Londres et l'insurrection de Varsovie.

D'autre part, la tactique du "front démocratique" n'étant de toute évidence pas mûre, Berman conçoit l'idée d'un référendum. La direction du Parti Communiste (PPR) entérine le projet et décide le 21 mars 1946 que l'initiative en serait attribuée au PPS43. Trois questions seront soumises à référendum :

- Etes-vous favorable à l'abolition du Sénat ?

- Etes-vous favorable à l'adoption, dans la constitution future, du système économique introduit par la réforme agraire et la nationalisation des principales branches industrielles de l'économie, dans le respect des droits de l'initiative privée ?

- Etes-vous favorable à la permanence des frontières occidentales de l'Etat polonais sur la Baltique, sur l'Oder et la Neisse Lusacienne ?

Le choix et le libellé des questions sont adroits puisque les positions antérieures du PSL devraient conduire celui-ci, en bonne logique, à répondre oui aux trois questions et donc à offrir au pouvoir communiste une approbation générale de sa politique. Confronté au dilemme entre ce cadeau et un boycott dont il n'est nullement assuré qu'il ne tournera pas à l'avantage de ses adversaires, le PSL se prononce pour un moyen terme : bien qu'il ait plaidé, par le passé, pour l'abolition de la Chambre haute, le parti agrarien décide d'appeler à répondre non à la première question et oui aux deux autres. Il est suivi par Popiel (SP) - mais celui-ci n'a plus guère de moyens de se faire entendre - et, peu ou prou, par les milieux catholiques. La clandestinité recommande de voter non aux deux premières questions.

L'affaire est menée rondement : le gouvernement fait approuver, par le KRN, les principes et les modalités du référendum, mais les réserves formulées par le PSL sur la composition des commissions électorales, nommées et non pas élues, sont écartées, ainsi que sa revendication réitérée d'élections générales. En même temps, le pouvoir déclenche une intense campagne en faveur du "trois fois oui". Le pays est inondé d'affiches, brochures, appels et banderoles. Des milliers de meetings et réunions sont organisés. L'appareil de propagande officiel est massivement mobilisé. Le pouvoir se livre à des démonstrations de force par des déploiements de policiers, de réservistes de la Milice (ORMO) et de détachements de l'armée populaire à l'approche du référendum et pendant son déroulement.

La campagne de l'opposition est menée avec des moyens beaucoup plus modestes et de surcroît entravée par les autorités : la presse du parti agrarien est toujours soumise à censure et subit des limitations de tirage, des réunions et meetings sont interdits. Le pouvoir n'hésite pas à interdire des organisations locales du parti

43 Cette version des faits a été confirmée par le principal intéressé, Berman. Dans son interview à T. Toranska (166), celui-ci s'attribue en effet la paternité de l'idée de référendum.

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