"Kultura", boussole de la liberté, Kometa, juillet 2023

"Kultura", boussole de la liberté, Kometa, juillet 2023

A Yalta en 1945 puis à Potsdam, les Alliés occidentaux ont cédé la Pologne à la sphère d’influence soviétique contre une promesse – non tenue par Staline – d’élections libres. Amers, les Polonais émigrés à l'ouest se répartissent alors en deux courants: il y a ceux qui comptent sur une nouvelle guerre entre les Alliés et l'Union soviétique pour libérer la Pologne, et ceux qui pensent que cela doit et va venir de l’intérieur. 

Jerzy Giedroyc est de ceux-là. Né en 1906 à Minsk (sa biographie résumée est à lire ici), il est arrivé à Rome en 1945 avec l’armée Anders (dont l’épopée, du Goulag à l’Italie en passant par l’Iran et la Palestine mériterait une autre newsletter de Kometa!). Journaliste avant-guerre, il avait été séduit par le projet politique de Józef Piłsudski, le «prométhéisme», qui pensait, pour affaiblir l’URSS, s’appuyer sur les mouvements d’indépendance nationalistes des peuples incorporés de force par les bolcheviks. Il fonde ainsi Kultura, à la fois maison d’édition, institut littéraire et revue mensuelle, dont l'ambition est d’offrir une lueur d'espoir aux Polonais, mais aussi à toutes les nations derrière le rideau de fer, sur lesquelles est tombée la chape de plomb du stalinisme.


Un centre intellectuel et politique


Avec l’aide de son ami Jozef Czapski, peintre, écrivain et ancien officier de l'armée Anders miraculeusement rescapé de l'extermination des élites polonaises par le NKVD, Giedroyc installe Kultura à Maisons-Laffitte, dans la banlieue ouest de Paris, dès 1947. C’est le début d’une aventure qui changera le cours de l’histoire. Autour de Kultura se forme un véritable centre intellectuel – et politique – qui aimante toute la pensée dissidente d’Europe de l’Est comme de l’Union soviétique. 


Après avoir attiré dans les colonnes de Kultura les signatures de Camus, Malraux et Cioran, l’Institut littéraire publie la Pensée captive de Czeslaw Miłosz, futur prix Nobel de littérature en 1980, qui a trouvé refuge à Maisons-Laffitte après avoir fait défection de l’ambassade de Pologne à Paris. Giedroyc convainc Witold Gombrowicz, toujours exilé en Argentine, de revenir à la littérature (ce qui vaudra à celui qui a été qualifié de «clown métaphysique» des prix littéraires et une reconnaissance mondiale), et publie Trans-Atlantique. Interdits de publication derrière le rideau de fer, les auteurs édités par l’Institut littéraire sont certes polonais, comme Hlasko, Herbert, Kołakowski, Baumann, Mrożek ou Zagajewki, mais aussi russes, comme Akhmatova, Pasternak, Soljenitsyne, Siniavski ou Sakharov. Au catalogue figurent encore Koestler, Orwell, Malaparte ou Huxley.


Publications clandestines


Au-delà de la littérature et de la philosophie, les essais politiques de dissidents de première ligne, comme Kuron, Modzelewski ou Michnik deviennent accessibles. Cette production trouve, par mille voies et mille ruses – 1984 dissimulé sous une couverture représentant une affiche soviétique… – son chemin vers la Pologne, où elle est pourchassée par la censure et la police politique du régime mais constitue la principale ressource de publications clandestines. 

Giedroyc ouvre la palette éditoriale sur la Russie, l’Ukraine, la Lituanie ou l’Allemagne. Visionnaire, il se disait, dès le début des années 1980, convaincu de l’inéluctable éclatement de l’URSS. Bon connaisseur de la Russie, il ne croyait pas à la conversion de ce pays en une démocratie. Mais la Pologne, insistait-il, aurait alors des frontières avec trois États indépendants – l’Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie. Une perspective qu’elle devait préparer, tant la polonité de villes comme Lwow (Lviv) ou Wilno (Vilnius) était ancrée dans la psyché polonaise. Une psyché marquée aussi par des épisodes dramatiques comme les massacres en Volhynie, lors desquels des nationalistes ukrainiens ont tué entre 40’000 et 70’000 Polonais en 1943 et 1944.


Plein soutien à Kyiv


Ce faisant, Giedroyc a préparé l'intelligentsia polonaise à penser géopolitiquement, davantage qu’émotionnellement, la relation avec ces trois voisins de l'est. Cela permet aujourd’hui le plein soutien de Varsovie à Kyiv, essentiel dans la lutte contre Moscou.

En 2000, onze ans après le rétablissement de la démocratie en Pologne, paraissait le 637e et dernier numéro de Kultura, conformément au souhait de Giedroyc. Lui-même s’est éteint à 94 ans en septembre de cette année-là, sa mission accomplie. Les archives qu’abrite le siège de l’Institut littéraire à Maisons-Laffitte sont inscrites au programme «mémoire du monde» de l’UNESCO.