« Le "moment polonais", c’est maintenant », La Vie, Interview par Szymon Lucyk, 19 février 2025
Vingt ans après son adhésion à l’Union européenne, et alors que la Pologne vient d’en prendre la présidence tournante, le pays vit un moment crucial de son histoire. Son aide à l’Ukraine, ses efforts en matière de défense en font désormais le rempart de l’Europe face au danger venu de l’Est.
Pierre Buhler, ambassadeur de France à Varsovie de 2012 à 2016 et président de l’Institut français de 2017 à 2020, enseigne les relations internationales à Sciences Po Paris. Fin connaisseur de l’histoire et de la politique de l’Europe Centrale, il vient de publier un essai intitulé Pologne, histoire d’une ambition. Comprendre le moment polonais (Tallandier). Pour lui, ce pays, qui a pris en janvier la présidence tournante de l’Union européenne, et qui compte désormais comme puissance militaire au sein de l’OTAN, est devenu « la nouvelle clef de voûte de la sécurité du continent ».
Dans votre essai, vous parlez du « moment polonais », affirmant que ce pays est à un tournant de son histoire au sein de l’Europe. De quoi s’agit-il exactement ?
Il s’agit d’une transformation profonde de la Pologne. Je vois ici trois « lignes de fuite ». La première, c’est son retour plein et entier dans le giron européen. La Pologne, pays membre de l’Union européenne depuis 2004, est restée trop longtemps, à mon avis, dans une position périphérique par rapport au centre de gravité du vieux continent. La seconde consiste en un réveil des spectres du passé. Enfin, la dernière ligne de fuite est la vocation de la Pologne à devenir la nouvelle clef de voûte de la sécurité de l’Europe face à l’agressivité russe.
Vous rappelez que la Pologne – comme les pays baltes : Lituanie, Lettonie, Estonie – a depuis longtemps mis en garde les pays d’Europe de l’ouest contre la menace liée au retour de l’impérialisme russe. Alertes trop souvent ignorées, comme lors de l’intervention russe en Géorgie en août 2008.
Je me souviens, à cette époque, des paroles, à Tbilissi, du président polonais Lech Kaczyński (décédé en 2010 dans un crash aérien à Smolensk, ndlr) : « Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les États baltes et peut-être plus tard viendra le tour de mon pays, la Pologne ! » À l’époque, il avait été assez maltraité par notre président, Nicolas Sarkozy. Mais à partir de 2014, année où la Russie a fait main basse sur la Crimée ukrainienne, l’avertissement du chef d’État polonais s’est avéré prophétique. Nous connaissons la suite. Depuis le 24 février 2022, la Pologne voit sa mise en garde justifiée.
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« Sécurité Europe ! », c’est le slogan de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne. La Pologne entend jouer un rôle de leader dans la défense de l’Europe à l’ère de Poutine et Trump ?
Depuis l’invasion russe en Ukraine, la Pologne est devenue le pays le plus important de la ligne du front. Son territoire est le point de passage obligé de tous les armements occidentaux acheminés à destination de l’Ukraine. Le gouvernement polonais est en train de construire un ensemble d’ouvrages défensifs d'une longueur de 800 km, appelé « Bouclier Est », pour décourager toute attaque depuis l’axe nord-est.
Dans les pays d’Europe centrale, l’invasion russe a réveillé brutalement le spectre du retour de la guerre, de la perte d’indépendance, voire d’une nouvelle absorption. L’intellectuel polonais Jaroslaw Kuisz appelle ce syndrome « la souveraineté post-traumatique ».
Le Premier ministre polonais Donald Tusk l’a très bien dit récemment à Westerplatte, en Pologne, à l’occasion du 85e anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale : « Plus jamais de solitude » et « Plus jamais de faiblesse ».
Certains médias français parlent de la Pologne comme de la future grande puissance militaire européenne de l’OTAN. Est-ce exagéré ?
La Pologne a quasiment doublé son effort d’armement, avec 4,7 % du PIB consacré à la défense, dans le budget de cette année.
En pourcentage, le niveau des dépenses militaires polonaises est plus élevé que celui des États- Unis. En valeur absolue, il a déjà dépassé celui de l’Italie l’année dernière. C’est un saut énorme.
Récemment, les Polonais ont signé des contrats pharaoniques d’achats d’armement avec les États-Unis et la Corée du Sud. Malheureusement, pour le moment, ils préfèrent le matériel américain ou coréen au matériel européen. La Pologne a depuis des années une forme de « relation spéciale » avec Washington. Ces achats ont aussi, pour elle, une valeur de police d’assurance souscrite auprès des États-Unis.
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Un autre point à souligner : l’économie polonaise est en pleine croissance. Mais, dans le même temps, les inégalités se creusent : d’après un rapport récent, 2,5 millions des
Polonais vivent sous le seuil de l’extrême pauvreté. Et la natalité du pays reste très faible, malgré les allocations mises en place il y a une décennie et destinées à toutes les familles avec enfants.
La Pologne n’est pas encore la nouvelle puissance européenne. Son produit intérieur brut, en valeur absolue, représente un quart de PIB français et moins du cinquième de celui de l’Allemagne.
Cela dit, sur le plan économique, le rattrapage polonais est remarquable. Le taux de croissance polonais atteint 3 % du PIB. Nous voudrions bien avoir la même dynamique en France. En plus, le taux d’endettement polonais reste relativement faible, en dessous de 60 % du PIB.
D’après des chercheurs polonais que j’ai pu lire, il existe toujours un risque de tomber dans ce qu’on appelle « le piège d’un revenu intermédiaire ». Parmi les faiblesses de l’économie polonaise figurent aussi le savoir-faire et les technologies qui sont souvent importés.
Un autre maillon faible se situe au niveau de la recherche et de l’innovation. Malgré le bon niveau d’éducation, la Pologne souffre toujours de la fuite de ses cerveaux à l’étranger. Ils ne sont pas remplacés par les migrants même si un grand afflux d'Ukrainiens arrivés en Pologne après l’invasion russe a assuré des tâches importantes sur le marché du travail.
Le pays semble être uni face à la menace russe. Mais les clivages politiques très forts, entre les partisans du gouvernement libéral de Donald Tusk d’un côté, et la droite nationaliste du PiS (Droit et Justice) de l’autre, ne peuvent-ils pas affaiblir ce lien national ?
Le consensus des Polonais sur le choix de la politique d’armement est profond. Le programme du doublement des dépenses militaires a été lancé par les gouvernements du PiS, au pouvoir dans les années 2015-2023. Leur successeur, Donald Tusk (issu d’une coalition anti-PiS, ndlr) n’a jamais remis en cause cet effort.
La grande différence consiste dans le fait que Tusk est profondément européen, contrairement aux gouvernements précédents du PiS. Il maîtrise parfaitement les arcanes de Bruxelles, tout en ayant des relations étroites avec sa présidente Ursula von der Leyen et le groupe du Parti populaire européen (PPE) dont il était le président.
La Pologne d’aujourd’hui se voit rétablie dans son rôle de « rempart » de l’Europe face à une menace de l’Est. Un rôle qu’elle a maintes fois endossé au cours de son histoire, comme déjà à la fin du XVIIe siècle lorsque le roi catholique Jean III Sobieski arrêta l’armée de l’Empire ottoman à Vienne.